Billets/ Débats

Cette rubrique permettra aux chercheurs de la CCC de publier des textes plutôt courts appelant des réactions ou des réponses afin d’alimenter les échanges et les débats.  Ils pourront motiver des collaborations transversales entre des membres qui souhaiteraient croiser leurs approches, leurs objets, les méthodes, etc.

Sur le concept de « communautés intentionnelles »

Communauté « intentionnelle » vs communauté « vocationnelle ». Critique d’un concept inadéquat.

Venue du monde anglo-saxon où c’est la formule consacrée pour évoquer en particulier les formations collectives « alternatives » de type communauté néo-rurale et écovillage, l’appellation « communauté intentionnelle » tend désormais à s’imposer dans les éléments de langage des sciences sociales françaises pour évoquer là encore toutes les communautés non « héritées », et qui semblent par conséquent avoir été l’objet d’un choix conscient de la part des individus qui les composent.

Mais que recouvre exactement cette expression ? Entérinons d’abord le fait que ces formations collectives sont ainsi dénommées « communautés » parce qu’elles se distinguent des « sociétés » (ou des « nations ») plus larges au sein desquelles elles ont fait leur apparition. Elles s’en écartent d’abord par leur taille réduite (généralement de quelques dizaines à tout au plus quelques milliers de membres) et ensuite par leur objectif de tisser entre leurs membres un mode de vie de type « communautaire », c’est-à-dire des liens plus étroits, plus vivants et plus nourrissants que ce que proposent les sociétés individualistes contemporaines. Pour cette raison, elles sont généralement implantées à l’écart des villes et se rapprochent, là encore du fait de leur petite taille et de la nature des relations que cherchent à y entretenir leurs membres, de hameaux ou de petits villages. De ce fait, elles développent souvent dans le même temps un lien sensible fort au vivant et à « l’environnement », ce qui peut être d’ailleurs (mais non obligatoirement) l’un des objectifs affichés de ce type de communauté (Findhorn en Ecosse s’est bâtie sur une prise de conscience écologique, Damanhur en Italie se présente comme « éco-spirituelle » par exemple, Twin Oaks en Virginie se dit inspirée d’une expérimentation behavioriste de santé sociale et environnementale). 

Certaines de ces communautés s’engagent ainsi dans des modes de production alternatifs (permaculture, agriculture biologique) et visent par exemple l’autonomie alimentaire, ou des pratiques de développement responsable et d’habitat durable (éco-construction, gestion des ressources, énergies renouvelables, etc.), comme l’éco-village d’Itahaca, dans le nord de l’état de New York, ou la communauté de Tamera au Portugal qui envisage une régénération de la civilisation baptisée « Terra nova ». Dans leur communication d’autres mettront en revanche plutôt l’accent sur la qualité des relations entre leurs membres (horizontalité, démocratie directe, reconnaissance mutuelle, fraternité ou camaraderie), comme Auroville qui se donne pour mission explicite dans sa charte de réaliser « l’unité humaine ». D’autres, enfin, insisteront sur la dimension spirituelle qui unit les membres autour d’activités et de pratiques plus ou moins dévotionnelles (yoga, méditation et/ou enseignement d’un leader charismatique). Mais la plupart développent naturellement des modes de vie où tous ces aspects sont étroitement entremêlés: elles tendent à mettre en place des relations entre humains (la dimension communautaire) qui s’accompagnent naturellement de nouveaux modes de relation avec le vivant (sensibilité écologique) et avec le développement de la conscience, voire le rapport au « sacré » (dimension spirituelle ou religieuse). Inversement, un nouveau rapport au vivant entraine très logiquement un nouveau type de rapports entre humains, comme des transformations affectant le plan spirituel ; de même, un nouveau rapport spirituel entraîne tout aussi nécessairement un nouveau rapport au vivant comme un nouveau type de relations humaines. C’est ainsi que la dimension communautaire est généralement indissociable de la dimension spirituelle et de la dimension écologique, comme relevant d’un mode de vie dans son ensemble, dans une perspective qui peut être décrite comme « holistique ». 

