Où est passée la Communauté ? (pour Bruno Latour et la théorie de l’acteur-réseau)

—par  Rémi Astruc


La re-description du monde au cœur de l’ambitieux projet scientifique que poursuit Bruno Latour depuis plus de trente ans (projet qui sera essentiellement évoqué ici à partir de la lecture de trois de ses ouvrages : Où atterrir ?, 2019 ; Enquête sur les modes d’existence, 2012 et surtout Changer de société, refaire de la sociologie, 2005), et qui implique rien moins qu’un renouvellement de la sociologie elle-même, fait radicalement l’impasse sur la notion/le concept/l’idée et même le mot de « communauté ». Pour ceux qui, comme nous, placent cette notion au cœur de leur vision du monde (et des combats politiques les plus essentiels, voir Astruc 2016)[1], il apparaît alors comme un véritable enjeu de savoir en justifier le maintien et en défendre la pertinence « scientifique », particulièrement au moment où cette théorie sociologique et son héraut jouissent — pour de bonnes raisons, nous semble-t-il, de surcroît— d’une attention démultipliée et presque désormais hégémonique en France[2].

Cet intérêt s’explique selon nous notamment par le poids nouveau de la crise écologique et environnementale dans nos vies (Latour 2015), qui révèle plus crûment encore que par le passé la crise de la modernité occidentale dénoncée depuis longtemps par l’auteur (Latour 1991). Ses propositions pour comprendre autrement notre société, et réviser par contrecoup la sociologie qui l’étudie afin de déterminer de nouveau « comment agir collectivement ? », sonnent ainsi non seulement « juste » mais tombent en quelque sorte à point nommé, comme un dernier recours pour espérer savoir enfin « comment s’orienter en politique » (sous-titre de Où atterrir ?), avant qu’il ne soit peut-être trop tard.

Or l’attention que Latour porte à l’environnement terrestre, aux non-humains, ainsi qu’aux êtres « vivants ou presque », tels que la planète, les virus, les fleuves ou les dieux, inviterait pourtant à construire une pensée de la Communauté (au moins une communauté « de destin ») Hommes-Terre, humains-nonhumains, etc., alors que sa sociologie, si elle s’intéresse bien au « commun », se déploie paradoxalement sans recours aucun à la notion de « Communauté ». Précisons que l’enjeu essentiel pour nous ne réside pas dans une querelle sur les termes d’un débat (c’est-à-dire autour du rejet éventuellement compréhensible par Latour d’un concept « chargé » du poids de deux cents ans d’une sociologie avec laquelle il invite à rompre). Ni même sur le fond du débat et la position, affichée par l’auteur, selon laquelle la Communauté serait une illusion de sociologue (ou de philosophe) : c’est somme toute logique, au vu des prémices de l’ANT et de l’Enquête sur les modes d’existence qui revendiquent de se situer sur un strict « plan d’immanence » et construire une « ontologie plate » (Vibert, 2016), on y reviendra. Mais l’enjeu principal pour nous sera de contester le fait que la sociologie de l’acteur-réseau, en se plaçant sur un plan strictement individuel —le niveau des acteurs— et refusant en particulier toute origine symbolique du social (Maniglier, 2007), a chassé tout « affect communautaire » de la description comme de la compréhension des formations humaines. Ce qui signifie que cette approche réfute l’existence d’un « tropisme », d’une « puissance » ou d’un « instinct anthropologique » qui pourrait seul, selon nous, particulièrement en cette époque indécise, nous incliner vers cette alliance nécessaire à notre survie et la survie en général de notre environnement lui-même. Car qu’est-ce qui pourrait nous incliner (—notamment à agir—) dans ce cas, hormis le seul choc frontal du mur rencontré au fond de l’impasse elle-même ? et personne ne souhaite évidemment confier son rebond/destin à un mur…

D’où la proposition que nous souhaiterions explorer ici : ne peut-on additionner les forces respectives et réconcilier en partie ces deux conceptions, certes en apparence antagonistes du social, que sont la sociologie de l’acteur-réseau et la pensée philosophique de la Communauté[3] ? Dans le but d’enrichir la compréhension réelle du « social en train de se faire » que promet l’ANT, n’est-il pas ainsi possible de croiser la description latourienne de l’existant (qui se veut « réaliste », n’évoquant uniquement que ce qui est : des attachements formant réseau) avec une saisie qui serait certes non pas idéaliste ou « idéologique » (relevant des croyances) mais différentialiste de ceux-ci, accueillant ainsi des degrés variables d’intensité de ces attachements, en plus des différents plans (religieux, technique, scientifique, etc.) sur lesquels ils se déploient, et donc faire fin utile du concept de Communauté ? Ce sera possible, comme on va le voir, au prix non d’une redéfinition radicale de ce concept, mais d’une compréhension affinée de celui-ci.

Pour cela, il convient dans un premier temps de revenir sur les grands principes qui fondent cette sociologie, et notamment sur son protocole d’enquête « objective », qui fait toute sa force. Puis il s’agira, dans un second temps, de déterminer quelle place peut subsister dans un tel modèle à prétention « réaliste » pour une pensée de la Communauté où celle-ci ne soit pas seulement une pure construction imaginaire relevant de la seule croyance. Enfin, l’on verra que c’est en redéfinissant les modes d’apparition de celle-ci qu’on la cerne sans doute le mieux, et que la conception du social comme un « fluide », avancée par Latour lui-même, se révèle particulièrement utile pour dépasser les préventions que de sa sociologie oppose à la notion de Communauté.

