Ecrite dans le cadre du projet Creative Commune, cette saynète de théâtre a été présentée sous forme de « conférence gesticulée » le 18 juin 2022 au Musée de l’Histoire Vivante, Montreuil.
Antonin Chambon & Rémi Astruc
La scène se passe au musée de l’Histoire vivante à Montreuil.
Citoyen 1
Citoyen 2
Citoyen 1, en panique
– « Citoyens ! Citoyennes ! … L’Histoire est pleine ! elle déborde de partout… de dates, de faits, de guerres, de crimes, de drames, de larmes… bref, l’histoire rame…
Il faut mettre de l’ordre, faire de la place. Ranger un peu… Tout ce qui est en trop, hop ! à la poubelle ! Vite, les encombrants ! (…)
(Plus calme, réfléchissant)
Je me souviens… Il y a quelques années, c’est ce qu’avait imaginé Jean-Charles Massera, l’illustre auteur de France, guide de l’Utilisateur et de Amour, gloire et CAC 40…
Dans un spectacle qui s’appelait: Que faire ? (le retour), un couple de Français désabusés se demandaient : « La Révolution française, on garde ? » Ils avaient compris qu’il était urgent de faire une sorte d’inventaire avant liquidation…
Mais comme c’est difficile de trier ! Leur idée, c’était de commencer par faire des petits tas: ça va avec quoi la Révolution ? Avec la Commune?
Citoyen 2, offusqué
– Mais non, c’est pas la même chose ! La Révolution française, c’est des bourgeois qui la font, pas le peuple !
Citoyen 1:
– Ça y est on s’engueule ! Ca commence bien…
Mais oui, c’est vrai… La Commune c’est pas pareil…, ca va avec… avec quoi, alors ?… avec 1848? avec octobre 17 ? mai 68 peut-être…?
Bon, de toute façon, faut faire de la place… Alors, la Commune, on jette ? On garde?
Citoyen 2:
Citoyens, citoyennes ! La Commune, on garde ! C’est un fait, c’est indéniable, la preuve en est : on est tous là aujourd’hui.
La question c’est : qu’est-ce qu’on garde, et qu’est-ce qu’on jette de cette Commune ?
Est-ce qu’on garde le « il était une fois », les manuels d’histoire, les monuments aux morts, les commémorations formelles et bien pensantes? Non.
Quand on tape Commune de Paris 1871 sur Google on trouve plusieurs choses, mais aussi « Depuis 2009, Alexandre Maïsetti et Sébastien Lyky créent des articles chics pour homme sous la bannière Commune de Paris 1871. Autodidactes de l’habit, ils se réapproprient les classiques du vestiaire masculin avec un sens insolent du détail … les tweeds anglais, popelines italiennes et denim japonais sont ainsi travaillés dans des ateliers exclusivement sis en Europe. » Ça, on jette.
Par contre, dans ses carnets de notes sur l’historiographie et la révolution, Benjamin griffonne la mission qui pourrait être la nôtre « la célébration, ou encore l’apologie, s’efforce de recouvrir les moments révolutionnaires du cours de l’histoire … elle néglige les passages où la tradition s’interrompt et donc les escarpements et les aspérités qui offrent une prise à celui qui veut aller au-delà… ». Il faut « libérer les forces énormes qui restaient prisonnières du « il était une fois » de l’historiographie classique … le plus puissant narcotique du siècle ». Ça peut-être qu’on garde. Libérer les forces de la Commune du « il était une fois », du fait historique passé. Tout un programme.
Reste à savoir, ces forces énormes de la Commune, l’héritage pour nous aujourd’hui, c’est quoi ?
C1/C2 (alternativement): Oui, c’est quoi la Commune? 10 semaines d’espoir… / 10 semaines de violences !
Des avancées sociales / Les Tuileries en flamme !
Des chansons, des images…/ Du feu, du sang !
La fête…/ Des barricades !
La 1ere révolution prolétarienne… le communisme avant le communisme /Oh le gros mot ! Ca, ça fait peur…Ça mène qu’à la terreur tout ça !