Caractère problématique de l’appellation

Le concept de « communauté intentionnelle » se fonde donc en premier lieu sur l’opposition classique depuis le XIXe siècle entre communauté et société (issu de Ferdinand Tönnies). La nouveauté de l’appellation provient essentiellement à cet égard du qualificatif « intentionnelle » qui a pour effet de diviser les groupements humains de type « communauté » en deux catégories distinctes, séparant d’un côté les groupements de fait, hérités, telles la famille, la paroisse ou encore la communauté oppressante du petit village (où tout le monde sait tout sur tous), et de l’autre tous ceux qui seraient par contraste plus ou moins librement choisis. Les premiers, parce qu’on en vient à en faire partie « naturellement » et presque malgré soi, en tout cas sans intervention consciente ou volontaire des individus, sont vus comme subis et donc largement pensés dans cette opposition comme des structures autoritaires et aliénantes auxquelles le second type de communauté viendrait remédier. Idéologiquement, une telle appellation est donc loin d’être neutre puisqu’elle implique des modèles pensés comme des structures de contrôle social auxquels se voient opposés des modèles du libre choix, de l’association volontaire, ce qui relève à l’évidence d’une simplification trompeuse. 

Contre la dimension autoritaire de la communauté que l’on peut appeler « traditionnelle » (ou l’adhésion est déterminée selon la structuration traditionnelle du groupe), la notion de communauté intentionnelle fait ainsi apparaître la possibilité d’une libération du poids des communautés héritées, dont l’individu mûr et responsable aurait le pouvoir de s’affranchir par l’exercice de sa volonté et de sa responsabilité. C’est donc en vertu d’une conception très moderne de l’individu autonome, dans sa version libérale, c’est-à-dire d’un individu libre de faire des choix et de déterminer ainsi son mode de vie et son appartenance, que se comprend véritablement l’appellation de communauté intentionnelle et qu’elle prend tout son sens. La conception de la communauté « bonne » sous-jacente est bien celle d’une réunion d’individus sur le mode de l’association, du syndicat, voire du parti, soit des modes de l’association volontaire selon laquelle un « je » pourrait décider à tout moment d’abandonner ses conditions d’existence passées, c’est-à-dire éventuellement sa famille, son métier, sa ville, ses relations, pour s’installer à la campagne dans un éco-village et vivre une autre vie basée sur de tout autres prémisses. 

La notion de « communauté intentionnelle » écarte donc en elle-même et de façon très contestable toute détermination a priori des individus. Or si cette conception de fait très libérale est problématique en théorie comme en général, il se trouve de plus qu’elle ne correspond pas non plus à la réalité de ce qui fait la spécificité de ces communautés et qu’elle souhaiterait pourtant souligner. La dénomination égare en effet quant au but premier pour lequel elle est généralement mise en avant et qui est d’insister sur la force de l’adhésion (et non de l’intention) que manifestent les membres qui choisissent d’engager leur existence dans ces communautés, en comparaison du faible degré d’adhésion requis par l’existence en général en société. Mais entre intention et adhésion, il y a plus qu’une simple question de mots : c’est toute une compréhension sous-jacente de l’entrée dans ces communautés qui s’en trouve modifiée. C’est pourquoi il vaudrait mieux renoncer à une appellation aussi inadéquate et la remplacer comme nous le proposons par la notion de communauté « vocationnelle ». Expliquons-nous.

L’origine de l’intention et celle de la vocation

Le cheminement implicitement contenu dans l’expression de communautés intentionnelles rend très mal compte des raisons effectives qui font qu’un individu souhaite devenir membre d’une communauté qui n’est pas sa communauté d’origine. En effet, le concept de communauté intentionnelle suppose comme son nom l’indique, une intention de la part du futur membre de rejoindre le groupe choisi, qui n’est pas son groupe naturel. Mais une intention à proprement parler signifie un acte réfléchi, émanant de la conscience d’un individu libre, qui arbitre entre plusieurs possibilités éventuellement concurrentes pour n’en retenir qu’une seule. Une intention suppose donc « qu’après mûre réflexion », comme le veut la formule, un « je » décide en son âme et conscience d’adhérer à un parti, à un mouvement (par exemple un mouvement de lutte écologique), à une association (par exemple de défense des droits des migrants) ou, plus radicalement, dans le cas des communautés dites intentionnelles, de quitter sa société d’origine ou son groupe d’appartenance naturel pour un cadre entièrement différent. Dans ce dernier cas, que vise l’expression « communauté intentionnelle », il s’agit d’un engagement existentiel qui transforme l’ensemble des conditions d’une vie. Si intention il y a, elle repose donc sur un choix éthique radical, motivé par une connaissance nécessairement approfondie du groupe auquel l’individu s’affilie et un partage profond des valeurs de celui-ci.

