La Communauté négative
« Lorsque deux corps affectés, en un certain lieu, à un certain moment, par la même forme-de-vie viennent à se rencontrer, ils font l’expérience d’un pacte objectif, antérieur à toute décision. Cette expérience est l’expérience de la communauté. »
Tiqqun, « Introduction à la guerre civile », §13
Comme tout ce qui est de l’ordre du négatif, une communauté négative pourrait avoir une existence qui va au-delà de toute manifestation, pour autant que le négatif travaille le réel du dedans, comme la puissance d’Aristote est la généalogie de l’acte, ou comme l’invisible est la ressource cachée de toute visibilité.
Il y a en effet dans le champ du négatif le désir d’endurer non seulement tout ce qui est, ou un peu moins, mais aussi, et peut-être surtout, de sauver tout ce qui n’est pas encore, tout ce qui aurait pu être et qui n’a su accéder au réel, atteindre à la plénitude de la réalisation. Force diffuse, qui peut très bien s’inscrire dans la perspective messianique d’une puissance présente, qui attend le kairos de sa manifestation.
Semblable en ceci à la notion de puissance d’Aristote, la communauté négative doit être entendue de deux façons : elle est à la fois la promesse généreuse d’une communauté à venir, et l’existence en acte de cette promesse ; elle est à la fois potentielle et actuelle. Son caractère potentiel tient à son sens : une communauté est nécessairement liée à un destin ou à une promesse. Son caractère actuel relève de son maintient dans l’être, ou plus exactement de son maintien dans le sens de l’être.
L’expression de communauté négative peut être lue dans l’article premier (« Droit à la propriété ») du Traité sur différentes matières du droit civil (1781) de Robert Joseph Pothier : « La communauté négative existait à l’origine en ce sens que la terre était également ouverte à tous[1]. » C’est la Communauté remarquable du Commencement, avant les « communautés positives » qui s’y superposeront, et qui exigeront de la Terre sa conversion en terres, en propriété, en culture, en territoire. C’est une sorte de communauté sauvage[2], état duquel dépend les feræ naturæ (ces « animaux sauvages » qui en sont venus à signifier, en terme juridique, les « biens vacants » , — les plus communs étant aujourd’hui les corps célestes, le reste ayant été domestiqué, accaparé, c’est-à-dire transformé en propriété).
Ainsi la communauté négative apparaît comme une hypothèse nécessaire à la communauté positive, le fondement à partir duquel elle se déploie, s’y superpose. Il n’est donc pas étonnant que la formule revienne au sein d’une réflexion sur le communisme, qui tend théoriquement à une multiplication des feræ naturæ. Il est plus étonnant que la formule réapparaisse pour dire l’impossibilité d’une telle communauté, ou pour en dire la regrettable faillite.
L’expression de communauté négative a en effet été employée par Maurice Blanchot dans son petit livre La Communauté inavouable. Il l’appliquait alors à un projet de Georges Bataille. L’expression désigne plus précisément l’échec de Bataille à fonder une communauté, qu’il entendait sous la forme d’une société élective et secrète. Bataille parlera de « la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté ». Le modèle que Bataille a en tête est peut-être la « Société du crime » de Sade (on pense aussi à la société dont parle Thomas de Quincey dans On Murder Considered as one of the Fine Arts). En effet, la communauté qu’envisage alors Bataille est une sorte d’infra-communauté, qui vient trouer la communauté courante (qui, dans les années 30, est encore une communauté nationale de nature concentrée). Elle repose donc sur le secret, sur ce qui est l’ordre de l’occulte, du retrait et de la complicité dans l’invisible.
Vue de l’extérieur et de façon superficielle, l’activité communautaire de Bataille s’apparente à celle des avant-gardes historiques, qui ont elles aussi mené une réflexion sur la communauté, en la portant au niveau d’une pratique collective et d’un projet politique (où l’esthétique joue toujours une part importante). Bataille parle d’ailleurs plutôt de former une communauté que de composer un groupe. Il s’inscrit ainsi dans une tradition qui cherche à réduire l’esthétique à l’existentiel, une communauté d’artistes manquant à la rigueur d’une véritable communauté fondée dans l’être.
Acéphale
Bataille aura donc tenté de fonder une « société » secrète, dont Acéphale aurait été la partie occulte ou ésotérique, et le Collège de sociologie la partie publique et exotérique. Pour diverses raisons, dont celle touchant à la difficulté de fonder une communauté sans sacrifice ou de fonder une communauté sans fondement, cette tentative a échoué. Pendant la guerre, il tentera une dernière fois de créer un embryon de communauté avec le Collège socratique. C’est à cette époque, – l’époque où il fréquente Blanchot – qu’il arrive à la conclusion selon laquelle la communauté, telle qu’il la pense et à laquelle il aspire, ne peut être que négative. Il développera alors la notion de communication qui est une sorte de fenêtre rarement ouverte vers une impossible communion entre les êtres :
C’est une banalité d’affirmer, écrit-il, qu’entre les hommes existe une difficulté de communication fondamentale. Et il n’est pas mauvais de reconnaître à l’avance qu’il s’agit d’une difficulté en partie irréductible. Communiquer veut dire essayer de parvenir à l’unité et d’être à plusieurs un seul, ce qu’a réussi à signifier le mot de communion[3].
Cette impossibilité à fonder dans le visible les exigences de l’invisible, Bataille ne la réduira pas à la communauté, il en étendra les conséquences au champ de l’esthétique. Une notion comme celle de l’informe ne peut être comprise rigoureusement qu’à partir de cette impossibilité qu’a l’intelligence des formes à donner place à ce qu’elle a déjà surmonté, ou, pour dire comme Derrida, à ce qu’elle a sans cesse déjà surmonté.
