Bibliographie

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PHILOSOPHIE

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  • Que faire de la Communauté ? Andrea Potestà (dir.) Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, n°24, 2008.

Il y a dix ans paraissait dans un numéro des Cahiers Philosophiques de Strasbourg une série d’articles qui faisait suite aux rencontres organisées par le Parlement des philosophes et les chercheurs de l’Université Marc Bloch, université où Jean-Luc Nancy a effectué presque toute sa carrière académique. Par-delà l’hommage ainsi rendu par ses collègues, c’était aussi, à travers sa pensée et celles d’autres philosophes importants, un nouveau rendez-vous qui était marqué avec le concept de communauté et donc une nouvelle bataille lancée, pour tenter de savoir ce qu’il conviendrait aujourd’hui (c’était en 2006) de faire avec celui-ci, sans lui ou « par-delà » celui-ci, comme le suggère Andrea Potestà qui a dirigé le volume.

Un long entretien entre Jean-Luc Nancy et Georges Bensoussan ouvre le recueil en posant une nouvelle fois, dans le jeu des échanges entre les deux philosophes, la question du mot, de ses déclinaisons en « cum », « entre », « en comparution », ainsi que de son rapport à la politique, au communisme, à la théologie et à l’histoire démocratique.

Le volume se clôt par un texte dans lequel Roberto Esposito approfondit sa réflexion sur les liens entre « Nihilisme et communauté », titre de cette intervention qui développe la thèse selon laquelle l’accomplissement du nihilisme est l’occasion d’une nouvelle pensée de la communauté.

Entre ces deux balises, neuf articles, divers mais tous intéressants, enquêtent pour beaucoup d’entre eux sur la question de la communauté à partir de la pensée de celui qui, ami de Nancy, refusa pourtant obstinément de valider ce concept, Jacques Derrida, mais qui développa néanmoins une pensée proche, notamment de d’hospitalité. On lira de ce point de vue la contribution de Marie-Eve Morin qui compare habilement les deux pensées à partir d’une phrase commune aux deux philosophes : «il n’y a pas d’identité, que des identifications ».

Les autres textes ouvrent des pistes très diverses, comme on pourra en juger : un article traite d’ontologie de la communauté, un autre du secret, un autre d’événement, un autre enfin de désir. Un article de Frédéric Léani aborde la question un peu trop abandonnée des philosophes, celle de la communauté du rire. La contribution, très actuelle de F. Neyrat envisage l’extension de la question de la communauté au-delà des seuls humains, dans la relation de ceux-ci avec ce qu’il appelle ses « nouveaux voisins », animaux bien sûr, « Terre » dont la modernité occidentale se souvient brutalement en face de la crise écologique, mais aussi OGM et êtres génétiquement modifiés qui apparaissent désormais partout dans l’environnement des hommes, tous rassemblés dans ce qu’il nomme de façon suggestive « collectifs asymétriques de la Terre ».

Enfin une contribution particulièrement originale, celle de Jérôme Lèbre, offre une subtile contribution à la réflexion sur le « nombre », qui fournissait —on s’en souvient— le prétexte par lequel, à l’initiative de Jean Christophe Bailly, Nancy avait été lui-même conduit, en 1983, à se pencher sur le thème de la communauté, qu’il allait baptiser « désoeuvrée ». On donne à (re)lire ce texte ici dans son intégralité (avec nos remerciements à l’auteur et à l’éditeur des Cahiers Philosophique pour leur autorisation de reproduction).

SOCIOLOGIE

  • Ivan Sainsaulieu, Monika Salzbrunn et Laurent Amiotte-Suchet (sous la direction de), Faire communauté en société, dynamique des appartenances collectives, Presses Universitaires de Rennes, 2017, 248p.

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Faire communauté en société se présente comme une somme sociologique, qui entend dresser le bilan et dessiner l’héritage du concept de communauté en Europe depuis Ferdinand Tönnies. L’examen se déploie à la fois du côté des cheminements de la pensée théorique mais tâche aussi de tirer des enseignements de la pratique à partir d’analyses concrètes d’exemples choisis.

Après un panorama des principales traditions sociologiques, le livre dessine ainsi un paysage en trois volets. Dans le premier, il est question essentiellement de l’extension de la communauté et de la nature des relations qu’elle génère en interne (entre les membres) et en externe (entre la communauté et son dehors) ; le second regroupe des exemples d’analyse de son existence dans un domaine particulier : le monde du travail ; enfin le dernier volet rassemble cette fois des exemples d’analyse qui prennent pour prisme l’ancrage territorial des communautés.

La première partie, qui est sans doute la plus ambitieuse et la plus originale, revient sur les destins divers du concept en Europe, pris entre des traditions sociologiques nationales différentes et peu connectées entre elles. On prend ainsi clairement conscience que les réflexions sociologiques en Allemagne, en France ou en Angleterre se sont développées parallèlement mais séparément, avec très peu de contact entre elles. Si l’on croise les références en fin de chaque article, l’ouvrage fournit ainsi une bibliographie très utile montrant la diversité et la richesse des travaux de la sociologie européenne.