Si tel est le cas, on remarquera néanmoins que la notion d’intention suppose ici un acte qui n’apparaît pas forcément très éloigné de l’acte de consommation (lequel implique un choix possible de faire ou de ne pas faire, et le fait de trancher pour ce qui apparaît comme la meilleure option). Or il se trouve que ce modèle rend très mal compte en réalité du processus d’adhésion à une communauté. De nombreux témoignages, récits et compte-rendus montrent au contraire que dans la plupart des cas, il n’y a pas véritablement intention issue d’un raisonnement clairement formulé pour les personnes qui rejoignent ces communautés dites intentionnelles. Il n’est souvent pas fait état d’options possibles, mais au contraire d’une forme de nécessité intérieure qui s’impose à l’individu. Il n’y a donc pas véritablement de « choix » conscient qui détermine dans ce cas l’engagement et c’est bien plutôt le sentiment d’être choisi, soit un sentiment d’élection qui ressort des récits. C’est ce que décrivent par exemple beaucoup de témoignages des pionniers d’Auroville, dans le livre Retournements. Les débuts d’Auroville vus de l’intérieur (coll., Auroville Press Publishers, 2013), dont le titre explicite le processus d’adhésion : celui-ci n’est généralement pas le fruit d’une intention clairement perçue, mais bien plus souvent le fait d’un « retournement » de toute intentionalité, soit l’abandon des  conditions d’un jugement individuel.

Ces témoignages font en effet état d’une sorte de détermination extérieure ou d’un enchaînement de circonstances qui semblent montrer une volonté qui n’est justement pas celle de l’individu, mais qui trouve sa source dans une dimension extérieure à lui. L’origine de la « décision » d’adhérer à la communauté ne prend donc pas naissance dans la capacité raisonnante des individus mais dans ce qui la « retourne », c’est-à-dire la désamorce. Bref, l’entrée dans la communauté est bien plutôt décrite comme le fait d’un appel, parfois répété, auquel il n’est pas répondu selon la liberté individuelle de chacun mais en termes inverses de nécessité, sous la forme d’une impulsion irrésistible ou instinctive à abandonner sa vie précédente pour adopter un autre mode de vie. C’est donc bien plutôt le principe de la vocation qui semble correctement décrire le processus à l’oeuvre (terme dont l’étymologie rapporte à la « voix », qui est donc entendue), soit d’un appel extérieur à l’individu auquel celui-ci répond. La connotation religieuse du terme n’est cependant pas à sur-investir ici (« vocation » au sens « d’entendre des voix », d’être appelé), car celui-ci s’utilise aussi tout naturellement dans le monde profane pour désigner une détermination qui semble naître en dehors du contrôle de l’individu et s’imposer à lui : par exemple dans le cas plus général de la vocation professionnelle (être appelé à devenir médecin, avocat, enseignant, charpentier plutôt que le décider consciemment en suivant une intention ou un désir). La vocation se manifeste donc en quelque sorte malgré soi.

Les communautés improprement désignées comme intentionnelles sont donc bien plutôt des communautés qui rassemblent des personnes qui, pour certaines d’entre elles en tout cas, ont l’impression d’avoir répondu à un appel qu’elle ont entendu ou ressenti. Il n’est donc pas véritablement dans leur cas question de choix, de décision, encore moins d’intention de rejoindre la communauté. Il est question au contraire de la reconnaissance d’une nécessité « intérieure », mais d’origine externe, à laquelle il est fait droit. Si cette précision dans les termes employés importe, c’est que la terminologie détermine largement la perception de ces communautés et des parcours qui y mènent, et par conséquent comment l’on peut comprendre ce qu’engage exactement le fait de les rejoindre. Remplacer l’intention par la vocation introduirait ainsi un renversement de perspective qui paraît tout sauf anecdotique. En effet, dans ce cas, c’est reconnaître que c’est en quelque sorte la communauté elle-même qui fait entendre son appel, manifeste son pouvoir d’attraction sur l’individu : elle est elle-même, pour ainsi dire, source de l’intention et à l’origine d’une l’adhésion qui ne relève pas d’une décision de l’individu. 