C1: Alors, Qu’est-ce que ça vaut la Commune aujourd’hui ?
C2 – C’est une révolution ratée, ça vaut pas grand chose… Ça se termine trop mal, vaut mieux bazarder !
C1 -Mais c’est grave si ça se termine pas bien ? En fait c’est une « insurrection », pas une révolution…
C2-Oui mais une insurrection, c’est une révolution ratée. Et un ratage, c’est la cata… à quoi bon garder?
C1- Quand est-ce qu’une insurrection est réussie alors?
(Réfléchissant) Ah, je sais: si on accorde de la valeur au temporaire. Des dizaines de milliers de morts OK…mais une parenthèse d’espoir et de fête pour des hommes que l’Empire puis république bourgeoise avait systématiquement exclus… Donc 5 min de bonheur en échange d’une vie de merde ! (À la cantonade) Qui prend?
C2- Si possible je garderais les 5 min de bonheur, mais pour essayer de les faire durer beaucoup plus longtemps. Pour ça, il faudrait déclarer que le temporaire existe à travers le temps, qu’il puisse revenir à chaque moment, cité à comparaître tous les jours ! Le temporaire passé s’invoque au présent pour exploser le continuum du futur! Utopie! Non, pas de philosophie métaphysique. Continuons…
Mais 10 semaines d’espoirs collectifs, pleinement vécus, ça compte ! Ça résonne ! Et ça résonne encore aujourd’hui ! Si on prête bien l’oreille, peut-être qu’on peut l’entendre ? Et si on l’entend, alors c’est que ces 10 semaines d’espoirs ne sont peut-être pas encore finies, qu’elles nous reviennent…
Benjamin (encore lui!)… je cite : « Ne sommes-nous pas effleurés par un souffle de l’air qui a entouré ceux qui nous ont précédés ? N’y a-t-il pas dans les voix auxquelles nous prêtons attention un écho de celles qui se sont tues ? … Si tel est le cas, alors il existe un accord secret entre les générations passées et la nôtre. C’est que nous avons été attendus sur cette Terre. C’est que nous est donnée, comme à chaque génération qui nous a précédés, une faible puissance messianique sur laquelle le passé a une prétention. Cette prétention, on ne peut pas l’évacuer d’un revers de la main. »
Alors, ça, on jette ? On garde ? Et si on garde, il est venu d’où cet espoir ?
C1- Alors, la Commune, on jette ? On garde?
La commune, c’est une réussite temporaire !
C’est des gens qui repartent de zéro… Imagine : y a la guerre dehors, la capitulation, la faim, la peur, le manque de travail. Alors qu’est-ce qu’on fait ? on reprend tout au début et on recommence…
On se dit: « Qu’est qui n’a pas marché pour qu’on en soit arrivé là? »
C’est la faute de… la faute de…
C2/C1 (alternativement) – De Napoléon 3/ des Versaillais /des Allemands/ des patrons… /des…, des hommes politiques/ …des hommes tout court !
Ìl faut reprendre à zéro. C’est l’éducation qui cloche… Brulons les écoles !
C2- Non, plutôt, on ouvre à tout le monde, gratuitement ! C’est ce qu’on y apprend qui va pas. On refait les programmes ! Du techeunique, moins de grec et de latin…
Ca nourrit pas le grec et le latin…
C1- Il faut qu’on discute de tout cela. Qui est pour qu’on discute? (Il lève la main)
C2- Tu y connais rien, toi…
C1- Ben justement je serai moins influencé ! Alors La Commune, on jette ? On garde?
C2- Moi je dis : « C’est la faute du patriarcat… »
C1- C’est la faute des riches !
C2- C’est peut-être notre faute aussi, un peu…
C1- Moi je voudrais… moins de misère, une vie moins dure, plus facile… un peu de luxe pour moi aussi ! Et pour mes enfants… DU LUXE pour tout le monde ! Du luxe « communal » !