 

Les grands principes de cette sociologie et les raisons de l’exclusion de la Communauté : ce qui seul existe, selon l’ANT 

Commençons par rappeler, pour bien en saisir la spécificité, que cette approche trouve son point de départ dans la sociologie des sciences : c’est, avant toute chose, la description de celles-ci comme « réseau » (et donc de l’objectivité scientifique comme produit de ce réseau) qui a donné son cadre à cette sociologie radicalement empiriste. La seule réalité qu’elle détecte est ainsi la construction de chaînes d’acteurs multiples. Un événement illustre comme, par exemple, « la découverte de la pénicilline par Pasteur » est réenvisagé dans cette optique non plus comme la découverte due au génie individuel d’un grand Homme et la mise au jour par celui-ci de phénomènes cachés de la biologie, mais comme la stricte mise en place d’un réseau constitué par la coopération d’un homme, Pasteur, avec, entre autres, une longue liste d’« acteurs » qui participent à un niveau en quelque sorte égal à cette découverte : en l’espèce, des microbes, des éprouvettes, un laboratoire, des financeurs (du laboratoire), des paillasses, des comptes-rendus scientifiques, etc. (Latour, 1985)

C’est cette conception radicalement empiriste de la « réalité » scientifique (de quoi la science est « réellement » faite : en vérité, dit Latour, de tout cela) qui a été ensuite étendue à la description d’autres domaines après la science (le droit, la politique, l’art, la religion, etc.), puis à la description du « social » dans son ensemble. Sur ce même modèle, tout ce qui existe relèverait ainsi in fine de réseaux qui se déploient sur différents plans d’existence (le juridique, le politique, le scientifique, etc. : voir ainsi l’Enquête sur les modes d’existence qui en recense au moins douze) avec chacun son « mode de véridicité » irréductible et les institutions qui viennent le légitimer tout en faisant souvent disparaître la matérialité de ces réseaux à nos yeux (en les « naturalisant », c’est-à-dire en les faisant apparaître comme toujours déjà là et toujours déjà constitués).

C’est pourquoi, pour Bruno Latour, il n’y a pas de « société » (dans le sens où les hommes ne vivraient pas toujours déjà « en société »), pas de vie sociale préexistant aux réseaux, pas de fond « social » sur lequel ceux-ci se déploieraient, il n’y a que des acteurs qui cherchent en permanence à construire leurs réseaux pour se maintenir, soit des « associations » ad hoc, plus ou moins durables, plus ou moins solides, plus ou moins efficaces… Et s’il n’y a pas de « société », il ne saurait donc y avoir de « Communauté » non plus, selon la conception classique —tönnissienne­— du couple Gemeinschaft-Gesellschaft (Tönnies, 2010). Ce qui revient à dire qu’il n’y a en réalité pas de force supérieure ou transcendante présidant au regroupement des humains, donc pas d’instinct du social qui pousserait les hommes à se rapprocher et à former des « sociétés » mais uniquement un réel qui les pousse à s’associer de façon opportuniste. Donc pas de « force sociale », pas de relations sociales, pas de « question sociale » ou de contexte social, etc., qui permettraient d’expliquer nos comportements et d’orienter nos actions dans une sociologie qui se voudrait vraiment « réaliste ». En résumé, selon cette sociologie, le « social » n’existe pas en tant que tel : il est toujours fait d’autres choses, « en d’autres ‘matières’ » (éventuellement « du » religieux, « du » technique, « du » politique, etc.) : soit différentes sphères spécifiques mais interconnectées de l’agir humain, différents « modes d’existence » des réalités, êtres ou choses.

Bien entendu, s’il n’y a pas de Société (soit —on le comprend— pas d’idée platonicienne de société) selon cette sociologie, celle-ci reconnaît en revanche sans aucune difficulté l’existence de regroupements censés être toujours réels quant à eux, et toujours particuliers, d’hommes : la société française, la Société Anonyme X ou Y (telle entreprise), la société des gens de Lettres (SGDL), comme il y a eu la société d’Ancien Régime ou la société des nations (SDN)… Et, bien sûr, sur le même modèle, cette sociologie serait sans doute prête à admettre qu’il y existe également non pas de la Communauté mais des communautés, soit des formes particulières d’association humaine (la communauté des malades du sida[4], la communauté maghrébine en France, la communauté villageoise de Trifouillis-les-Oies, la CEE (du moins avant son passage à « l’Union » européenne), etc.

Le problème pour « nous autres » (c’est-à-dire rien moins que toute la philosophie de la Communauté, à la suite de Bataille, Blanchot, Nancy, ou Agamben et Esposito, ainsi qu’à peu près tout le reste de la sociologie[5]) pourrait donc s’énoncer en ces termes : s’il n’est pas de « Communauté » (comme force agissante de l’être-ensemble, puissance de « l’en-commun » ou clinamen de l’existence comprise comme « comparution » (Nancy, 1991), c’est-à-dire toujours déjà sociale), qu’y peut-il y avoir qui nous pousse à nous réunir et qui puisse produire le désir ou le besoin de cette réunion[6] ? La sociologie de Latour, parce qu’elle prétend ne s’intéresser qu’à ce qui existe « réellement » et « se voit », reste en effet largement muette sur les sources ou les causes de ce qui produit les réseaux qu’elle entreprend de décrire.