Après ce travail de synthèse important, les trois parties suivantes, constituées d’études empiriques particulières, découpent donc l’étude du fait communautaire entre des secteurs où celui-ci se déploie de façon privilégiée (dans la diversité des communautés particulières —engagement associatif ou religieux, pratiques sexuelles particulières—, dans le cadre du travail et d’un environnement professionnel donné, enfin dans les cadres spatiaux, culturels ou territoriaux particuliers). En cela, c’est bien l’étude de la façon dont se construisent en pratique les appartenances collectives (fruit chaque fois d’une négociation d’une élaboration particulières, et non d’un donné préexistant) qui est au cœur de cet ouvrage, conformément à son titre : l’étude, sociologique, empirique, d’un faire, à l’œuvre dans la société et détaché des théorisations et mises perspectives intellectuelles. Ce que cet ouvrage montre bien alors c’est la difficulté à opérer la jonction entre théories et pratiques de la communauté, pour ceux qui la vive de l’intérieur et « naturellement » comme pour ceux qui l’observent et cherchent à en rendre compte : « La « communauté », issue de la description empirique d’une variété de processus sociaux, est en permanence bousculée par la « communauté » comme idéal et prescription normative ».

Une intéressante préface de Monique Hirschhorn liste opportunément en ouverture de l’ouvrage les principaux écueils qui rendent malaisée l’utilisation du concept de communauté aujourd’hui, en développant les quatre maux cardinaux, presque des péchés, dont il souffrirait indéfectiblement : sa polysémie, l’idéologisation qu’il induit inévitablement, la naturalisation dont fait l’objet, finalement l’obsolescence qui le frapperait pour penser le social au XXIe siècle. Malgré tout, chacun des articles du livre montre aisément l’intérêt qu’ont les sciences sociales à continuer de s’interroger sur ce que les hommes cherchent à vivre ou à nommer derrière ce mot et ce qu’ils lui font correspondre dans le réel. C’est le sens du constat qui donne son titre à la postface de Jean-Claude Willaime : la communauté est bel et bien « une utopie qui travaille toujours le lien social ».

LITTERATURE

  • QuignardPascal Quignard

Sur l’idée d’une communauté de solitaires, Paris, Arléa, 2015

Pascal Quignard offre une nouvelle méditation tout à la fois élégante et savante, absolument inclassable, à l’unisson de cette prose analytique et poétique dont il a le secret. Née d’une conférence initialement accompagnée de musique baroque, le sujet de celle-ci en est le mystère sublime qu’a incarné en son temps la retraite de Port-Royal des Champs. Avant d’être mise à bas par Louis XIV qui, jaloux de cette ombre à son pouvoir, voulut qu’il n’en restât pas une seule pierre, elle fut le refuge de nombreux « solitaires » qui fuirent le monde pour vivre en ermites dans la proximité immédiate de l’abbaye et de la forêt qui l’environne.

Au coeur de ce petit livre, donc, le renoncement au monde, au bruit, au tumulte des autres.

Le propre de Port-Royal, pour moi c’est l’invention passionnante —même si elle est difficilement concevable pour l’esprit —d’une communauté de solitaires.

Le fait que tant d’hommes choisissent ainsi la réclusion et le retour à une vie « sauvage », au moment de Port-Royal comme finalement à toutes les époques et dans toutes les civilisations, chrétiennes ou non, fait de ce mouvement vers la solitude absolue une étrange entreprise commune, un mouvement commun. Cette volonté de retrait, que l’auteur traque en lui-même mais aussi de Jacqueline Pascal et Rancé, jusqu’à Marie-Madeleine, Abélard à Tch’ao Fou, il la rapproche ensuite de la communauté des lecteurs, profondément isolés dans leur ouvrage, ensevelis dans ce tombeau de papier et pourtant en communication souterraine et solitaire avec la voix muette dont ils suivent les mots imprimés.

Le fond de ce que j’écris est un unique étonnement. Il est étonnant qu’à l’intérieur de tous les groupements humains existe depuis toujours un désir de fuir qu’aucun groupe n’assume. Ce mystère a passionné mes jours dès la plus petite enfance.

Au sein même du mouvement d’association des êtres, de focalisation des foyers, de culte des morts, d’architecture quadrangulaire des portes et des temples, de fétichisation du site, de dialogue de tout avec tout dans la langue parlée commune, il y a une trouée. Une soupape. Un trou. Une fissure qui rapelle la fossa elle-même où la naissance engage les visages. (…)

Cette belle exploration est elle aussi une trouée dans le mystère du besoin de communauté des hommes, suggérant que ce besoin s’exprime également dans la fuite de la proximité des autres hommes, dans une solitude qui est une communion à distance avec d’autres hommes, bêtes ou dieux.

Le référent chez les hommes n’est pas le groupe. Dans la nuit où l’on s’apprête à sombrer on est seul quand on rêve. C’est de là que vient la solitude référente dans l’espèce humaine.

Prononcé en public deux fois, à l’hôtel de Massa et dans la cathédrale de Coutances, le très court texte qui ouvre le livre impose désormais de faire effort pour entendre, entre les chapitres et dans les silences, résonner les sons de l’orgue et du clavecin. A cette première partie, la conférence proprement dite intitulée « Les ruines de Port-Royal », s’ajoute une intéressante extension et prolongation vers le présent et la vie personnelle (et même intime) de l’auteur lui-même, qui s’intitule « Compléments aux ruines ».

De son passage par le lycée du Havre, ville martyre de la seconde guerre mondiale, au hameau de Chooz, autre havre de l’enfance, où se logeait dans une boucle de la Meuse la retraite familiale, aujourd’hui défiguré par l’implantation d’une centrale nucléaire, Quignard promène son lecteur sur les traces disparues d’une formation intellectuelle et sensible qui se nourrit très tôt du silence, de la musique et de la lecture.

Si elle est éminemment suggestive, cette méditation poétique vaut moins par les réponses qu’elle n’apporte pas que par les liens sensibles qu’elle tisse entre les existences parallèles de ces « renonçants » de toutes époques, par qui l’on comprend que se joue une dimension essentielle de l’aventure spirituelle de l’humanité.