Ajoutons encore que la question de l’intentionnalité est d’autant plus problématique quand ces communautés, comme c’est le cas pour plusieurs d’entre elles qui ont vu le jour dans les années 70, ont atteint le seuil du renouvellement des générations et qu’une population de jeunes nés et ayant grandi dans la communauté atteint aujourd’hui l’âge adulte. Dans quelle mesure la communauté « intentionnelle » ne s’est-elle alors pas muée pour eux en communauté « traditionnelle » ? A ce moment-là, il ne fait plus du tout sens de parler d’intention. Aussi observe-t-on parfois la mise en place par la communauté (et donc loin encore une fois d’une quelconque intentionnalité de l’individu) de procédures d’adhésion pour ces jeunes adultes qui peuvent faire le choix de rester dans la communauté ou de la quitter, comme pour n’importe quelle personne extérieure qui souhaiterait rejoindre le groupe. C’est le cas justement à Auroville où le statut transitoire « d’enfant d’Auroville » prend fin à dix-huit ans et que l’affirmation du choix conscient d’être Aurovillien se pose. C’est alors bien un choix rationnel, qui ne trouve cependant pas son origine dans l’intention de l’individu mais dans la sollicitation du groupe envers le jeune de formaliser son engagement.

Conclusion

Maladroite et imprécise, la dénomination « communauté intentionnelle » gagnerait donc à être remplacée par l’expression plus adaptée de « communauté vocationnelle » qui rend mieux compte des forces qui sont observées dans ce type de formation collective. En ces matières, la précision des termes est loin d’être vaine, car réfléchir sur les mots adéquats pour désigner les formes ou expériences d’entrée dans les communautés nous invite à mieux analyser ce qui les constitue et par conséquent à mieux comprendre leurs singularités réelles.

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BILLET 2) Sur le procès « Tarnac » (et la confiscation des formes de vie par le spectacle)

« Bloquons tout », disaient-ils. Et profitons-en pour réfléchir…

 Paru sur le site médiapart, 21/03/2018

Pendant encore une dizaine de jours, on va donc s’amuser de la mascarade, des écoutes éventées et procès-verbaux trafiqués. De l’impertinence des petits agités de « l’ultra-gauche », par contraste de la gaucherie de policiers infiltrés. Et finalement de l’impasse dans laquelle se trouve un procès mal embarqué, dans lequel l’accusation se demande déjà comment sortir la tête haute. Mais en oubliant l’essentiel : de penser ce que voulait signifier le blocage.

Le spectacle du Procès

Depuis mardi 13 mars se joue au Palais de justice de Paris une drôle de comédie. Dix ans après les faits, le « groupe de Tarnac », soupçonné d’avoir endommagé des lignes SNCF, revient sur le devant d’une « scène médiatique et judiciaire » qui n’aura jamais aussi bien porté son nom. Procès ubuesque, carnavalesque (les soutiens des accusés entrent au palais en arborant des masques à l’effigie du procureur), ou théâtre de foire, entre micros tendus et caméras, c’est au choix…

Dans cette affaire qui s’enlise lentement mais sûrement depuis dix ans, tout le monde peut désormais constater qu’on s’est solidement installé dans la parodie. Le procès se double à présent de plus en plus d’un « procès du procès », car l’on manque finalement de preuves suffisamment solides pour incriminer les accusés alors que l’évidence devient de plus en plus claire qu’il y a eu manipulations et faux procès-verbaux. Parodie d’instruction, parodie de procès, bientôt peut-être parodie de justice… Cela a commencé dès lors que la qualification de « terrorisme » a été abandonnée par l’accusation en 2014. Ne reste donc que le jeu un peu vain sous sa grandiloquence de l’accusation et de la défense. Mais à quoi joue-t-on alors ? et qui a vraiment envie de jouer ?

Relatant les péripéties de ce petit théâtre judiciaire, qui en a vu d’autres —on s’en doute—, le journaliste du « Monde » Henri Seckel que l’on connaît aussi pour ses retransmissions facétieuses de matches de tennis ou de handball, souligne, le jour d’ouverture du procès (article du 13 mars), l’ambiance potache qui règne dans le prétoire et nous fait part des moments croustillants de l’audience avec son goût du comique et des bons mots. D’habitude cet enjouement apporte plutôt un certain intérêt à la retransmission sportive sans images du « Monde », mais cette fois cela ferait plutôt un peu de peine. Les médias, présents en grand nombre, sont —comme toujours— friands de ces situations, enregistrant goguenards les clowneries des uns et des autres, se délectant de la tournure comique prise par l’affrontement des parties en dépit des appels au sérieux de la présidente. Et les inculpés, fidèles au mépris qu’ils affichent (et théorisent) de cette justice pour eux au service du « système » donnent aux journalistes ce qu’il attendent. Il y a du spectacle, mais c’est en fin de compte un spectacle bien pitoyable. S’il n’y avait pas en jeu encore le risque de prison pour les prévenus, tout le monde se passerait volontiers sans doute de cette grand-guignolade.