Nous défendons quant à nous l’idée que c’est le manque même, soit l’absence de manifestation de la Communauté (comprise dès lors comme une sorte de « deus absconditus ») qui produit le besoin de Communauté chez les hommes. Si nous maintenons la croyance en l’existence d’une telle force cachée mais active, c’est que nous pensons que c’est ce manque même qui produit le désir d’avènement de celle-ci et par là même oriente les hommes, les fait agir dans le réel. Car s’il n’est pas de force centripète incitant les hommes à s’associer pour réaliser pleinement leur humanité (liée à la perception d’une « nécessité existentielle », celle d’une vie plus riche et plus pleine, qui s’accomplirait par la Communauté), comment continuer à croire que nous puissions nous orienter —encore moins nous sauver— face à la catastrophe écologique devant nous ?

Or l’importance nouvelle, en France (alors que son influence est considérable depuis longtemps dans le monde anglo-saxon notamment), de Latour est —on l’a dit— liée aux difficultés dans lesquelles nous nous trouvons actuellement pour comprendre ce qui nous arrive selon les anciens cadres de pensée. C’est l’impossibilité de prendre en compte, selon ces cadres, ce que nous oblige à penser à nouveau frais la crise écologique (l’effondrement du vivant, l’impossible partage des richesses et de l’espace : soit le fait, comme l’explique clairement l’auteur dans Où atterrir ? que nous vivons et consommons comme si nous disposions de deux planètes et demie), et plus largement la crise de notre modèle occidental de civilisation (soit dans les termes de Latour de la « modernité » dans son ensemble), qui avive la pertinence de ce modèle sociologique radicalement alternatif.

Celui-ci repose sur une exigence méthodologique de départ visant à remédier aux soi-disant « erreurs » des autres modèles et qui est aussi —de fait— la piste envisagée pour échapper aux impasses de notre temps : procéder à une re-description systématique et enrichie du social (soit du mode d’assemblage des sociétés), qui passe notamment par l’intégration dans cette description de la multitude des êtres nous environnant, humains, non-humains, objets mais aussi « Gaïa » (le « système-Terre »), qui sont normalement exclus de la réflexion sociologique traditionnelle. Avec pour ambition ultime de parvenir, grâce à ce montage plus « réaliste » du réel, à « altérer le cours de la société » en nous donnant les moyens d’agir sur elle (Latour, 2005, p.9).

C’est donc ce que s’est efforcée de faire la sociologie de l’acteur-réseau depuis les années 80, à partir des re-descriptions successives des conditions expérimentales de la science, du droit, du religieux, de l’art, de la politique, etc. auxquelles s’est notamment livré Latour lui-même dans ses différents ouvrages. C’est-à-dire non pas attaquer, fragiliser ou détruire les certitudes et les fondations de ces domaines mais les reconstruire plus solidement, de façon plus cohérente, pour pouvoir mieux ensuite articuler leurs prétentions dans les négociations à venir sur nos modes de vie —et ce principalement en éliminant les « chimères » du « social » et donc en redonnant ainsi son efficacité, selon l’auteur, à la politique.

Or ce qui fait désormais tout le rayonnement de ce modèle, c’est que son postulat de départ, qui semblait téméraire voire hasardeux il y a encore quelques décennies, apparaît désormais et de plus en plus comme une évidence partagée : il n’y a visiblement pas de « société », comme le professait l’ANT, au sens d’un tout constitué et déjà-là qui pourrait expliquer notre situation et nos comportements[7]. Il ne s’agit pas bien entendu de confondre cette observation avec le positionnement idéologique qui était celui de Margareth Thatcher quand elle prononça en 1987 son tristement célèbre « There is no such thing as society », affirmation produite au fond par son credo néo-libéral et une conception globalement utilitariste du lien social. Mais il s’agit cette fois d’un constat qui se voudrait « neutre » et « réaliste » de la nature de celui-ci, qui pourrait s’énoncer comme suit : on ne s’assemble pas sans raison. Et si l’on s’assemble quand même, ce n’est pas parce qu’on veut « faire société », ou qu’on est poussé par une force mystérieuse à « faire communauté »…

« Pas de société donc, mais des mondes. (…) Il n’y a pas de ciel social au-dessus de nos têtes, il n’y a que nous et l’ensemble des liens, des amitiés, des inimitiés, des proximités et des distances effectives dont nous faisons l’expérience. Il n’y a que des nous, des puissances éminemment situées et leur capacité à étendre leurs ramifications au sein du cadavre social qui sans cesse se décompose et se recompose. Un grouillement de mondes, un monde fait de tout un tas de mondes, et traversé donc de conflits entre eux, d’attractions, de répulsions. » Comité invisible, 2014, p. 195-6.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, il convient de prendre acte du fait qu’on assiste de plus en plus aujourd’hui au constat de « la mort de la société » (dans le monde occidental du moins), sur lequel s’accordent des sensibilités politiques pourtant farouchement opposées. Or un tel consensus semble donner raison à l’intuition originelle de l’acteur-réseau : l’illusion du social, une fois dissipée, révèlerait « ce qui nous lie » vraiment, à savoir des liens fragiles, mouvants (individuellement révocables) et toujours à confirmer ou retisser, soit des réseaux de liens que rien ne tient, hors leur propre force. Pas de substrat ou hypostase que serait « la Société » qui tiendrait le tout ensemble, mais des multitudes d’attachements en train de se faire, des myriades de processus sociaux, des associations (tel est le terme retenu par Latour) ou, pour être encore plus précis, des processus d’association.