PHILOSOPHIE

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Entrer une légende

  • Tristan Garcia

Nous, Paris, Grasset, 2016

La constitution américaine commence par affirmer « Nous, peuple des Etats-Unis… ». Quant à la République française, si elle a « longtemps prétendu être ce nous, supérieur à tous les principes de subdivisions en race, en genre ou en classe », Tristan Garcia remarque que « dans ses Constitutions successives, la République française n’a jamais dit « nous ». Elle parle à la troisième personne du « Peuple français », des « Français » et de « ses représentants » » (p. 26). C’est entre autres pour élucider les raisons de cette bizarrerie que Tristan Garcia, à la fois romancier et philosophe —mais qui livre ici un travail purement spéculatif— a fait paraître en 2016 un essai ambitieux sur la question épineuse des identités collectives, intitulé sobrement Nous (éditions Grasset, collection « figures »).

Construit avec la prudence et la rigueur philosophique nécessaires pour déminer un sujet forcément compliqué par les affects et l’idéologie, Garcia réussit à proposer un modèle convaincant pour expliquer la formation des identités contemporaines et la crise qu’elles traverseraient aujourd’hui. Adoptant une posture scientifique qui se veut objective pour décrire la réalité du jeu des identités contemporaines, son point de vue neutre et dégagé lui permet d’avancer progressivement et méthodiquement, à travers l’analyse d’une foule d’exemples divers, vers une modélisation sensée mettre au jour un système caché de formation des identités, notamment concurrentes.

« Nous » contre « nous »

Fort du constat d’une guerre de « nous contre nous » qui sévirait aujourd’hui, le philosophe cherche en définitive à rendre compte du processus qui a conduit à l’exacerbation contemporaine des particularismes au sein d’un mouvement historique qui a pourtant fait éclater tous les socles des pensées de la différence. Deux grandes parties se répondent ainsi dans le livre. A l’issue de la première, l’identité est définie comme un calque ou une série de calques placés sur la réalité qui opèrent tout à la fois un découpage et un détourage [1] des catégories identitaires auxquelles nous nous référons, aussi bien pour parler de l’humanité dans son ensemble que pour désigner le particularisme du micro-groupe le plus restreint auquel l’on puisse s’identifier (à la limite : le couple). Puis l’auteur reconstitue le processus historique et intellectuel de destruction du « fond » ou fondement des identités (race ou ethnie, sexe, âge ou sexualité par exemple) qui ruine les prétentions de ce « nous », dans un mouvement qui se confond avec la modernité. Car…

« Être moderne, c’est continuer de penser le processus par lequel les catégories classificatoires sont éfondées, et ne correspondent jamais qu’à nos représentations.  » p. 155.

A l’issue de ce mouvement intellectuel rigoureux, il ne lui reste plus qu’ à s’efforcer de reconstruire le système dynamique par lequel ces identités « fausses », ou que l’on pourrait nommer opportunistes, jouent néanmoins un rôle organisateur du social (à travers la domination notamment) et continuent à découper celui-ci.

Un des points les plus convaincants de ce livre est de ce point de vue l’insistance sur la dimension stratégique des identités contemporaines dans un moment de la pensée où celles-ci ne sont donc plus fondées ni en raison ni en logique ni en science.

« Nous voici parvenus à un moment hésitant de l’histoire de nos catégories où nous nous trouvons moins préoccupés par la vérité de nos catégories de découpage du vivant et du monde social que par l’usage stratégique de leur dépouille théorique », écrit-il p. 160.

D’où l’usage nouveau que nous sommes amenés à faire de catégories comme le sexe, la race ou l’homme même, car nous savons pertinemment désormais qu’il n’existe pas de telle chose que le principe masculin, blanc ou humain qui permettraient d’en isoler une quelconque réalité mais qu’il existe uniquement des processus au sein de continuités (comme l’espèce humaine est en réalité reliée aux autres espèces et se déborde vers autre chose qu’elle, sans commencement ni limite). D’où la dimension fortement politique de toute identité, qu’elle tende à embrasser large ou au contraire très étroit, identité qui devient proprement affirmation identitaire dans un jeu de concurrence des « nous ». Car il n’y aurait en définitive que des intensités différentes pour distinguer les uns des autres des cercles qui globalement se superposent et s’opposent selon une dynamique permanente.

Intensité vs extension

Ce à quoi aboutit la démonstration de Tristan Garcia est à mettre en lumière le paradoxe contenu dans l’évidence selon laquelle toute identité accroît son intensité à mesure qu’elle perd en extension, et à l’inverse toute extension d’un « nous » se condamne à voir perdre en intensité les liens qui le fondent. D’où la conclusion toute philosophique à défaut semble-t-il de pouvoir être « politique » —car Garcia refuse jusqu’au bout d’aborder politiquement son sujet— selon laquelle il conviendrait d’être conscient que nos identités sont toujours « nécessairement contraintes, errantes et historiques, [qu’elles] négocient sans cesse, en faisant de la politique, leur intensité et leur extension » (p. 219). Il reconnaît pleinement cependant que cette « négociation » a pris aujourd’hui la forme d’une guerre pour la domination, « généralisation entre nous tous du sentiment d’asymétrie » (256), sans délivrance possible, c’est-à-dire sans victoire —ni défaite— possible.

Il n’y voit cependant que le propre d’un simple moment historique, appelé à être contre-balancé dans le futur par un mouvement inverse, et ainsi de suite sans fin possible. En attendant, le monde continue donc de s’écouler. Cette conclusion, même si elle s’en défend, est une sorte d’invitation à un stoïcisme intelligent, comme si, impuissants mais lucides, nous ne pouvions au mieux que regarder depuis une sagesse prudente et améliorée le mouvement de balancier inéluctable du monde. Mais c’est là, au fond, une forme de laisser-faire ou pire de cynisme doux que l’on peut vivement contester, en bref une conclusion en laquelle nous ne nous reconnaissons pas.