C2 -(Rêveur) Du luxe? Vivre dans le luxe… mais pas avec des Ferraris et des montres au poignet ! Qu’est-ce que ça peut vouloir dire? Ce serait quoi une vie luxueuse?
C1-Avoir du pain, du temps… un travail qui nous plaît… des plaisirs… oui des plaisirs.
(Déclamant) “Ce ne sont pas les plaisirs qui sont malfaisants, mais seulement la rareté des plaisirs, d’où naît l’excès. Le bonheur consiste à avoir beaucoup de passions et beaucoup de moyens de les satisfaire”. Charles Fourier.
(Soudain décidé) Et si on se donnait les moyens?
C2- Alors La Commune, On garde?
C1- Qui décide ? On va pas s’en remettre aux politiciens !
C2- Que les poètes décident ! On a toujours besoin de poètes…
C1 – Si on demandait à Hakim Bey ?
C2 – Trop tard…Il vient de mourir !
C1- Mais non, les poètes ne meurent jamais !
C2 – (déclamant une notice nécrologique) « Hakim Bey (né à Baltimore le 20 octobre 1945 et mort le 23 mai 2022 à Saugerties, poète américain et théoricien anarchiste, inventeur du concept de « TAZ », T, A, Z: la zone autonome temporaire…
(C1/Hakim Bey surgissant en personne et le contredisant) – Je n’ai jamais prétendu avoir inventé la TAZ… J’ai juste remarqué qu’elle existait. Elle a toujours existé. Pour une raison ou une autre, la plupart des gens doivent croire que ce qu’ils font maintenant va durer pour toujours afin de puiser l’enthousiasme pour faire quelque chose. La seule chose qui a changé c’est de penser que le temporaire lui-même est un bien possible, plutôt qu’un obstacle. Un dîner est une Zone Autonome Temporaire… Personne ne vous dit quoi faire lors d’un dîner. Personne ne donne d’ordres. Personne ne collecte des taxes. C’est une expérience de l’offrande et de la réception du don, de remplir le corps et de vider l’esprit, d’avoir d’agréables conversations, du bon vin, etc. C’est déjà une TAZ, mais vous devez le conceptualiser de cette manière afin que cela devienne tel. C’est une affaire de conscience. Mais une fois que vous avez pris conscience de cela, les formes de l’organisation commencent à s’ouvrir. Vous voyez alors les différentes formes d’organisation que cela peut prendre. Cela peut être n’importe quoi, du pique-nique au bord de la rivière à la communauté destinée à durer 2 ou 3 ans. Où cela a-t-il réellement lieu ? (…) je sens qu’il est aujourd’hui difficile de trouver une bonne TAZ. Et c’est aujourd’hui la chose la plus importante que jamais de la faire. Une raison est que le communisme n’existe plus. Nous vivons dans le monde du triomphe du capital. Et dans ce monde, il semblerait que la TAZ soit, peut-être, la dernière forme révolutionnaire possible. J’espère que ce n’est pas vrai, mais cela se peut… »
C2 La Commune est une TAZ et une grosse, importante, excessive qui déborde son propre temporaire. On peut y appliquer l’anecdote de la Révolution de juillet, où les révolutionnaires tirèrent sur les horloges pour arrêter le jour et le temps !
Et si c’était vrai ? C’est bien une question de conscience, non ? Et si la Commune existait encore, mais attendait qu’on l’utilise et qu’on la cite à comparaître. Alors, citons ! Citons des images, des concepts, des pratiques, des hommes & des femmes inconnues qui passent inaperçus, mais qui pourrait participer à la Commune d’aujourd’hui, citons à comparaître ce « chiffonnier au petit matin, rageur et légèrement pris de vin, qui soulève au bout de son bâton les débris de discours et les haillons de langage pour les charger en maugréant dans sa carriole, non sans de temps en temps faire sarcastiquement flotter au vent du matin l’un ou l’autre de ces oripeaux baptisés « humanité », « intériorité », « approfondissement ». Un chiffonnier, au petit matin – dans l’aube du jour de la révolution. » W. Benjamin
C1 – La Commune c’est donc une utopie pirate ! un temps volé à la marche normale du monde…
De l’exception et de l’exceptionnel !