Tourner en dérision l’accusation et l’institution judiciaire fait de toute façon partie de la stratégie du groupe d’inculpés, qui va légitimement multiplier les pitreries pour faire paraître ce procès plus grotesque encore qu’il ne l’est peut-être naturellement. Décrédibiliser une justice dont ils font peu de cas, c’est pour eux conséquent et dans l’ordre des choses. Au risque de passer pour de vulgaires adolescents agités —et désormais attardés (car ils ont dix ans de plus…)—, ce qu’ils sont d’une certaine manière naturellement devenus dès lors que l’on n’a plus vu en eux de dangereux terroristes (d’autres types de « jeunes », bien différents, ont hérité entre temps de la qualification).

Que signifiait le blocage ?

Mais voilà : que pourra bien signifier ce procès, au-delà de la comédie pathétique qui joue sur notre fascination stupide pour cette nouvelle forme de télé-réalité ? Les fers à bétons sur les lignes SNCF visaient à bloquer le trafic des biens et des personnes, à arrêter l’espace de quelques heures le déferlement des flux du monde capitaliste, à mettre en échec sa logique de mouvement permanent, son insaisissabilité par la mobilité même. Pour quoi faire ? Pour permettre à celui-ci d’arrêter un temps de courir à sa perte, et un peu, peut-être, aux hommes de réfléchir. Provoquer l’arrêt subit et momentané du système, l’asphyxie des machines, gripper les rouages pour que les hommes, rendus soudain à l’inaction forcée, puissent ouvrir les yeux sur ce monde qu’ils font, sans s’en rendre compte.

Le philosophe allemand Peter Sloterdijk a évoqué ces moments précieux d’épiphanie du réel, lorsque les masques tombent et que l’inanité de nos existences nous apparaît crûment. Lorsque par exemple l’homme pressé des mégapoles se retrouve soudain pris au piège deux ou trois heures durant d’un embouteillage monstre sur l’autoroute qui le mène à son travail et qu’il a cette prise de conscience subite : « cela ne peut pas continuer comme cela, cette vie n’en est pas une ». Il aura fallu la panne, l’arrêt des flux (transport, électricité, internet, télé…), pour sortir de sa torpeur et se regarder en face, percevoir alors tout l’absurde de son existence. Une expérience libératrice.

De la même manière, un procès est une suspension solennelle du cours habituel des existences. Un temps pour penser. Va–t-on malgré tout se laisser complètement gagner par le feuilleton tragicomique qu’on nous propose ? ou aura-t-on l’esprit, un moment seulement, de considérer les seules choses vraiment importantes dans toute cette affaire, à savoir les idées que les accusés sont soupçonnés d’avoir mises en œuvre ? L’opportunité de méditer sur ce que promet notamment L’insurrection qui vient qu’ils sont soupçonnés, et en partie accusés, d’avoir écrit ? Car la portée réflexive de ce texte comme des suivants du « Comité invisible » (A nos amis, 2014 ; Maintenant, 2016, La Fabrique éditions) dépasse largement l’anecdotique d’une action libertaire comme celle qui consiste à retarder un train.

Le procès est la peine

Héritiers de Debord, de Foucault, d’Agamben, de toute une pensée de l’émancipation dont ils reprennent les thèmes et les inquiétudes en les actualisant (la « société du spectacle », le « biopouvoir », la « communauté qui vient »), ils prolongent une pensée post-marxiste qu’ils ont considérablement dépoussiérée et renouvelée, adaptée au présent de leur génération avec un talent de plume et de pensée qui a forcé l’admiration de nos plus grands philosophes. D’ailleurs, leurs textes sont lus et commentés aujourd’hui partout à travers le monde, dans les mouvements anticapitalistes comme dans les universités, à New York, Montréal, Delhi, Prague et São Paulo. Car ne nous y trompons pas, derrière les silhouettes de ces jeunes gens se cachent sans nul doute les plus brillants esprits d’une encore très jeune nouvelle génération d’intellectuels, les artisans d’une pensée politique critique sans concession. Par leur exigence intellectuelle, ils se placent bien loin au-dessus des petits rigolos futés ou des sales gosses attardés dont ils se voient contraints de nous donner l’image aujourd’hui.