De fait, l’analyse de Tristan Garcia a le grand mérite de produire un modèle à la fois rigoureux et relativement simple de l’identité, qui peut difficilement être contesté car il rend compte de son fonctionnement concret dans son développement historique jusqu’à aujourd’hui. Mais la dimension mécanique du modèle fait, selon nous, manquer au philosophe ce que justement le sujet a de profondément étranger à la pure logique et à la pure stratégie. La conception des identités que ce modèle fait émerger est une conception qui n’est pas nourrie par ce qui fait précisément l’intensité des identités, les embrasements, les révoltes, les extases. Si bien que la neutralité scientifique apparaît ici comme un précaution qui au lieu d’être sage empêche en réalité de saisir la spécificité des relations identitaires, la spécificité de ce qui, à un moment, fait justement dire « nous » à un groupe d’hommes et de femmes. Il y a là un tout autre champ d’investigation qui a par exemple été celui que nous avons essayé d’aborder dans notre propre ouvrage, pareillement intitulé Nous ?, mais qui portait sur l’aspiration, soit le désir, de faire communauté[2]. Gageons qu’à la différence des identités et des « nous » décrits ici, les deux approches gagnent à se compléter et pourraient profiter l’une de l’autre.

Pour citer cet article : « R. Astruc, Système de Nous, selon Tristan Garcia , CCC, 7 septembre 2017 [en ligne].

[1] La distinction, p71-73, est particulièrement intéressante et conduit à poser ce qui sera identifié plus loin dans le livre comme le paradoxe de toute identité.

[2] Rémi Astruc, Nous ? L’aspiration à la Communauté et les arts, Versailles, RKI Press, 2016.

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  • Judith Butler

Rassemblement, Paris, Fayard, 2016 (Notes Towards a Performative Theory of Assembly)

Fin 2016, Fayard publiait sous ce titre la traduction française des Notes Toward a Performative Theory of Assembly de Judith ButlerCe livre est en fait la compilation en plusieurs chapitres de conférences et d’articles récents de la philosophe américaine, plus connue comme spécialiste des questions de sexe et de genre et théoricienne du queer (Trouble dans le genre 2005,Défaire le genre 2012) mais qui s’est aussi beaucoup attachée plus généralement à déterminer « ce que peuvent les corps ensemble », associant interrogations sur la précarité et la vulnérabilité à une réflexion politique et militante sur l’encapacitation(empowerment) et capacité d’agir(agency) des subalternes.

A l’origine de ce livre le fait que, comme d’autres observateurs, Judith Butler s’est sentie tenue de penser (et si possible penser ensemble) les grands mouvements de protestation (printemps arabe, mouvement des places, indignados, Occupy…, Black Lives Matter, etc.) qui ont poussé ces dernières années des populations des Etats dans la rue (Tunisie, Turquie, Egypte, Etats-Unis, Espagne, Grèce, Québec et France notamment). Mouvements qui les ont conduit à investir l’espace public, les ont de fait rassemblés, pour des manifestations, des occupations et parfois des révolutions. Et elle le fait d’une manière particulière, avec une attention qui lui est propre, en insistant notamment sur la mise en jeu concrète des corps, leur exposition (à la rue, aux coups, au froid, etc.) et en réfléchissant aux significations de cette exposition/affirmation de leur vulnérabilité.

Que disent tous ces événements, peut-on les penser ensemble et surtout sont-ils, malgré leur diversité (grèves, manifestations, occupations, révolutions…), d’une quelconque manière liés par des éléments communs ? Oui, semble répondre la philosophe. Cette parole des corps, qui parlent et revendiquent par leur seule apparition commune dans l’espace public, se comprend en ce qu’ils « performent » ainsi leur liberté d’apparaître en s’exposant (à la brutalité policière et aux violences naturelles, à l’inter-dépendance nécessaire pour cohabiter un certain temps dehors, etc.)., et en exposant en cela leur vulnérabilité.  Pour Butler, cela permet de comprendre pourquoi ces mouvements vont bien au-delà des revendications parfois formulées par les leaders ou pourquoi certains mouvements n’ont pas même de revendication spécifique ou précise à formuler (on pense à Occupy ou plus récemment Nuit-debout), si ce n’est donc un droit à apparaître dans, et occuper, l’espace public. Ces corps « exposent ce fait qu’ils sont des corps en besoin, en solidarité et en résistance ».

La première idée qui s’impose ici, c’est qu’il est important que des corps se rassemblent et que les significations politiques mises en acte par les manifestations ne se limitent pas à celle du discours, que celui-ci soit oral ou écrit.

Loin de tout simplisme ou romantisme, car elle rappelle sans cesse, à côté des espérances légitimes suscitées par ces rassemblements, ce que des mouvements populaires spontanés peuvent avoir d’inquiétant (la foule fasciste), Butler s’interroge ainsi sur les notions de peuple, de foule et de souveraineté démocratique. Elle reprend et prolonge en particulier dans ce livre, tout en s’y opposant fortement parfois, les réflexions d’Hannah Arendt, Adorno et notamment Giorgio Agamben sur la précarité et la « vie nue ». Comment des vies jetables ou jugées négligeables (disposable), précarisées par le développement capitaliste et la privatisation croissante des systèmes d’assistance, des vies rendues ainsi sans intérêt ou sans valeur, parce qu’elles sont celles de minorités notamment sexuelles et de genre, d’exclus de la croissance, de migrants sans-papiers mis en camp, refoulés ou invisibilisés par les Etats, comment ces vies « impleurables » dit-elle, peuvent-elles récupérer par l’exposition et la dénonciation même de cette condition —soit ce qu’elle appelle une performativité— une existence, une force collective, une capacité d’action politique et même une « vivabilité » (une « alternative éthique et sociale à la responsabilisation » des précaires par le système néo-libéral) ?

