« Attention à la communauté », conversation avec Yves Citton

Extrait de l’entretien paru dans La Communauté revisitée (Community Redux)

« Attention à la Communauté »

Conversation avec Yves Citton

 

Rémi Astruc : Une des difficultés, un des problèmes politiques majeurs pour nous aujourd’hui, c’est peut-être de ne plus ressentir suffisamment fortement ce qui nous réunit. Vous qui avez beaucoup réfléchi récemment aux ressorts de l’attention, sauriez-vous nous dire comment faire attention à la Communauté ?

Yves Citton : S’il y a un travail philosophique et des sciences sociales urgent à entreprendre, c’est sans doute autour des notions d’attention « conjointe » et d’attention « collective ». Les attentions conjointes, c’est une certaine forme de communauté, à savoir partager un même espace de perception et notamment de perception réciproque. Et puis il y a une autre forme — et ce sont notamment les communautés de la modernité (twitter, facebook, etc.) — pour lesquelles la notion de média est essentielle, en ce qu’ils nous permettent d’être ensemble sans être ensemble : quand on regarde le Téléjournal, on partage les mêmes images, sons, discours au même moment, et pourtant on est tous séparés, isolés, au sens où on ne se perçoit pas les uns les autres.. Penser la/les communautés du point de vue de l’attention, c’est essentiellement poser la question de cette attention collective, qui est l’attention qui nous tient ensemble dans une communauté par l’intermédiaire des médias. C’est ce que Gabriel Tarde appelait des « publics » par opposition aux « foules ». Les transformations, les bouleversements, les innovations interviennent massivement plutôt au niveau de cette attention collective, parce que cela passe par des médias — bien que, même du point de vue de l’attention conjointe, il y ait de l’histoire, de la culture, des transformations constantes. On va parler d’attention et de communauté, mais moi je parle plutôt de collectivité, je suis plus à l’aise avec le mot de collectivité…

RA : Si je peux préciser ce qui, pour moi, les différencie, je dirais que « collectivité » est quasiment un terme de description sociologique de ce qui est, « communauté » renvoyant quant à lui à ce qui fait que, dans nos interactions, il y a une sorte d’horizon qui est un « plus » par rapport à nos simples co-présences, un horizon qui fait que nous sentons que nous appartenons au même monde, au même destin et que cela pour ainsi dire nous motive et nous réjouit. Cela nous donne envie de ne pas être simplement un collectif de personnes côte à côte : la contiguïté ne suffit pas.

YC : OK. Donc l’enjeu de la discussion, c’est de ne pas occulter ce terme de communauté pour le remplacer par collectivité, parce qu’il y a quelque chose de plus fort, de plus affectif, de plus important, de plus exigeant et de plus stimulant dans la communauté que dans la collectivité.

RA : Oui, or dans la modernité on a perdu de vue la communauté. Même si elle survit souterrainement partout, et apparaît parfois à certains moments. Les processus qui élevaient de la collectivité vers la communauté (les grands mythes rassembleurs essentiellement) se sont en quelque sorte dilués et on a perdu de vue la communauté alors que le collectif, il est là, on le voit, il se crée, se défait, il se recrée sans cesse, en fonction des manifs, des mouvements, etc. Du coup, la question de l’attention est capitale, à savoir : comment passe-t-on de la collectivité à la communauté, surtout si l’on analyse la disparition de la communauté comme une perte d’attention à la communauté ?

YC : J’ai envie de reprendre le schéma que tu esquisses en inversant la direction de la flèche. Tu décris un certain mouvement qui passe d’une sorte de collectivité donnée, qui occulterait ou cacherait quelque chose qui serait à construire, la communauté. Et notre époque aurait perdu soit ce goût, soit cette capacité à affermir ou affirmer de la communauté, faute de quoi l’on se contenterait de collectif. Alors que moi j’ai envie d’utiliser la réflexion sur l’attention pour montrer la vérité égale du mouvement inverse. Commencer par le commun, c’est dire de la communauté qu’elle préexiste à la collectivité — c’est là ce que j’aimerais suggérer — et j’aimerais ainsi comprendre en quoi la communauté préexiste à la collectivité des attentions.