La conception classique de la « Société » comme toujours-déjà-toute-constituée avait pour conséquence de masquer et même d’empêcher les évolutions, sa force résidant précisément dans sa résistance aux redéploiements : « Société » n’aurait été en réalité que le nom finalement très politique d’une inertie ou entropie sociale. Sa disparition correspondrait donc à la libération d’une puissance, la possibilité de penser enfin la réorganisation du social. Mais comment et en vertu de quoi ?[8]

C’est sur ce point que le constat commun conduit évidemment à des conclusions radicalement opposées : pour le Comité invisible cité plus haut, cette libération de la force moléculaire d’organisation du social doit permettre… la construction de la « Communauté ». En effet, la disparition de la Société est en quelque sorte la bonne nouvelle qui permet de faire réapparaître celle-ci, jusqu’à  laisser même espérer son avènement prochain via la Révolution. La Communauté ne se trouverait donc pas aspirée dans le mouvement qui fait disparaître la « pseudo » Société, mais au contraire se voit révélée par ce mouvement même comme ce qui oriente (ou devrait orienter) les liens désormais libres de se recomposer. Ce qui signifie que pour le Comité invisible, si la société n’existe pas ou plus, la « Communauté » elle, existe bien et en quelque sorte plus que jamais. Elle est même la seule chose qui compte désormais : la disparition de la société a en effet libéré un horizon qui serait constitué de la seule forme d’association désirable, « vivable »… ce qu’évidemment la description latourienne du social ne saurait concevoir ainsi.[9]

 

Faut-il continuer à faire une place à la notion de Communauté ?

Car pour Latour, il en va évidemment bien autrement. En toute logique, dans l’optique qui est celle de l’ANT, s’il n’y a pas de Société, il ne saurait y avoir —on l’a dit— de Communauté non plus, cette autre forme du même « mirage » sociologique (ce qui résout ­—soit dit en passant­— la querelle de l’historicité des formes et clôt le débat sur l’antériorité supposée de la Communauté ou de la Société). La notion de « Communauté » relèverait ainsi selon Latour de cette « sociologie du social » qui remplace par des concepts savants et exogènes, voire par de mystérieuses puissances invisibles et invérifiables, l’expérience que les acteurs vivent réellement sans aucun besoin de ces abstractions compliquées. Pour se prémunir de telles « illusions », le principe et maître-mot de sa sociologie est donc de toujours et uniquement « suivre les acteurs eux-mêmes » et leurs expériences « réelles ». Ainsi  le protocole d’enquête se révèle très concret : pour suivre les associations et apprendre à les repérer, il suffit d’apprendre à reconnaître les « traces » qu’elles ne peuvent manquer de laisser.

Si une chose existe, explique Latour dans Changer de société, elle laisse en effet inévitablement des indices de cette existence qu’il doit être possible au chercheur de repérer. Faute de quoi, il devient tout simplement impossible d’affirmer avec certitude que cette chose existe et l’on ne pourra de toute manière jamais rien en dire. Les seuls critères réels, réalistes ou objectifs pour attester de l’existence d’un « groupe social », voire d’une « société » ou d’une « communauté » quelconque sont donc ceux-ci : s’attacher à la visibilité que font apparaître les attachements (les « traductions » que les emboîtements d’acteurs nécessitent), soit en quelque sorte des nœuds qui se forment dans le réseau (Latour, 2005, p. 46). Une sociologie véritablement réaliste est à ce prix, nous dit Latour.

D’où la recommandation, pour le sociologue de l’ANT en quête d’associations à révéler, de partir des « controverses », notamment scientifiques, des « faits disputés » (soit des formes de conflictualité) qui sont les signes patents que le réseau existe, c’est-à-dire qu’il œuvre à se maintenir ou de se développer. C’est ce que l’auteur de Changer de société appelle le « coût » des attachements et à propos duquel il développe plusieurs critères de mise en évidence. Un groupe devient visible —et donc existe— quand :

  • il se dote de leaders ou de porte-paroles, dénommés « faiseurs de groupe » ou « préposés à la cohésion » (« point de troupeau de moutons sans berger » résume Latour, p. 48) ;
  • que sa cohésion se fonde sur l’exclusion des autres groupes ;
  • qu’il s’efforce de se démarquer de ces autres groupes en travaillant au renforcement de ses frontières ;
  • il mobilise des professionnels pour asserter son existence : des sociologues notamment, ou encore des journalistes, mais aussi se dote de statistiques, fait usage en somme des sciences sociales elles-mêmes. La mise en évidence du groupe par les chercheurs qui l’étudient participerait ainsi directement à l’établissement de l’existence de celui-ci ;
  •  enfin quand il tente de se doter d’une définition et de formes, en affichant par exemple des principes, en exhibant des représentations (symboles, totem, etc.).

 

Si l’on garde à l’esprit ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, à savoir la question de la Communauté, on voit bien comment ces critères dits « objectifs » participent, au nom du réalisme, d’une réduction radicale de ce qui peut être compris comme groupe. Ils ne dessinent, de fait, qu’une version très particulière et limitée de ce que l’on pourrait considérer comme « communauté ».

Cette saisie empirique du réel à partir notamment de la « conflictualité sociale », censée protéger des illusions de la théorie, ne peut de fait mettre en évidence que des communautés (avec un c minuscule) singulières et particularisantes, qui s’écartent et même trahissent la Communauté (c majuscule) en tant qu’idéal générique, non particularisé et non particularisant. Les critères retenus filtrent en effet fortement la saisie de ce qui est considéré comme relevant du seul réel et ne peuvent faire apparaître comme existantes que les premières et non la seconde. On pourra ainsi opposer à cette sociologie que ce n’est pas parce que des types d’assemblages sociaux existent qu’ils apparaissent au chercheur de la théorie de l’acteur–réseau, mais à l’inverse que les critères qu’il a retenus permettent seulement à ceux-ci d’apparaître, en vertu d’un biais logique manifeste.