Dans l’ensemble des réflexions qui ont donné lieu à la communauté négative, il y a toujours, de façon implicite ou explicite, ce qui a été justement appelé le « problème de la tête ». Dans la tentative Acéphale, on retrouve de la manière la plus appuyée cette volonté de conspiration et de destruction, de transgression et de sacré, et ces aspects doivent être rattachés à la question du mal chez Bataille, qui est une forme traditionnelle du travail du négatif[4]. Il entend rien de moins que d’entreprendre une guerre contre la raison afin de reconnaître à l’irrationnel la part qui lui revient. D’un irrationnel assimilé à l’énergie, aux impulsions, à la matière en tant que matière, avant qu’elle ne prenne forme par l’action de l’intellect, à une matière première, sauvage, déliée[5]. Irrationnel assimilé, pourrait-on dire, à l’informe puisque « acéphale » veut justement dire faire deuil de l’intellect, séparer la tête du corps en faisant tronc dans la matérialité du commun, plutôt que faire tête à part dans la forme.
L’effort de communication est une sorte de conatus, de tendance dynamique vers la communion. On pourrait parler à la façon des scolastiques d’appétit. Cette idée de communauté négative, Bataille en reprendra la logique à propos du mythe ou de dieu (en disant que l’absence de Dieu est divine, et que l’absence de mythe est aussi un mythe).
L’individu commun
La communauté ne saurait être une simple extension de la famille, comme la société ou la nation serait l’extension de la communauté. Parce qu’elle est le nom du commun, qu’elle ne transmet pas un nom propre, la communauté est primordiale, négative précisément. Elle peut éventuellement se diviser en cellules, voire en solitaires, ou s’étendre largement en société, dans l’inconnu.
Ce qui s’oppose à la communauté est bien l’individu tel qu’il se représente dans les sociétés post-industrielles du capitalisme avancé (période plus justement nommée Bas-moderne). L’idée selon laquelle il y a un individu, sur lequel pousse une famille, est une représentation rétroactive, qui vient planter au départ ce qui est le résultat d’un processus. Il n’est cependant pas étonnant que les grandes utopies modernes tendent à vouloir reconfigurer la relation de l’individu au plus petit dénominateur commun (couple ou famille), comme celle, plus molaire et moins extractive, de la communauté à l’État.
Il semble d’ailleurs que nous revenions progressivement à la conception du commun comme πόλις, à une sensibilité qui s’identifierait davantage à la cité qu’à la région, au pays, ou à toute autre forme massive d’ensemble basée sur le territoire. Dans son célèbre ouvrage Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Benveniste écrit que, dans la πόλις, « c’est le hasard, la guerre ou toute autre raison qui a ressemblé ceux qui y vivent », et en effet la communauté qui vient est souvent pensée comme étant le fruit de la guerre et du hasard.
Comme tous les termes traitant de groupement, d’organisation ou de configuration collective, la communauté oppose un dehors à un dedans, et c’est généralement en cela qu’elle est dangereuse pour les autres ou pour elle-même. La communauté trace une ligne, un segment, une frontière spirituelle sur une matérialité quelconque. Plutôt que de ligne, de frontière, de rideau ou de clôture, peut-être faudrait-il parler de porte ou de fenêtre. La communauté est comme cette habitation, qui a une porte. Mais la porte est toujours vue de l’intérieur : on entre dans la communauté comme on entre dans une habitation, comme on habite. Et on en sort généralement assez difficilement, souvent par des procédures d’expulsion, d’exclusion ou d’anathème (par défenestration). Cependant, la communauté « protège le dedans de la menace du dehors », et c’est ici qu’il faut renverser la perspective. La communauté négative n’est justement pas ce dedans protecteur. Communauté « extatique », elle est une ouverture sur l’illimité et peut-être est-elle cette ouverture même: un désir de faire commun dans un refus de toute appartenance, de faire tronc sans branches ni racines. Ouverture vers un illimité qui prend consistance dans ce que Bataille appelle la communication, dans une disposition fondamentale d’exposition, dans un hors cadre ou un hors sujet.
[1] Pothier parle à ce propos de « ceux qui ont traité de ces matières », mais la seule mention qui précède son ouvrage semble être dans le Journal de Trévoux, en 1708; Pothier fait allusion à des traités en latin comme le Spicilegium Philosophicum Collectum In Agro Thomistico d’Albert Oswald, 1697.
[2] L’expression de communauté négative réapparaît chez Wolfgang Sofsky dans son Traité de la violence (Traktat über die Gewalt, 1996) alors qu’il traite du massacre : « Le collectif est une communitas négative, une fraternité de la destruction soudée par les liens de la cruauté. »
[3] « Le collège socratique », Œuvres complètes, T. 7, Gallimard, 1973, p. 279.
[4] Sur les sociétés secrètes et la question du mal, lire Georg Simmel, Secret et sociétés secrètes, trad. Sibylle Muller, Circé, « Poche », 1996.
[5] Ici, il conviendrait de faire un petit excursus aristotélicien et dire que ce qui a été traditionnellement traduit en français comme « puissance », à partir du latin potentia, se dit en grec dunamis et prend parfois le nom d’energeia. Il conviendrait de poursuivre l’excursus avec Thomas à propos de la teneur éventuellement négative, voire diabolique, de cette matière informe.