Le paradoxe est évident mais ce que nous observons lorsque des personnes précaires se rassemblent, c’est une forme d’action qui revendique des conditions permettant de vivre et d’agir. (p. 25)

Elle répond ce faisant, à partir donc essentiellement d’Arendt et Lévinas, à une question essentielle qui est celle de la Communauté (comme aspiration générale) par-delà les appartenances communautaires restreintes (juif, noir, musulman, femme, etc.) : l’éthique ne peut être fondée que sur une égalité absolue du droit à la vie (et à la vie bonne). Je ne peux donc vouloir une vie bonne pour moi-même qu’à partir du moment où toute négation de la possibilité de cette vie bonne pour d’autres, aussi éloignés de moi fussent-ils (parce que je ne les connais pas, qu’ils ne me ressemblent pas et qu’à la limite je ne les aime pas), c’est-à-dire toute précarité, m’est odieuse. Ainsi apparaît ce lien troublant entre les hommes, et notamment entre tous ceux qui menacent d’être opprimés (les précarisés). L’éthique est ainsi un partage par tous de la vulnérabilité impliquée par l’existence même de cette vulnérabilité chez certains. Ce n’est pas un choix, ce n’est pas un « contrat social » mais une condition précontractuelle qui est inséparable de la condition même de l’animal humain  :

« Ce n’est pas en vertu d’un amour général pour l’humanité ou d’un pur désir de paix que nous nous efforçons de vivre ensemble. Nous vivons ensemble parce que nous n’avons pas le choix, et s’il nous arrive parfois de pester contre cette condition non choisie, nous restons tenus de nous battre pour affirmer la valeur ultime du monde social non choisi, une affirmation qui n’est pas un choix, une lutte qui se fait sentir et connaître précisément quand nous exerçons la liberté d’une manière qui est nécessairement liée à la valeur égale de toutes les vies. »

Surtout, Butler pose ce faisant dans son livre, et de manière intéressante car renouvelée, les bases de la réflexion sur la question complexe de la convergence des luttes des subalternes (particulièrement au chap. 4 « Vulnérabilité corporelle, politique coalitionnelle »). Notamment la question de ce que nous appèlerions une « communauté postcoloniale », c’est-à-dire d’une solidarité trans-communautaire par-delà les communautés minorisées et précarisés et leurs intérêts ou conditions d’existences particuliers. Sur ce point sa réflexion se révèle très précieuse.

Cependant, il peut sembler que l’attachement à une (courte) vue —ou visée— communautarienne (à l’américaine) des choses conduit Butler à trancher violemment des problématiques plus complexes au nom de la liberté —à protéger et favoriser, voire à sanctifier— « d’apparaître » : par exemple dans le cas des femmes voilées dans l’espace public français. Ce qui fait qu’elle semble passer complètement à côté de l’argument culturellement retenu en France pour s’y opposer alors même que c’est ce même droit d’apparaître qui est en jeu: apparaître voilé, c’est aussi être dans l’impossibilité d’apparaître dans l’espace public, notamment en tant que femme, ce à quoi évidemment Butler est par ailleurs très attachée. À cela, elle reste pourtant aveugle, alors que c’est évidemment un point essentiel du débat sur lequel on aimerait particulièrement l’entendre.

Si la compilation d’articles indépendants explique une certaine répétition des mêmes arguments, celle-ci n’est pas véritablement préjudiciable à la lecture, car elle permet de mieux se familiariser avec une pensée parfois complexe. Car il est évident que cette tentative de prise en compte de la corporalité dans la réflexion politique, l’exigence aujourd’hui d’examiner ce que serait une « démocratie sensible » est de la plus haute importance, et c’est la leçon sans doute première des rassemblements ici évoqués.

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  • Erik Bordeleau

Comment sauver le commun du communisme?, Montréal, Le Quartanier, 2014

Erik Bordeleau signe aux éditions Le Quartanier (Montréal) un petit essai qui pose une grande question : comment sauver le commun du communisme ? Soit comment ne pas jeter un peu trop vite le bébé de l’aspiration égalitariste avec l’eau du bain de ses sanglantes applications historiques du XXe siècle ? Examiner ce problème délicat nécessite de ramener l’utopie du vivre-ensemble au niveau de ses possibles saisies corporelles, contre l’immatérialisation à la fois opérée par le développement d’un capitalisme mondialisé des flux et par l’élaboration intellectuelle de théories communistes qui se sont révélées funestes. Au fil de quelques chapitres, il avance la notion de « commun sensible » qui doit permettre de dépasser l’effroi que suscite pour beaucoup aujourd’hui l’idée même de communisme.