À l’inverse, une conception élargie de ce que serait la Communauté échappe à ces critères et les rend inadéquats : la question des leaders est en effet largement en contradiction avec la Communauté comme idéal de relations a priori horizontales et relativement égalitaires ; l’exclusion d’autres groupes est en contradiction avec l’élan communautaire lui-même, basé sur l’hospitalité a priori maximale du groupe ; de plus, le renforcement des frontières apparaît contradictoire avec la disposition à une inclusion a priori sans bornes qui caractérise le désir de Communauté ; le recours à des professionnels qui l’étudient échappe à la temporalité et notamment à la dimension épiphanique de « l’événement » que veut constituer la Communauté. Enfin, si la Communauté se dote effectivement de formes sensibles et esthétiques, comme on va le voir plus bas (—elle s’enveloppe notamment dans du récit—), le contenu identitaire de ces formes importe moins que le seul acte de se dire, soit de la performance et du partage plus que du conflit (Astruc, 2016, chapitre « pourquoi le récit ? »).

Ce qui —on le voit— revient constamment dans ces objections à la conception sociologique de l’ANT, c’est la formule « a priori ». Car un groupe n’est effectivement jamais « a priori » ce qu’il est en réalité ; mais cette forme a priori est bien, néanmoins, ce qui va orienter, malgré toutes les déformations réelles subies immédiatement ensuite, le projet d’association dans les formes qu’il prendra en réalité, donc une composante qu’il convient de prendre en compte pour comprendre ce réel. Plus généralement, « suivre le réel » signifie-t-il pour autant que seul ce qui nous apparaît réel existe ? L’enquête sur les modes d’existence en 2012 viendra heureusement complexifier ce point, en prenant en compte des « modes d’existence » plus variés, et donc des modes de visibilité ou d’apparition différents selon les êtres, permettant de faire entrer dans la catégorie de l’existant bien des réalités qui échappaient à la saisie de l’acteur-réseau selon les critères initialement énoncés.

De fait, si une chose n’apparaît pas dans le radar du sociologue de l’ANT, cela ne veut pas dire qu’elle n’existe pas, mais simplement que celui-ci ne la voit pas, parce qu’il ne sait pas la voir, étant mal équipé pour cela. C’est évidemment capital pour nous pour qui la « Communauté » est toujours en puissance et donc invisible, mais dont nous soutenons qu’elle existe cependant bel et bien, et même d’autant plus qu’elle ne se réalise pas dans le réel sous forme d’un groupe constitué[10]: car elle œuvre néanmoins aux rapprochements des hommes et produit des associations qui sont le fruit de son influence. Définie ainsi, la Communauté est une force qui existe dans ses effets car elle fait effectivement agir, elle produit des formes d’associations humaines. Ces dernières sont précisément les traces qu’elle laisse dans le réel.

En définitive, la sociologie de l’ANT apparaît donc comme un filtre qui permet de regarder finement le réel, de distinguer en particulier la granularité des associations, mais :

1) elle ne permet pas de discriminer, en tout cas « a priori », entre les différentes formes d’associations, se montrant en particulier incapable de prendre en compte leur différence de « qualité d’assemblage » (elle ne permet pas de discriminer ce qui relèverait par exemple de la différence entre le mode d’association « société » et le mode d’association « communauté ») ; De surcroît, il n’est pas sûr qu’elle soit plus à même de le faire a posteriori, une fois les attachements réalisés.

2) Car elle ne permet pas de distinguer la force différentielle de ces attachements. Dans la perception qu’en a l’ANT, la « société » comme la « communauté » sont des « connecteurs » parmi d’autres, qui valent par leur « réussite » mesurée en fonction du nombre d’associations —la taille du réseau— et la durée —la longévité de celui-ci—comme seuls critères visibles de description.

Or dans un modèle qui considère la Communauté comme une disposition de l’être, ou une vocation anthropologique voire cosmologique, soit comme une conséquence de notre existence dans le «  réseau » du vivant et même dans le « système-Terre », celle-ci passe inévitablement sous le radar de l’ANT. Elle est naturellement invisible, du moins elle n’apparaît pas selon le mode d’apparence retenu par cette sociologie, mais existe pourtant, bien qu’autrement.

Comment existe-t-elle alors ? Évidemment moins selon des critères quantitatifs et « réels », que selon des critères qualitatifs et, disons, relatifs. Ainsi, ce qui est inconcevable dans le modèle de l’acteur-réseau est que la Communauté vaut par son échec même (et notamment son échec à apparaître, à s’actualiser dans le réel). Elle est ainsi d’autant plus efficiente et agissante qu’elle est irréalisable, et parce qu’elle est irréalisable (elle agit par son manque, comme on l’a dit plus haut). C’est en définitive un horizon souhaitable, qui oriente et encadre l’action collective. À bien regarder, c’est une VALEUR, qui en tant que valeur modèle l’action des hommes. Plus qu’un simple « connecteur » —dans la terminologie de l’ANT proposée dans Changer de société[11], qui serait réel et actualisé, la Communauté correspondrait plutôt à un « attracteur » dans le modèle révisé de Où atterrir ?. Autrement dit, elle serait l’orientation d’un affect.