C2- Citoyens, reprenons !
C1- Ah, le mot « citoyen »…
C2- (rêveur)…le pouvoir des mots de faire se dresser tout un imaginaire… Non pas « Mesdames, messieurs… ! », mais ci-to-yen.
C1 -Qu’est-ce que c’est un « citoyen » ? un habitant d’une cité, reconnu par elle. Celui qui y a des droits et devoirs… Celui qui est concerné par le devenir de la cité…
C2- Et non pas « le Peuple », indifférencié, méprisé. Ou l’individu… cette abjection !
C1 – Sortir des tutelles : du patronat, du gouvernement de Versailles, des hommes, des vieux. Devenir enfin majeurs ! Émancipés !
Y a des mots comme ça… qui ont une résonance poétique et… existentielle.
« Citoyen ! » : c’est tout de suite un appel… ça libère une énergie pas croyable, ça fait passer un frisson qui rassemble tous ceux qui en sont !
C2- Mais comme pour l’héritage de la Commune, ces mots, il faut en jeter les formes sclérosées, il faut les sauver du « pire que la mort », car « le risque est de passer pour l’instrument de la classe dominante. À chaque époque, il faut tenter de refaire la conquête de la tradition, contre le conformisme qui est en train de la neutraliser … allumer dans le passé l’étincelle d’espoir qui en est pénétrée, car même les morts [et on pourrait dire aussi les mots] ne seront pas en sécurité si l’ennemi l’emporte. Or cet ennemi n’a pas arrêté de l’emporter. » Aujourd’hui, qui utilise ce mot « citoyen », qui chante la Marseillaise ? Est-ce les mêmes mots qu’en 71 ? Il nous reste encore le temps des cerises, mais pour combien de temps ?
C1- Il faut inventer des nouveaux mots. Inventer des mots, c’est inventer un monde…
« Un monde nouveau exige une langue nouvelle » dit Fourier ! Se faire poète, faire des « jeux de ficelle » avec les mots, toute une « fête de néologie »
(Déclamant Fourier) « Il faut supprimer le mot Univers auquel on attache tant de sens contradictoires qu’il devient impossible d’employer ce mot dans un sens régulier. Aussi l’ai-je remplacé par les mots Polyvers et Polyversel pour désigner ce qui existe en choses finies infinies »
C2 – Oui! On jette, on invente, on recommence. Jeter aussi le mot commémoration, mémoire, historiographie, on les remplace par remémoration, re-actualisation, ressouvenir.
Et le mot “Commune”, “Commun”, on en fait quoi? On garde? On jette? Ou on utilise à nouveau frais?
Il y a cet aphorisme très connu de René Char, “notre héritage n’est précédé d’aucun testament”. Les mots, la Commune de Paris, ces 10 semaines d’espoirs, la IIIe République et la Semaine Sanglante, voilà un héritage. Mais pas de testament. Peut-être qu’il faudrait radicaliser même le propos aujourd’hui, en faire une injonction: notre héritage ne doit pas être précédé d’un testament. Défaire toutes les prescriptions, défaire toutes les tutelles, pour faire nous-mêmes, autoproduction et autogestion, en bricoleur, on apprend sur le tas. C’est peut-être ça aussi l’héritage de la Commune.
Un héritage comme ça, c’est aussi une responsabilité… et une invitation à inventer, à faire du neuf, des nouvelles pratiques.
Il faut conclure, mais alors concluons sans conclusion (il ne faut surtout pas de conclusion sur ces questions). Une dernière citation qui nous vient d’un passé beaucoup plus proche, d’une voix qui s’est tue, mais qui me semble pouvoir s’appliquer à l’héritage de la Commune: “Nous ne pouvons qu’aller plus loin…” JL Nancy