Il y a donc une distinction à faire entre attention conjointe et attention collective, ainsi qu’une distinction plus subtile entre « attention focalisatrice », active, et « attention au fond ». La première est consciente, elle est ce à quoi d’habitude on réduit l’attention (on peut choisir ce à quoi on prête attention et parmi plusieurs possibilités, on choisit ce sur quoi on concentre son attention, pour préparer un examen exemple : c’est une focalisation volontaire, intentionnelle). Or un des problèmes avec les discours sur l’attention, c’est la limitation de l’attention à ceci. Alors qu’il y a quelque chose d’autre de tout aussi important qui est une sorte d’attention implicite au « fond » (background) par opposition à l’attention focalisatrice sur des « figures » saillantes. C’est-à-dire que dans un même temps, celui de notre conversation par exemple, sur laquelle nous nous concentrons tous deux, il est plein de choses auxquelles on est sensibles (comme un parfum, un bruit, un bus qui passe, mon prénom prononcé par quelqu’un au loin ou une odeur de feu…), qui nous aident à être présents et aussi à survivre dans nos environnements. On est encore vivant parce qu’on est sensible à cette odeur de feu, on les « sentira » souvent avant de les remarquer consciemment, même sans y faire volontairement attention. Certains parlent de « pré-attention » pour distinguer cela de la focalisation attentionnelle, mais cette dichotomie qui reste articulée en termes de temps ne me convient pas vraiment. Je préfère parler de l’attention en termes de couches superposées et co-présentes, d’intensités variables et en recompositions constantes.

Ma proposition serait qu’il y a de la communauté avant même que les collectifs ne se forment, parce que cette communauté — on n’en est même pas conscient —, c’est le fait que l’odeur du feu, dans le contexte urbain, ça peut vouloir dire, pour nous tous : incendie, danger, besoin de chercher une sortie ou un extincteur… Cette sensibilité à l’environnement, ce sont des conditions de vie (au sens de conditions de survie). Tout ceci, qui est invisible — même si on le perçoit — serait un bon lieu pour se dire qu’il y a du commun, c’est-à-dire une sorte d’ajustement perpétuel qui se passe entre nous, soit parce que c’est le milieu perceptif dans lequel nous sommes immergés ensemble (un milieu forcément culturel, structuré par un imaginaire commun et une symbolique elle aussi commune), soit parce que cela se situe dans la façon intuitive dont nous nous percevons les uns les autres (ce visage me sourit, ce corps sent le parfum, ce regard ne me dit rien de bon). Tout cela (se) passe entre nous, antérieurement à (et souvent indépendamment de) toute focalisation attentionnelle. L’attention constitutive de la communauté, ce serait en cela d’abord l’attention immanente, endémique et intuitive à ses sensibilités environnementales, qui sont donc un présupposé de la communauté. Il faut d’abord que les gens survivent pour qu’il puisse y avoir de la communauté, voire que la communauté elle-même survive en tant qu’organisme. Et la survie dans un environnement ne repose pas sur l’évitement des dangers que nous y repérons de façon explicite, mais bien davantage sur les ajustements constants que nous opérons sur la base de cette attention diffuse, de ce que le beau livre de David Abram, Comment la terre s’est tue (The Spell of the Sensuous), a identifié comme relevant d’un rapport sensuel à l’environnement, rapport sensuel dont notre fascination pour les chiffres et les lettres nous a éloignés, au point de mettre en péril notre survie même, au sein de la nature physico-biologique comme au sein de nos milieux sociaux. Dans ce très beau livre, Abram explique que cette sensibilité sensuelle à l’environnement était une des conditions de la survie des communautés. Or que s’est-il passé depuis ? Il y a eu l’alphabet, il y a eu l’écriture, et cela a fait qu’on passe désormais son temps à concentrer son attention sur l’écrit, qu’on est devenu complètement obsédé par ce que l’on s’écrit les uns aux autres (messages, articles, polémiques, argumentations, calculs de PIB et de croissance), et qu’on se dé-sensibilise à cette communauté environnementale qui est la communauté humaine à l’intérieur de la communauté des éléments, des animaux, des êtres vivants. Si l’on va aujourd’hui vers le suicide climatique, environnemental, c’est parce qu’on a perdu ce contact-là, écrit-il. Cette sensibilité sensuelle, soit les chasseurs-cueilleurs l’avaient intériorisée, soit les chamanes la représentaient en pensant parler à des esprits. Nous, avec nos livres et nos écrits, nous avons cru que la science y ferait substitut, alors que la science, malgré toutes ses merveilles et toute sa force, y est beaucoup moins sensible. L’attention explicite sur des chiffres, sur des figures isolées, sur tout ce qui passe par du discours, par de la science, est beaucoup moins sensible que tout ce qui passe à fleur de peau, par les « pores », de façon à la fois épidermique et endémique. Je rapprocherais cela du beau livre de Jean-Baptiste Fressoz, L’Apocalypse joyeuse, où il montre comment la modernisation industrielle (responsable du dérèglement climatique) a été rendue possible par une succession de « petites désinhibitions » : on se rendait bien compte que l’usine puait, que les poissons crevaient, il n’y avait pas besoin de faire attention à cela, au sens de focaliser son attention dessus. L’odeur nous dérangeait, quelque chose d’épidermique, d’« irraisonné », nous faisait sentir que quelque chose n’était pas bon. Mais l’expert venait avec ses savoirs rassurants, l’économiste sortait ses anticipations de profits, et on se bouchait le nez : on neutralisait cette attention épidermique et endémique qui était pourtant bien plus sage et clairvoyante que les pauvres savoir de l’attention experte, si étroitement focalisée sur deux ou trois paramètres de mesure, si limitée, si morcelée, si schizophrène… J’ai donc envie de déplacer la question, pour dire que l’attention à la communauté, c’est peut-être d’abord l’attention à la communauté que nous formons avec notre environnement et que ça, ce serait un commun sur lequel se construit la communauté – à la fois un bien commun et un sens commun (une sensibilité ou une sensualité commune).