Mais s’il y a bien quelque chose d’essentiel que nous apprend la théorie de l’ANT, c’est la nécessité, si l’on souhaite maintenir la pertinence du concept de Communauté (comme entité agissante et catégorie descriptive), d’envisager celle-ci comme un processus (et non un donné) à l’inverse de ce que le terme, chargé sur ce point d’ambiguïté, évoque, lui qui semble désigner une entité déjà là… S’il y a bien un point sur lequel on peut être pleinement d’accord avec l’ANT, c’est alors sur le caractère labile, toujours fluctuant, et toujours à raffermir ou affirmer des associations et notamment de la Communauté (en train de se faire). Peut-être conviendrait-il alors de remplacer ce terme par « communautisation » ou « communisation » (comme chez Max Weber, 2019) pour être plus clair ? C’est bien possible.

Il reste enfin un point sur lequel il convient de revenir avant de pouvoir conclure cette réflexion : comment rendre compte malgré tout de l’existence de la Communauté, sans en rabattre sur la rigueur empiriste qui fait toute la force de l’ANT. C’est là un enjeu décisif pour pouvoir affirmer que notre démarche est tout aussi « réaliste » ou scientifique que celle de Latour[12]. Autrement dit, il s’agit de montrer comment la Communauté, malgré sa nature « d’attracteur » et son invisibilité, peut néanmoins et sans conteste apparaître.

 

Comment la Communauté peut-elle apparaître ?

Comme le suggère la citation du Comité invisible, c’est sur fond d’une lutte de mondes entre eux que la Communauté peut faire sentir son influence. Elle est inséparable d’une certaine violence naturelle des attachements (amitiés et inimitiés se tissant et se combattant), du moins du conflit et de la controverse[13] : elle apparaît donc bien, selon la logique qui est celle de l’ANT, et l’on peut même avancer, qui plus est, qu’elle se « territorialise » en quelque sorte dans le panorama comme horizon désirable[14]. À ce titre, on peut dès lors s’efforcer d’en dire quelque chose. On peut en effet tout à fait commencer à la suivre comme la théorie de Latour invite à le faire pour n’importe quel « acteur-réseau ». Celle-ci s’exprime (—se traduit—) dans les « œuvres » qui en sont la trace. À l’instar de Changer de société, on peut tenter de dresser une typologie pour distinguer les différents types de traces (différentes, certes, de celles de l’ANT) qui paraissent pouvoir asserter de son existence.

1) la Communauté se manifeste en premier lieu à travers les expressions esthétiques ; c’est peut-être le lieu où celle-ci apparaît même le plus clairement aujourd’hui. Les œuvres d’art témoignent de l’aspiration humaine à la Communauté, dans leur dimension particulière comme dans leur vocation générale. Toute « l’écriture-littérature », comme la nomme Jean-Luc Nancy, ne serait même précisément que cette trace. Tous les arts, et peut-être la littérature plus que tous les autres, témoignent en effet à leur manière de l’existence de la Communauté, la « disent ». On a ainsi montré ailleurs (Astruc, 2016) comment, dans le solo d’un danseur, dans un roman de Genêt, une nouvelle de Kafka, dans la poésie d’une grève étudiante, dans le récit mythologique d’une tribu mélanésienne, dans la littérature post-exotique, parmi d’autres exemples, innombrables en vérité, la Communauté se dit. C’est-à-dire qu’elle s’exprime et se dévoile ainsi aux hommes. [15]

2) Mais on trouvera également des traces de la Communauté dans certaines expériences vécues, dont les témoignages sont là encore innombrables : expériences de vie intense nées de relations humaines soudain senties comme relevant d’une forme de plénitude absolue : appelons-les « expériences extatiques ». La Communauté a en effet ceci de remarquable que lorsque, dans certaines circonstances singulières, les hommes en font l’expérience, celle-ci imprime en eux une envie débordante de retrouver cet état de communion avec les autres (fait d’amitié, de fraternité, de partage et de joie). Au cours d’une Révolution, d’une émeute, une grève, une manifestation, une fête, un concert, une occupation, ou encore une étreinte, la mémoire des relations vécues, fragiles mais si fortes, s’imprime durablement au plus profond de l’être de ces individus, si bien qu’elles deviennent souvent l’aune à quoi se mesure ensuite toute relation, pressant de retrouver la plénitude de vie alors entrevue. C’est en quoi la « communisation » n’est autre que le souvenir épiphanique de relations bien plus riches et bien plus fortes que la simple association : des liens qui transforment radicalement la nature du réseau en Communauté. [16]

3) Mais l’expérience de la Communauté est aussi une « expérience logique », c’est-à-dire une découverte intellectuelle, philosophique, politique partageable. Les échanges, les témoignages, les lectures, la philosophie et les sciences sociales sont un accès possible à cette réalité, par la transmission. Ainsi la Communauté se vit mais aussi se déduit, d’après les informations qui circulent (récits, œuvres, conversations, etc.). Elle est l’objet d’une transmission et en quelque sorte d’« initiations » qu’opèrent tout simplement la socialisation et la culture. À défaut ou en relais d’une expérience sensible immédiate (par la « voix » des arts ou par l’expérience extatique notamment), elle est donc susceptible d’expériences médiées dont les vecteurs sont là encore des traces concrètes et indubitables de son existence. En ce sens, tous les ouvrages de philosophie, de sociologie ou de politique consacrés à la Communauté témoignent eux aussi de l’existence de celle-ci. Non pas tant parce qu’ils contribueraient matériellement à en délimiter les contours et la feraient exister comme objet de « dispute » (comme l’ANT pense la trace en quelque sorte « configurante » que laissent les sociologues de leur objet d’étude), mais parce que l’expérience de la Communauté est effectivement transmissible par l’esprit.