Erik Bordeleau part d’un constat que l’on ne peut que partager :

« c’est qu’il est devenu très difficile de remonter le cours vivant de l’histoire et d’éprouver le caractère affirmatif et émancipatoire de la violence révolutionnaire qui a embrasé le vingtième siècle.  En ce sens une réflexion sur l’expérience communiste, et plus particulièrement sur sa dimension subjective et esthétique, est indispensable pour donner consistance à notre désir d’être en commun et mettre en évidence les impasses du régime néolibéral. »

S’ensuivent cinq chapitres qui sont comme autant de stations sur la route qui mènerait à cette réhabilitation nécessaire. Tout commence par la découverte d’une vidéaste du nom de Mélanie Gilligan, artiste canadienne basée à Londres, dont un triptyque de petites fictions permet tout à la fois de donner à ressentir et de mettre à distance l’expérience de la forme-de-vie libérale contemporaine (p. 48 et sqq). Ce qui peut ensuite sembler un détour inattendu par le monde chinois et ses créations du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui permet en fait de saisir au contraire très directement ce que peut représenter l’expérience communiste au pays de Mao. Et donc comment ne pas y sombrer corps et âme : « sauver le commun du communisme exige de plonger dans l’élément trans-individuel. C’est par là qu’on apprend à élucider les croire qui nous figurent et nous mobilisent ». Le fil rouge de l’ouvrage entier se comprend alors comme résidant dans la familiarité de l’auteur avec cette langue et cette culture chinoise où s’enracine la perspective proposée d’un sauvetage des impulsions humanistes par-delà le désastre historique. Elle permettra notamment dans le chapitre suivant d’analyser le « political pop » de l’art contemporain chinois comme thérapie collective, c’est-à-dire catharsis salutaire et stratégie essentielle de résistance. Le lien est ensuite tout trouvé avec certaines formes occidentales d’engagement qui empruntent à une certaine sagesse chinoise, comme les collectifs d’écrivains Wu Ming, artistes italiens qui trouvent à se cacher et cacher leur entreprise mytho-poétique de résurrection de la possibilité communiste précisément dans l’anonymat chinois.

S ‘appuyant sur les réflexions de Badiou, Nancy, Stengers, Latour, Sloterdijk ainsi que sur des références moins connues en Europe (Brian Massumi, Boris Groys) mais surtout sur les propositions de Giorgio Agamben et du Comité invisible, Erik Bordeleau conclut dans un dernier chapitre sur le fait que :

« le commun sensible —c’est une évidence et sans doute aussi un paradoxe — se prête mal à la communication. La cause est depuis longtemps entendue : nous n’avons pas besoin de plus de communication, nous avons besoin de résister au présent (…) croire au monde constitue une opération indistinctement active et passive. Par là un certain mode d’existence est intensifié et amené à sa limite créative. Croire au monde, c’est être en effets. C’est contempler et être contracté. »

Ainsi se résout la tension qui anime comme on finit par le comprendre les réflexions de l’ensemble de ce livre, laissant entrevoir la possibilité d’un sauvetage de l’exigence du Commun contre l’abattement né aussi bien des expériences historiques du communisme comme du règne désormais planétaire d’un capitalisme débridé.

couverture Cohen

ANTHROPOLOGIE

  • Anthony P. Cohen

The Symbolic Construction of Community, Ellis Horwood Limited, London, 1985.

Ouvrage de synthèse d’anthropologie générale, comportant de nombreux exemples empruntés à des études ethnographiques précises. L’auteur, figure de l’anthropologie sociale anglaise puis américaine, entend faire le point sur la pensée socio-anthropologique de son temps et dépasser en particulier le structuralisme alors dominant (le premier tiers du livre est une lecture critique des théories structuralistes) qui s’intéressait uniquement aux formes et structures des groupes communautaires pour poser la question du sens et du contenu des affiliations communautaires. D’où le recours à la notion de symbolisme, à entendre ici dans un sens très —trop ?— vaste de toute production non concrète (cette extension est d’ailleurs vraiment problématique dans le sens où ces productions ont des conséquences/manifestations dans le concret – un type de vêtement par exemple). Mais l’ouvrage a le mérite de déplacer effectivement les interrogations des formes observables vers les productions mentales et leur signification pour les individus. L’intuition majeure de l’auteur est que le « symbolisme » attaché aux communautés ne repose pas sur un sens unique et fixé, mais qu’au contraire sa force vient du fait que les significations, parce que symboliques, peuvent varier pour chaque individu du groupe qui y met ce dont il a besoin d’y mettre pour vivre son appartenance :

« (…) age, life, father, purity, gender, death, doctor, are all symbols shared by those who use the same language, or participate in the same symbolic behavior through which these categories are expressed and marked. But their meanings are not shared in the same way » (14).

Le livre d’Anthony Cohen aborde essentiellement la question des communautés dans le sens d’une pluralité de groupes concurrents qui se construisent les uns contre les autres (d’où l’importance donnée dans le livre à la notion de frontières – boundaries) et à un moment où les sciences humaines occidentales avaient tendance à témérairement déclarer la fin de « la communauté » et à vouloir enterrer par conséquent cette notion contre de nombreuses évidences de son maintien dans les croyances et pratiques des hommes (l’accusant de maquiller notamment les structures réelles des antagonismes, comme la classe). Au contraire, loin de s’effacer dans la modernité, ce que l’auteur appelle le symbolisme de la communauté semble se renforcer d’autant plus à mesure que les sociétés se transforment :

« The symbolic expression of community and its boundaries increases in importance as the actual geo-social boudaries of the community are undermined, blurred or otherwise weakened » (50)

C’est cette hypothèse qui paraît toujours utile aujourd’hui pour réfléchir à l’importance contemporaine de la notion de communauté dans les sociétés en transformations rapides du présent.

  • Victor Turner

turner-5189The Ritual Process: Structure and Anti-structure, Chicago, Aldine publishing, 1969

« Liminality and Communitas »

Ethnographe de l’Afrique et du religieux (des rites de passage en particulier), Victor Turner (1920-1983) intéresse la réflexion générale sur la Communauté par l’opposition qu’il théorise entre « structure » (qui serait le mode normal d’existence des sociétés, caractérisé par des statuts fixes et clairement différenciés) et « communitas » (un état  exactement opposé, « transitionnel », où les distinctions sociales sont abolies).