On pourrait ainsi dire qu’il y a un fondement qui est le commun que nous formons sensuellement, nous les humains au sein de l’environnement, qui est ce présupposé au collectif que la réflexion sur l’attention nous permet déjà d’entrevoir. Il y a du commun qui est la condition de l’attention à la fois au sens d’« être attentif » les uns aux autres et au sens d’« être attentionné » les uns envers les autres (humains et non-humains). Il y a du commun et de la communauté qui est à la fois la condition de l’attention — qui est occultée par ce que ce n’est pas de l’ordre de la focalisation attentionnelle explicite volontaire — et à laquelle une théorie ou une réflexion sur l’attention nous permet de nous re-sensibiliser, même si c’est un peu à l’aveugle.

RA : Quel est alors le rôle des médias ?

YC : Une pensée des médias, cela nous aide à comprendre l’énorme complexité, l’inertie et en même temps le pouvoir de changement au coeur de la circulation des significations entre nous. Je repartirais de la définition première que donnait Mc Luhan des médias comme « prolongements du système nerveux individuel ». Les médias sont des appareils me permettant de sentir ce qui est au-delà de la portée perceptive de mon appareil sensoriel physiologique. En général, on conçoit les médias en termes d’« information ». Ce qui circule comme information à travers les médias (soit pour se vendre, soit pour capter l’attention, pour essayer de faire passer des influences), circule parce que c’est compréhensible par des subjectivités humaines, et cela, en soi, présuppose déjà toute une communauté pré-existante : une communauté de signification, une communauté linguistique, une communauté culturelle, qui fait que, à un certain moment, seules un certain nombre de choses seront perçues comme « pertinentes » (significatives, signifiantes, importantes) par la majorité de la population. Ces pertinences préexistent à la circulation de l’information et à la construction des significations. De nouveau, le commun est à ce niveau-là, au niveau des pertinences partagées entre les membres d’une communauté, mais – du point de vue d’une théorie des médias – ce dernier est surtout dans l’infrastructure de circulation des images et des sons, (bits, informations, significations). Que cela passe par du bouche à oreille, de l’imprimé, des images, à sens unique ou non, cela bouleverse complètement la façon dont ces significations se construisent, circulent, peuvent se partager à travers une communauté. De ce point de vue, quelles sont les pertinences qui rendent significatives certaines informations et pas d’autres ? Cela pose la question des inerties culturelles, de qui se sensibilise à quoi, et de comment cela peut bouger. Cela bouge, ou cela reste ce que c’est, largement en fonction de ces réseaux nerveux transindividuels que sont des infrastructures matérielles (câbles, émetteurs) et économico-financières (payer ces câbles, ces émetteurs, les salariés, etc.) constitutives des médias. Ce sont ces infrastructures médiatiques qui sont au coeur des problèmes d’attention collective et d’attention, ou de manque d’attention, à la communauté. De nouveau, la communauté, je la mettrais d’abord dans le commun des significations linguistico-culturelles partagées, dans le commun de systèmes médiatiques, et ce sont là les couches profondes les plus importantes et les moins souvent pensées. Comment passe-t-on de l’« information » (que des capteurs purement machiniques peuvent enregistrer et faire circuler) à la « signification » (que des subjectivités interprètent en fonction de leurs pratiques, de leurs pertinences, de leurs désirs, espoirs ou craintes propres) ? C’est dans ces opérations de transmutation de l’information en signification que se développent toute une série d’effets médiumniques, magnétiques, des médias. Si j’ai envie de localiser un manque d’attention à la communauté, c’est dans le manque de pensée du rapport constituant qu’entretiennent le médiologique, le médiatique et le médiumnique dans la composition des communautés humaines, parce que très peu de philosophes de la politique s’y intéressent. On sait tous que c’est central, et pourtant on est absolument aveugle à l’ampleur et à la primauté de ces questions-là. Je ne vois pas comment on peut parler de politique aujourd’hui si l’on ne donne pas une importance primordiale, en amont, à ces questions de construction des infrastructures médiatiques. Donc du point de vue de l’attention à la communauté, plutôt que de s’intéresser aux contenus qui circulent, commençons par nous demander comment sont financés, construits, nourris les circuits de circulation et les flux qui circulent entre nous, qui font que l’on sait par exemple qu’il y a un problème écologique, un problème avec les abeilles ou avec la viande cancérigène. Ce qui m’intéresse dans l’idée d’une attention propre à une communauté, c’est de comprendre dans quelle mesure il y a peut-être une unanimité qui est là dès l’amont, avant même de savoir de quoi on va discuter et sur quoi on va se disputer : cette unanimité tient à des choses invisibles, à la fois épidermiques (la signification) et endémiques (les réseaux de communication qui constituent l’infrastructure de notre vie en commun). Le défi de l’attention portée à la communauté, c’est de s’y rendre plus attentif — ne serait-ce que pour pouvoir, dans un second temps, isoler plus précisément ce que serait une unanimité visée en aval. Unanimité : avoir une seule âme ; il me semble qu’on ne voit pas que c’est déjà largement le cas, même lorsqu’on se dispute. On met en valeur les différences, mais il y a une sorte d’unanimité qui passe par ce qu’on voit (sans le regarder expressément), par ce qu’on sent (sans même le remarquer), par ce qu’on fait ou qu’on ne fait pas (sans même se poser de question à ce propos). Faire attention à la communauté, ce serait d’abord prendre la mesure et prendre soin de cette attention commune que nous partageons sans nous en rendre compte.