On l’aura compris, il est bien des indices, qui satisfont le souci louable de rationalité et d’objectivité de l’ANT, qui inclinent à ne pas considérer la Communauté comme une pure « illusion » de sociologue. Il faut alors en conclure que le maintien de cette notion est souhaitable et nécessaire en vue d’une appréhension complexe et riche du social en général, ou même des associations d’acteurs dans un réseau.

 

Conclusion

Si la question de ce maintien a pu légitimement se poser et le doute s’insinuer à la faveur des développements de cette sociologie radicale qu’est l’ANT, c’est que contrairement à ce qui pu exister par le passé, nous faisons aujourd’hui l’expérience du social comme nous faisons l’expérience de la Communauté : par son manque. « C’est pas ce biais que nous faisons tous l’expérience la plus quotidienne de ce que nous appelons en fait le « social » : le sens de l’appartenance est entré en crise. » écrit Latour (2005, p13). Et il ajoute :

« Nous ne sommes même plus certain de ce que veut dire « nous » ; il semble que nous soyons tenus par des « connexions » qui ne ressemblent plus aux liens sociaux « agréés » ; le doute plane sur ce que nous sommes censés faire ensemble. »

Or cette évolution, qui a justifié la démarche de retour au strict « réel » de l’ANT, concerne donc la société, mais pas la Communauté ! Si toutes deux sont désormais invisibles, ce qui différencie l’expérience de la société de celle de la Communauté, c’est que la première est devenue une expérience extrêmement ténue et vaporeuse, tandis que la seconde a toujours été une expérience extrêmement forte, même si elle est évanescente.

La proposition de renouvellement sociologique que constitue l’ANT (celle d’une nouvelle description des « assemblages »[17]) est inséparable d’une formulation nouvelle de la définition de société : celle-ci gagnerait ainsi à être comprise, nous dit Latour, comme « un fluide (…) qui devient visible seulement lorsque de nouvelles associations sont fabriquées. » (Changer de société p. 113) On comprend aisément comment cette nouvelle définition peut en effet rendre compte plus efficacement des observations des sociologues de l’ANT et peut-être des nouvelles réalités sociales. Il se trouve en effet que le concept de « fluide » charrie avec lui beaucoup de signifiants bien appropriés à la description du social « nouveau ». Cependant il n’est pas dit que ce soit forcément toujours dans le sens de ce qu’imaginait Latour en proposant cette définition. Ainsi est fluide, selon le dictionnaire :

1) « ce qui flue sans forme fixe » et c’est évidemment une caractéristique essentielle —on l’a dit— de notre modernité liquide (Baumann) et l’un des apports essentiels de l’ANT que d’avoir mis en évidence le mouvement du social contre les conceptions figées et sédimentées ;

2) « Ce qui, sans forme, épouse la forme de son contenant (gaz, liquide) », et voilà bien en effet de quoi caractériser efficacement le réseau dont tout social serait ultimement composé ;

Mais le plus intéressant dans le choix de ce terme est sans doute son troisième sens, celui d’une influence subtile :

3) « Force, influence subtile, mystérieuse qui émanerait des astres, des êtres ou des choses. » Nous voilà revenus, au terme de l’enquête, à ce contre quoi s’était précisément édifiée la sociologie de l’ANT, à savoir l’idée de forces non matérielles qui déterminent pourtant les formes matérielles, à de mystérieuses entéléchies qui gouvernent le social. Or nous ne pouvons qu’être d’accord avec cette compréhension du « fluide du social » car l’influence est précisément la force propre de la Communauté, son appel, le moyen par lequel elle se manifeste, sa forme de présence dans ce monde.

Au bout du compte, la logique de l’ANT ne peut semble-t-il que retrouver —et valider—la dimension spirituelle non strictement observable à laquelle elle prétendait initialement s’opposer. Par le caractère de flux (mouvement et réseau) de sa description du social, elle ouvre en effet la porte à une compréhension moins radicalement plate et immanente qu’elle ne l’imaginait. Par son empirisme même, elle réintroduit in fine la possibilité de la Communauté comme force agissante, dont la présence est aussi subtile que l’effet indéniable : en définitive un affect, l’affect communautaire, comme mode d’affectation des acteurs, créateur de liens, et donc, oui, de réseau, qui colore au bout du compte celui-ci d’une puissance d’attachement que la version radicale de la sociologie de l’acteur-réseau n’était pas supposée reconnaître.

On le voit, cette théorie, même si l’on doit la critiquer, peut nous aider par sa rigueur à mieux penser la Communauté. Elle nous invite en particulier à comprendre que ce que l’on cherche à désigner sous ce terme est avant tout un processus de communisation, valorisant un type de lien particulier entre acteurs, le lien communautaire. Ainsi la Communauté se comprend mieux comme une forme d’expérience existentielle partagée (la communion) qui produit le désir de retrouver cette « qualité de relation » et devient alors une force modelant les relations sociales. Il reste, suivant en cela les préceptes de l’ANT, à préciser encore les modes de présence de cette force. Pour notre part, il s’agira de poursuivre l’enquête commencée depuis quelques années déjà sur les esthétiques du commun[18], c’est-à-dire sur la façon dont la Communauté « se dit » à travers les œuvres d’art. Grâce à une compréhension affinée de ces mécanismes, il deviendra possible non certes de refonder la sociologie, mais du moins peut-être la perception du rôle esthétique dans les interactions sociales.