It is as though there are here two major « models » for human interrelatedness, juxtaposed and alternating. The first is society as a structured, differentiated, and often hierarchical system of political-legal-economic positions with many types of evaluation, separating men in terms of « more » or « less ». The second, which emerges recognizably in the liminal period [Van Gennep’s middle phase of the 3-steps rites de passage], is a society as an unstructured or rudimentarily structured and relatively undifferentiated comitatus, community, or even communion of equal individuals who submit together to the general authority of the ritual elders.

Cette façon de comprendre le fonctionnement des groupes humains renouvelle la pensée usuelle de la communauté qui repose plutôt sur l’idée que communauté et société seraient des formes exclusives l’une de l’autre (on aurait soit l’une soit l’autre), pour inviter à penser à l’inverse leur coexistence temporelle et même leur complémentarité fonctionnelle.

Cette complémentarité des deux sphères, qui ne sauraient se réduire à l’opposition entre profane et sacré, ou politique et religieux, apparaît en particulier dans ce que les  êtres revenus à la « structure », après leur passage par les rites et la communitas, se doivent d’avoir gardé et rapporté de ce dernier « état »:  une forme d’humanité (d’humilité, de soumission, de disposition à l’égalité et à la camaraderie), dont l’expérience a été faite lors des rites de passage, soit le « sens de (ou disposition à) la communauté ».

Something of the sacredness of that transient humility and modelessness goes over, and tempers the pride of the incumbent of a higher position or office. (…) It is a matter of giving recognition to an essential and generic human bond, without which there could be no society.

Dans les sociétés africaines étudiées par Turner, le passage rituel par la communitas est en effet expérience de l’anomie et de l’anonymité, de l’absence de différenciation (de statut social et notamment de genre), de l’humilité et du silence. Cette soumission ne se fait pas à l’égard d’un supérieur, d’un prêtre, chaman ou sorcier, ou des aînés, déjà initiés, mais en réalité à l’égard de l’ensemble de la communauté qui, symboliquement, impose ces rituels à ses futurs initiés. C’est là en particulier un moyen de préparer les individus à assumer les hautes fonctions de façon responsable et pour le « bien commun », c’est-à-dire sans abuser du pouvoir qui sera le leur une fois réintégrés dans la structure sociale.

Se tournant alors vers les autres sociétés et notamment vers les sociétés occidentales modernes, Turner remarque que les grandes religions du monde ont engendré une sorte de spécialisation de l’état de communitas chez certains hommes pour lesquels cet état transitionnel est devenu permanent (les clergés et notamment les moines), comme si une institutionnalisation de l’état liminaire s’était trouvée réalisée (les bénédictins par exemple vivent selon une règle qui reprend les exigences de la communitas : voeux de silence, de pauvreté, de chasteté, etc.). Fort de ces remarques, Turner pose alors une question essentielle : qu’y a-t-il  de proprement sacré (ou, selon une autre formulation, d’inquiétant et parfois même de « scandaleux ») dans la communitas?  Peut-être rien d’autre, suggère-t-il, que le fait que son maintien est une menace à la structure sociale telle qu’elle est.

From the perspectival viewpoint of those concerned with the maintenance of « structure », all sustained manifestations of communitas must appear as dangerous and anarchical, and have to be hedged around with prescriptions, prohibitions and conditions.

Cela n’est pas sans résonner profondément avec le pouvoir paradoxal que Giorgio Agamben pressent derrière la désappartenance de ce qu’il nomme la singularité quelconque (Voir: La Communauté qui vient —théorie de la singularité quelconque), « pouvoir des faibles », de la faiblesse même, mais capable de faire trembler la structure sociale et son élite toute-puissante (de la place Tienanmen à la place Tahrir).

Turner fait encore une série de remarques essentielles sur le temps des sociétés et en particulier la dimension temporelle de la coexistence, ou dépendance fonctionnelle, entre structure et communitas. Soulignant le caractère de communitas des mouvements millénaristes, Turner remarque premièrement que ceux-ci au moment de leur apparition dépassent les clivages sociaux pour recruter sans distinction a priori dans les divers groupes qui composent la société, faisant correspondre l’impetus de la communitas, ou sa vocation, théorique ou idéale, à l’humanité toute entière. Deuxièmement, il remarque que l’éclosion temporelle de ces mouvements millénaristes s’explique par l’existence de séquences historiques qui présentent des similarités frappantes avec les périodes de liminalité des rites de passage quand des changements culturels importants affectent et transforment des groupes à l’intérieur des sociétés. Les mouvements millénaristes signalent donc la dimension de transition en cours qui affecte ces sociétés.

Enfin, la dimension « existentielle », immédiate (sans médiation), de la communauté par rapport à la structure sociale (instance à l’inverse de médiatisation des places, des rôles et des pouvoirs) se comprend encore une fois par rapport à la dimension temporelle:

Communitas is of the now; structure is rooted in the past and extends into the future through language, law and custom.

Cette compréhension du jeu entre communitas et structure permet de concevoir pourquoi la première produit plus directement l’art et le sacré que des structures politiques et légales: c’est la liminalité de ces êtres (en particulier les artistes) et de leurs pratiques (art, sacré) qui conditionne le fait qu’il s’engagent dans des relations avec les autres hommes avec un potentiel de liberté et une faculté d’invention supérieures :

In their productions we may catch glimpses of what unused evolutionary potential in mankind has not been yet externalized and fixed in structure.