RA : Pourrait-on s’éduquer à y être plus attentif ? C’est-à-dire, paradoxalement, être en quelque sorte attentif à notre inattention ?

YC : Éduquer les attentions, ça peut vouloir dire deux choses assez différentes entre elles : soit se rendre explicitement attentif à ce que l’on sentait déjà sans en avoir une conscience explicite, soit se sensibiliser à ce à quoi l’on n’était même pas sensible. On est sensible à certaines choses sans y être attentif volontairement (il peut faire trop chaud, et je peux suer sans m’en rendre compte si je suis très absorbé dans une certaine tâche) ; mais il y a aussi des phénomènes, comme la radioactivité, à quoi on n’est pas sensible sur le moment, il faut un appareil, un médium comme un compteur Geiger (pour nous faire percevoir qu’il y a ici et maintenant des radiations qui me seront funestes dans quelques heures ou dans quelques années, à trop long terme pour que je puisse m’en prémunir par ma seule sensibilité physiologique). Il y a donc d’une part la question de la sensibilité, comment se sensibiliser à des choses. Or on est toujours plus sensible — plus intelligemment sensible — que l’on en est conscient, à ce à quoi l’on fait attention, c’est ce qu’implique la notion de « petites désinhibitions » proposée par Jean-Baptiste Fressoz : je ne sens pas les radiations tant que les taux sont faibles, mais cette histoire de centrale nucléaire, ça m’inquiète sourdement, ça ne me plaît pas, ça me semble suspect. Et puis, d’autre part, il y a ce à quoi l’on se rend attentif : ce sur quoi on apprend à (mieux) focaliser son attention. L’anthropologue Tim Ingold dit que l’éducation, c’est former des attentions. On pourrait dire aussi développer des sensibilités. On est alors précisément dans le domaine de l’esthétique : aisthesis. C’est justement le travail central de l’esthétique, telle qu’elle se fait dans l’art contemporain, mais aussi bien dans le cinéma. Qu’est-ce que le cinéma de masse, tout l’entertainment, le divertissement ? C’est une énorme machine à nous sensibiliser à certaines choses plutôt qu’à d’autres. Pour le bien ou pour le mal, mais, si l’on regarde l’évolution du divertissement, les questions écologiques par exemple pénètrent à Hollywood depuis des années – cela apparaît, de plus en plus, pas assez peut-être, mais cela pénètre. En même temps, bien sûr ces questions écologiques sont profondément ostracisées d’Hollywood ou de France 2, parce que films et émissions TV continuent massivement à faire miroiter comme désirables des modes de vies parfaitement insoutenables, donc suicidaires ou criminels. Mais il y a quand même toute cette sphère que l’on peut appeler de l’esthétique non élitiste (pour inclure toutes les pratiques artistiques mais aussi plus généralement la communication sensible), où des choses essentielles se passent qui sont encore, à mon avis, sous le radar de l’attention. A travers une histoire, à travers une esthétique, quelles valeurs fait-on passer, à quoi se sensibilise-t-on ? À quelle échelle ? Il y a donc tout un travail de sensibilisation, qui est antérieur à celui de l’attention, et il y a, en parallèle, tout un travail d’éducation de l’attention (les salles de classes, c’est essentiellement fait pour cela). Cela veut dire qu’on n’était pas (ou moins) attentif et que l’on devient (plus ou mieux) attentif.