 

Bibliographie :

Agamben, Giorgio, La communauté qui vient, Paris, Seuil , 1990

Astruc Rémi, Nous ? L’aspiration à la Communauté et les arts, Versailles, RKI Press, 2016

Dubet François, Le Travail des sociétés, Paris, Seuil, 2009

Comité invisible, À nos amis, Paris, La Fabrique, 2014

Latour Bruno, Où atterrir ?: Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2019

Latour Bruno, Face à Gaïa : Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015

Latour Bruno, Enquête sur les modes d’existence, Paris, La Découverte, 2012

Latour Bruno, Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2005

Latour Bruno, Pasteur. Bataille contre les microbes, Paris, Nathan, 1985.

Maniglier Patrice, « Institution symbolique et vie sémiologique : la réalité sociale des signes chez Durkheim et Saussure », in Revue de métaphysique et de morale 2007/2 (n° 54), pp. 179-204.

Nancy Jean-Luc (avec Bailly J.-C.), La Comparution, Paris, Christian Bourgois, 1991

Tönnies, Ferdinand, Communauté et société, Paris, puf, 2010

Vibert Stéphane, « Le bain acide des relations de pouvoir. Critique de la socio-anthropologie potestative », in Revue du MAUSS, 2016/1, n°47, pp. 287-303

Vibert Stéphane, « La Référence à la société comme « Totalité ». Pour un réalisme ontologique de l’être-en-société », revue Société n°26, automne 2006, pp.79-113

Weber, Max, Les communautés, Paris, éditions La Découverte, 2019

 

[1] Le C majuscule à « Communauté » signalera la conception que l’on va chercher à défendre dans ce texte, à savoir la puissance d’une idée du commun, une aspiration universelle qui animerait les hommes, et se distingue par là-même de « communauté » avec un c minuscule qui désignera un regroupement actuel et effectif d’individus autour de caractéristiques la plupart du temps identitaires. Pour un développement de cette nuance, voir le chapitre 1 de Nous ?

[2] Penseur français le plus cité à l’étranger semble-t-il (cf. présentation de Latour par Adèle Van Reth lors de son passage en 2019 à la radio France Culture dans la série « Profession philosophe »), récipiendaire du prestigieux prix Holberg en 2013, il est l’objet d’une attention médiatique soutenue en France depuis quelques années alors que le ministère de l’écologie accompagne financièrement la mise en place de certaines de ses actions.

[3] Nous voulons en particulier parler ici de la riche et diverse pensée de la Communauté, telle qu’élaborée depuis Georges Bataille et Maurice Blanchot, par Jean-Luc Nancy, Giorgio Agamben, Roberto Esposito pour ne citer que les plus importants des philosophes concernés.

[4] Comme il est évoqué dans la note 3 de la page 35 de Changer de société, une des rares occurrences du mot dans le livre…

[5] Dans le sillage en particulier de l’anthropologie de Louis Dumont ou du MAUSS (mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) ou même du Cornélius Castoriadis de L’Institution imaginaire de la société. Cf. Vibert, 2006.

[6] Sauf à penser, dans une perspective hobbesienne, que ce rapprochement soit toujours négatif, c’est-à-dire contraint par l’adversité.

[7] « Longtemps j’ai cru vivre en société… » écrivait d’ailleurs François Dubet, même si c’était in fine pour insister sur l’importance de cette notion (Dubet, 2009).

[8] Un des reproches adressés à cette sociologie, qu’on ne développera pas cependant ici, est précisément qu’elle semble déboucher sur une libération qui n’est pas problématisée, et qu’elle semble ne libérer en fin de compte rien d’autre qu’une pure liberté des acteurs, révélant les proximités idéologiques (sous couvert d’échapper aux idéologies) de celle-ci avec le libéralisme économique.

[9] On touche là semble-t-il à une aporie du système imaginé par Latour : l’évacuation de la politique (comme lutte d’idéologies peu soucieuses du vrai) au profit d’une stricte description, « scientifique », du réel doit néanmoins mener à retrouver cette même politique à la fin du processus, comme capacité d’agir sur ce réel comme résultat des négociations des acteurs entre eux, en fonction des valeurs qui sont les leurs (donc de leurs idéologies), ce qui ne saurait être totalement convaincant.

[11] Si Latour est « relativiste », comme lui reprochent ses détracteurs, c’est avant tout parce que sa sociologie ne sait pas discriminer « a priori » les valeurs…

[13] À ce titre seul (celui de controverse scientifique), elle entrerait d’ailleurs dans les modes de visibilité (et donc d’existence) des « réalités » selon l’ANT. Mais nous ne pouvons naturellement nous contenter de cela.

[14] Non pas nécessairement résolution mais acceptation et dépassement de la conflictualité sociale.

[15] Très diverse, elle est cependant très déterminée mais comme « quelconque » (« définie, mais uniquement dans l’espace vide de l’exemple », dit Agamben, 1990). Voir aussi comme autres exemples la thèse de Julie Brugier « Marginalité et communauté dans les œuvres de W. Faulkner, R. de Queiroz et M. Condé », ou pour une démonstration plus philosophique, les réflexions de J.-L. Nancy dans La Comparution.

[16] Une myriade d’expériences situées (de la Commune de Paris à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes par exemple) témoigne ainsi de la Communauté et de sa force de « présence ». Voir par exemple, pour des témoignages récents, ceux rassemblés par le collectif « Mauvaise troupe » dans l’ouvrage Constellations, trajectoires révolutionnaires pour le jeune XXIe siècle.

[17] Comme le formule expressément le titre original anglais de l’ouvrage : Re-assembling the Social.

[18] Après un premier colloque sur les « Images du commun » (2016), un deuxième sur « les mots du commun et de la Communauté » (2018), nous envisageons un troisième volet intitulé « Gestes, rythmes, mouvements du commun » (sans doute 2021)