Certes, ils conspuent la démocratie, mais pas moins que tous les penseurs pourtant très respectés qui soulignent aujourd’hui que celle-ci est frelatée car complètement passée au service du marché. Qu’on partage ou non les idées radicales qui sont les leurs, on doit leur reconnaître au moins une puissance de pensée, une capacité d’analyser notre temps peu commune et qui nous est absolument nécessaire. En dix ans, leur voix s’est d’ailleurs imposée comme essentielle dans l’effort collectif pour participer à « l’intelligence stratégique du présent » (À nos amis), pour penser par-delà le bruit et la fureur du spectacle. Ce sont les Stiegler, les Rancière et les Negri de demain, des théoriciens des insuffisances de la démocratie, des aliénations de l’économie mondialisée, des penseurs critiques de la nouvelle politique. Bien plus intellectuels comme Marx que criminels comme Staline. Le monde entier nous les envie déjà, nous en aurons encore besoin, ne l’oublions pas.

Réduire des individus brillants au rôle de gamins turbulents, les forcer à entrer dans ce cirque judiciaire et à gesticuler sous les regards des médias et les flashes des photographes, les forcer à faire partie de la farce, c’est peut-être, au-delà des éventuelles condamnations à venir, le plus grand dommage qu’on puisse faire à ces hommes et femmes engagés, c’est confisquer le sérieux de leur proposition de vie, de leur tentative de repenser le monde, et les forcer à descendre de ces sphères où ils s’étaient placés par leur reprise réussie de la critique de la société de consommation et du spectacle.

Le philosophe italien Giorgio Agamben, un de leurs principaux mentors, a récemment théorisé le fait qu’en régime démocratique sécularisé, le procès soit devenu lui-même la peine, le seul mystère — bureaucratique— d’une justice impossible (« Mysterium bureaucraticum », in Le Feu et le récit, trad. fr. Martin Rueff, Rivages, 2015). Jamais cette prophétie n’est apparue si vraie, comme si l’ensemble de l’accusation et de la défense, et la justice elle-même, ainsi que le gouvernement et l’État français qu’elle est censée servir, se retrouvaient forcés de se placer sur le même plan vulgaire, dans une même déchéance comique dont nul ne sortira indemne, encore moins triomphant, et ce, quelque soit le verdict.

R.A.

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BILLET 1) Autour de la notion « d’homophilie »(ou association par affinités ou liens faibles)*

cruciale dans la réflexion contemporaine sur les réseaux sociaux et les théories de l’information, comme en atteste l’article du Monde référencé dans la rubrique « liens » du blog, et qui traite de la question de l’influence des « liens faibles » dans les réseaux.

Qu’a à dire la philosophie (qu’a-t-elle déjà dit, que peut-elle dire aujourd’hui) à ce sujet ?

L’homophilie est l’aspiration à l’entre-soi, à la fréquentation des mêmes, et donc – on le comprend – une porte d’entrée et une pente naturelle au communautarisme (qui se remarque fortement sur les réseaux sociaux justement, où les communautés virtuelles sont des rassemblements, autour de centres d’intérêt communs, d’individus aux profils relativement identiques, favorisant donc peu de mixité réelle).

Or le besoin de Communauté, l’aspiration à celle-ci (telle que Jean-Luc Nancy a contribué à la définir), contre tout communautarisme est à l’inverse une aspiration au rassemblement inconditionnel, par-delà donc les différences, et au mépris pourrait-on dire de celles-ci.

C’est pourquoi d’ailleurs cette aspiration est beaucoup plus sensible et efficace comme tropisme non actualisé que comme réalité, tant il est vrai que le réflexe de fréquentation des mêmes et le rejet du différent et de l’étranger (homogamie notamment) revient dès qu’on passe de l’aspiration à la traduction effective dans le réel ou même dans le virtuel (les réseaux sociaux sur internet) de ce besoin fondamental.