Dans un beau livre récent, L’expérience esthétique, Jean- Marie Schaeffer oppose l’attention standard, telle qu’elle nous permet de fonctionner tous les jours, à ces rares moments d’attention esthétique (qu’il illustre souvent par ce qui se passe dans les musées, ou dans les expériences high art, mais qu’il trouve aussi dans les comportements de certains oiseaux). Toute cela repose, dit-il, pour ce qu’il en est de nos expériences humaines, sur un « retard de catégorisation ». Cela veut dire que notre attention standard essaie d’identifier les choses aussi vite que possible (un verre, un bus qui passe, un bruit, etc. : c’est comme cela qu’on fonctionne, il faut aller vite parce que sinon on se fait écraser par les bus). Au contraire, qu’est-ce que la spécificité de l’attention esthétique ? C’est de dire que je vais regarder quelque chose et que je vais ne pas savoir ce que c’est. Oui, je vois que c’est un arbre qui est représenté sur le tableau, mais l’intérêt du tableau, ce n’est pas de me faire identifier un arbre, c’est de faire sentir la nuance de telle couleur de l’arbre, de telle forme, de tel détail, etc. Donc ne pas identifier ce qu’on voit, ne pas catégoriser, est important parce que c’est seulement un second effort attentionnel qui va pouvoir me rendre attentif à ce à quoi je n’étais pas attentif. Ce serait cela l’enjeu des pratiques esthétiques. Apprendre à tolérer d’avoir un retard de catégorisation : cela veut dire que je ne donne pas la réponse de catégorisation que j’avais apprise, mais que je tente l’expérience de former une nouvelle catégorie, de déplacer les frontières admises et bien établies entre ce qui distingue les choses entre elles (ce que Jacques Rancière appelle du beau terme de « partage du sensible »). Tout ceci, cette recatégorisation, cette réflexion sur les distinctions, sur les limites, sur les frontières, c’est un travail, c’est le travail de l’activité attentionnelle, c’est le défi de se rendre attentif à quelque chose, comme le montre bien aussi Natalie Depraz dans son beau livre de phénoménologie intitulé Attention et vigilance. On est attentif à des choses qui, jusqu’à présent, nous ont aidé à survivre, mais il y a toute une série de choses — riches de dangers ou de plaisirs à venir — qui demandent une sensibilisation supérieure, une attention supérieure, et ensuite, troisième degré, une compréhension des causes et des effets.