Mais contre une erreur romantique qui envisagerait la communitas comme la survivance d’instincts pré-sociaux et l’expression d’une sagesse « primitive » (si ce n’est irrationnelle), Turner insiste au contraire sur « l’intelligence » et la « pleine conscience » du processus qui régit l’existence des hommes et de leurs pratiques liminaires. La communitas serait ainsi à l’inverse un produit de l’évolution et de la maturation des sociétés ; car elle-même ( la communitas) est avant tout une production culturelle, dont la fonction est d' »actualiser » sans cesse (comme on le dit d’une page web dont on  renouvelle périodiquement le contenu) le « programme » de chaque société (en particulier sa façon de comprendre et gérer nature et culture).

The notion that there is a generic bond between men, and its related sentiment of « humankindness », are not epiphenomena of some kind of herd instinct but are products of « men in their wholeness wholly attending ». Liminality, marginality, and structural inferiority are conditions in which are frequently generated myths, symbols, rituals, philosophical systems, and works of art. These cultural forms provide men with a set of templates or models which are, at one level, periodical reclassifications of reality and man’s relationship to society, nature, and culture. But they are more than classifications, since they incite men to action as well as to thought.

On le voit, le détour par l’anthropologie de Victor Turner se révèle d’une grande utilité pour compléter (et complexifier) nos conceptions de la Communauté et enrichir en particulier la pensée continentale (française et italienne) sur la question. Plus encore, le modèle réellement dynamique d’une société pensée comme complémentarité entre structure et communitas, outre qu’il permet de mieux penser la place des artistes dans la société aujourd’hui (et plus généralement la fonction anthropologique de l’art), est d’une importance déterminante pour faire sens des troubles et questionnements contemporains qui entourent l’évolution récente de nos sociétés (la désagrégation profonde de celles-ci et les aspirations à plus de communitas qui travaillent des franges de plus en plus importantes de leur population).

1540-1

PHILOSOPHIE

  • Evidenz / Mehdi Belhaj Kacem

De la Communauté virtuelle, Paris, Sens et Tonka, 2002

 Ce très petit livre, d’une trentaine de pages imprimées, est le texte d’une conférence prononcée par son auteur (alors membre du collectif Evidenz) lors du colloque « Violence et politique » en 2001 au Collège International de Philosophie. Belhaj Kacem y reprend à son tour (après Bataille, Blanchot, Lacan, Nancy, auxquels il fait en passant référence) la question générale de la communauté avec les armes de la philosophie. L’apport de cette nouvelle tentative réside essentiellement à la façon dont l’auteur, dans un geste ostentatoire, prend le contrepied des approches habituelles : il ne voit d’emblée dans la communauté que la présentation du vide intersubjectif qui y réunit des sujets. D’où s’ensuit une réflexion —évidemment bien connue par ailleurs— portant sur l’absence de substance de la communauté, qui n’est autre que le désoeuvrement retrouvé et affirmé par un autre biais.

«  La communauté est donc la méta-structure des singuliers se représentant eux-mêmes comme sujets, mais cette métastructure ne dépasse jamais son point d’appui, la présentation pure des singuliers. » (14)

Virtualité

Ce que le renversement des approches habituelles peut avoir d’intéressant tient aussi beaucoup au fait que l’auteur pose dès l’emblée la question de la communauté sous l’angle de la « virtualité » qui est ainsi associée à ce vide constitutif. Mais il semble pourtant que si la communauté de Belhaj Kacem est ce vide, c’est essentiellement parce que ce à quoi il exerce sa réflexion est d’abord la communauté envisagée comme virtuelle. Par ce point d’entrée particulier dans la réflexion, la virtualité, il est en effet conduit à théoriser de façon somme toute problématique —et tautologique— la communauté elle-même, c’est-à-dire toute communauté, comme essentiellement virtuelle (puisque saisie par sa virtualité). Il y a là un cheminement méthodologique qui est sujet à caution et limite nécessairement —selon notre point de vue— la portée des réflexions présentées. En vertu de ces principes de départ, le philosophe avance ainsi ces définitions :

« Le sujet (= singularité représentée) est l’actuel de ce que la communauté est le virtuel. » (20) (…) « La communauté : concept de l’auto-saisie en sujets des singularités qui n’ont rien en commun. » (23)

Partouze et ragot

L’autre geste « fort » de ce petit texte est la liaison de ce vide ou échec de la communauté avec la notion d’affect, produite pour caractériser cet état négatif sur le sujet :

« L’affect nomme donc l’échec de la communauté à se présenter comme à se représenter elle-même » (26-27)

L’ouvrage peut ensuite se refermer sur la brève analyse de deux « situations » réelles de communauté, produites assez bizarrement pour prouver les allégations de l’auteur sur le virtuel, mais qui se comprend à travers la réflexion sur l’affect. L’auteur ne les choisit évidemment pas par hasard mais dans un geste là encore largement exhibitionniste qui doit amuser mais aussi susciter des réserves. Partouze et ragot servent ici —et c’est assez convaincant — à signaler à nouveau l’impossibilité de la communauté à jouir, et à insister avec force sur le fait qu’on ne saurait que jouir individuellement de la communauté.

« La partouze n’a rien d’une jouissance communielle, d’une entéléchie présente de la communauté, mais tout d’un partage de la jouissance, par des singuliers laissant à la remise leurs subjectivités, leur baratin représentatif, en un lieu fait pour cela. La communauté, toujours virtuelle, n’actualise, dans la partouze, ce virtuel, que dans la jouissance d’un singulier. » (37)

On peut ne pas être d’accord avec cette conception exponentiellement négative de la communauté, mais l’exercice de pensée est intéressant, et par les exemples choisis évidemment assez amusant.

Une réflexion sur “Bibliographie

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