C’est pour cela que la 3e proposition formulée dans la rubrique « définitions » insiste sur l’idée que la Communauté est sentiment de partage avec des individus que l’on ne connaît pas. C’est bien parce qu’on ne les connaît pas que l’on échappe au communautarisme de l’homophilie et que ce que l’on partage avec ces « autres » est si mystérieux. C’est ce mystère qui donne son prix à la Rencontre avec l’autre, l’autre avec qui l’on accepte le risque de se sentir « en commun ».

1ere remarque incidente : la société a-t-elle été historiquement le moyen d’échapper à la tentation homophile ? Cela doit-il réhabiliter à nos yeux aujourd’hui cette catégorie de « société » qui, bien que par des liens plus lâches que la Communauté, promet effectivement la réunion et donc la fréquentation de profils différents dans un même ensemble (par ex spatial: la ville, ou le pays)?

Deuxième remarque : ce qu’il y a d’intéressant avec les réseaux sociaux, c’est qu’ils réunissent effectivement des individus qui ne se connaissent pas, qui partagent bien quelque chose en commun (des centres d’intérêts ou des amis communs), mais qui court-circuitent largement cependant la possibilité de la rencontre du différent (un exemple éclatant est le fonctionnement des sites de rencontres où la sélection des profils permet de retrouver le confort de l’homogamie sociale et d’éviter le risque du trop-différent). Sont-ils alors la forme prise aujourd’hui par l’aspiration à la Communauté, mais une forme qui serait dévoyée dans son principe même puisqu’elle éliminerait ce qui fait le risque et la force ou l’attrait de la Communauté inconditionnelle ? Serait-ce une forme « pervertie » mais très séduisante, dans le sens où elle promettrait donc de satisfaire à la fois le besoin de Communauté et le besoin d’homophilie ?

* homophilie:  terme peu heureux que l’on peut sans doute remplacer avantageusement par « association selon affinités ». On la retrouve cependant assez bien implantée et courramment utilisée en sociologie, des réseaux notamment.

Cf. le sociologue Michel Grossetti: « L’homophilie désigne une autre façon de décrire les relations, qui se fonde sur la similarité plus ou moins importante des caractéristiques des protagonistes : homophilie d’éducation (similarité des niveaux d’études), de statut social (catégories professionnelles), d’âge, de genre, etc. C’est un indicateur très utile, entre autre pour évaluer la fragmentation du monde social.  » « Les limites de la symétrie », SociologieS [En ligne], La recherche en actes, Les limites de la symétrie, mis en ligne le 22 octobre 2007, consulté le 15 mai 2015. URL : http://sociologies.revues.org/712

5 réflexions sur “Billets/ Débats

  1. Pingback: Débat : le concept de communauté « intentionnelle  | «— CCC —

  2. Bonjour,
    L’article sur les communautés intentionnelles est très intéressant, merci.
    Je me demandais quels auteurs explicitent ce concept ? Effectivement je l’ai beaucoup lu, mais n’ai jamais véritablement vu de définition claire. Je serai curieuse d’avoir quelques recommandations bibliographiques.
    Merci !

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  3. Bonjour Coralie, effectivement c’est un concept de plus en plus utilisé semble-t-il dans la littérature scientifique en français, mais il est difficile d’en trouver la source. Il semble qu’il vienne de la recherche anglo-saxonne, mais il est difficile d’en tracer l’origine exacte. Peut-être: Shenker, Barry. Intentional Communities Ideology and Alienation in Communal Societies. Routledge, 1986.
    Le concept est souvent employé en quasi équivalence avec « communautés utopiques » qui, évidemment, pointe cependant vers bien d’autres choses. Une origine vernaculaire n’est pas à exclure, c’est ce que laisserait à penser cette page : https://www.ic.org/what-is-an-intentional-community-30th-birthday-day-13/
    Peut-être d’autres chercheurs ont-ils des informations à nous apporter sur la question ?

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      • Suriamayi Clarence-Smith qui connaît bien le champ anglo-saxon propose cette référence source:

        In 1953, the Fellowship of Intentional Communities (FIC) defined what it considered to constitute an intentional community. It is a group of people united by an intention or, to put it another way, by a common ideal or vision (Fellowship of Intentional Communities, 1959).

        Fellowship of Intentional Communities (1959) The 1959 Yearbook of the Fellowship of Intentional Communities, Yellow Springs, OH: Fellowship of Intentional Communities.

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