Pour revenir à la question des communautés, on pourrait dire qu’il faut imaginer (1°) des dispositifs de sensibilisation aux phénomènes climatiques, de façon à (2°) se rendre mieux attentifs à nos pratiques, à nos gestes d’acheter, de polluer, de voyager (ou pas), et qu’en même temps, il faut (3°) diffuser les connaissances sur les explications causales, pour ne pas simplement avoir peur ou pour ne pas simplement rêver les yeux ouvert, mais pour comprendre comment agir de façon prudente, précautionneuse, prévoyante. Cela dit, pour conclure, j’aimerais revenir sur l’ambiguïté de l’expression qui nous a servi de fil rouge : « attention à la communauté ». J’ai aussi envie d’y entendre un avertissement, porteur d’une certaine menace quant au côté sombre de la notion de communauté, plus exigeante, on l’a dit, mais aussi plus problématique que celle de collectivité. J’entends aussi Attention à la communauté ! un peu comme Attention au feu ! Dans un numéro de Multitudes, Dominique Quessada avait proposé d’écrire « commun » en y rajoutant un trait d’union : comme-un. Derrière l’idée de communauté, il est difficile de ne pas voir se profiler l’idée qu’un collectif se comporterait « comme un seul homme ». Ce faire-un peut être très sympathique, voire nécessaire à certains moments. Mais il inclut au moins deux dangers potentiels (les meilleures choses sont des pharmaka, à la fois remède et poison, selon les usages qu’on en fait). Le premier danger est celui de faire-un par opposition à un Autre qu’on situe de l’autre côté d’une frontière (nationale, religieuse, idéologique, etc.). Les usages linguistiques trahissent ici un problème inhérent à la référence à la communauté : on ne parle généralement de communauté qu’au singulier (« la » communauté, « ma » communauté, « une » communauté) ; mettre le mot au pluriel (« les » communautés), c’est désigner une multiplicité d’entités closes sur elles-mêmes qui « font communauté » par distinction/ opposition entre elles. Il me semble que – malheureusement – le vocabulaire de la communauté tend à renfermer les collectifs sur la clôture d’un comme-un. Je dirais Attention à l’idée de communauté ! parce qu’elle focalise notre attention sur le « un » qui nous distingue des autres, et parce qu’elle rend plus difficile de voir ce commun diffus (non séparable, non isolable, non individualisable) qui se trame entre nous (par-dessous les différences entre communautés), ce commun diffus qui trame ensemble nos vies interdépendantes au sein du milieu que nous partageons. Pour le dire autrement : je ne vois pas comment construire une conception relationnelle de la communauté, et ça me semble être une première raison de faire attention aux dangers propres à cette notion. Le vocabulaire de la communauté oriente notre attention du côté de ce qui fait frontière, alors qu’il me semble impératif de faire davantage attention à ce qui est déjà tramé entre nous, en chacun de nous, qui nous fait tenir debout parce que cela nous tient ensemble – bien au-delà de ce que nous identifions comme des « communautés », puisque cela inclut aussi une majorité de non-humains.

Le second danger tient à ce que le comme-un tend à homogénéiser la communauté, et c’est ce qui fait la différence principale avec la notion de collectivité, laquelle s’accommode facilement de l’hétérogénéité : une collectivité ne fait pas comme-un, au contraire, elle s’affiche comme le résultat d’une sélection à partir d’une multiplicité hétérogène. Dès lors qu’on se pose des questions (urgentissimes) de dérèglement climatique, on doit nécessairement les situer à l’échelle planétaire. Or à ce niveau-là aussi, voire surtout, il me semble qu’il faut faire attention à un certain danger inhérent à la notion de communauté. Ce n’est pas parce qu’il y a des problèmes climatiques nécessairement planétaires qu’il faudrait que nous débouchions sur une « communauté mondiale ». Comme l’a si clairement dit Édouard Glissant, nous sommes humains, dans la mesure où il y a une diversité de cultures, de communautés, pourrait-on dire, d’« humanités », comme il le dit lui-même. Une communauté mondiale où tous les humains seraient « comme-un », où on aurait tous les mêmes modes de calcul, les mêmes modes de production, la même langue (à travers ce fantasme bien intentionné mais monstrueux que fut l’espéranto), ce serait un cauchemar bien davantage qu’une utopie. Le vrai défi, ce n’est pas du tout de créer de la communauté en aval où l’on soit tous d’accord, mais au contraire de permettre la coexistence de communautés diverses, qui restent diverses (par leurs langues, cultures, pratiques, significations), qui ne fusionnent pas du tout, parce que c’est de l’échange entre ces diversités de significations, de sensibilités, de constructions d’attention, que le développement de l’humain peut se faire. L’enjeu de cette construction de commun global, qui est nécessaire, parce que nous n’avons qu’une seule planète, c’est de fixer ce qui doit être « communautisé » et mis en commun parce que ce sont des conditions de survie – et ce qui doit être protégé de l’homogénéisation, pour garder, de même qu’il y a la biodiversité de la vie animale, la biodiversité culturelle. Cela, ce n’est justement pas viser une communauté, c’est comprendre comment est possible la coexistence pacifique et inter-stimulante de communautés différentes… avec assez de frictions pour faire des étincelles éclairantes, mais pas trop pour ne pas risquer de prendre feu.

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