Espaces public, privé, commun au Japon

Ce texte est publié avec l’aimable autorisation de son auteur et des responsables du site mesologiques.fr

 

Privé, public, espace : de l’existence en milieu nippon

— par Augustin Berque (berque@ehess.fr)

 

Sommaire – I. Sinogrammes du public et du privé ; II. Ooyake et watakushi ; III. « Public » et « privé » ; IV. Publicus ; V. Privatus ; VI. La chose du chef ; VII. Le personnel ; VIII. L’ambivalence ooyake-watakushi ; IX. Watakushi et première personne ; X. L’ooyake et l’Empereur ; XI. L’occupation ; XII. L’amont auguste ; XIII. L’ooyake l’emporte ; XIV. Polysémie de « sujet » ; XV. La controverse de la subjectité ; XVI. Un être sans lieu ; XVII. Une existence localisée ; XVIII. Exister, ek-sister ; XIX. Sonzai ; XX. Oru ; XXI. Cun et zai ; XXII. Ser et estar ; XXIII. La chôra ; XXIV. Sur le mont Horeb ; XXV. Un « je » universel ; XXVI. Un « je » circonstanciel ; XXVII. Sonzai selon Watsuji ; XXVIII. Hito et ningen ; XXIX. La médiance ; XXX. Watsuji et Heidegger ; XXXI. Le corps social ; XXXII. Leroi-Gourhan ; XXXIII. Le milieu, corps médial ; XXXIV. Cosmisation du corps, somatisation du monde ; XXXV. Prééminence du fûdo ; XXXVI. Kôrakuen vs. Versailles ; XXXVII. Le je/jeu des circonstances ; XXXVIII. Aspectivisme ; XL. Le supérieur est plus naturel ; XLI. Espace physique, social, mental ; XLII. Être vers la vie ; XLIII. Genkan et en ; XLIV. Trajection et ek-sistence ; XLV. La colonne érémitique ; XLVI. Écoumène et choses-milieux ; XLVII. Au-dedans et au-dessus du privé ; XLVIII. Public et privé en Europe, vus du Japon ; XLIX. L’inversion du dedans et du dehors ; L. L’humain (ningen) et l’éthique ; LI. L’ié ; LII. Le petit groupe ; LIII. L’exclusion du troisième et autre genre ; LIV. Les chônaikai ; LV. Le GHQ ; LVI. L’ordre public ; LVII. Communauté et société ; LVIII. Transmodernité des chônaikai ; LIX. L’économie du milieu ; LX. Du moderne au transmoderne.       

 

I. Le sinogramme gong 公, qui aujourd’hui signifie « public » en Chine comme au Japon, se compose de deux éléments : ム et 八. Le premier élément est la forme initiale du sinogramme si私, qui signifie « privé ». Dans sa forme ancienne口, il signifiait à l’origine : cacher en enclosant. Le second élément八 signifiait au contraire : ouvrir à droite et à gauche. L’idée première de public serait donc d’ouvrir en grand ce qui, inversement, se cache en s’enfermant dans le privé. Ce dernier s’est précisé en ajoutant, à ム, le sinogramme des céréales 禾. Le composé qui en résulta, 私, signifiait donc anciennement: enclore son blé, d’où : propriété privée.

 

II. Dans la prononciation dérivée du chinois gong, 公 se prononce en japonais en lecture phonétique (on yomi 音読み), mais ooyake en lecture sémantique (kun yomi 訓読み), ce qui étymologiquement signifiait : « lieu (ke) de la grande (oo) maison (ya) », c’est-à-dire celle du souverain. Ce terme a donc une origine inverse de celle de notre « public », mot qui vient du latin populus, peuple. Dans la tradition nippone, le peuple relève au contraire du watakushi私, le privé ; et dans le régime féodal, qui a régné sur l’archipel de la fin de l’État antique (XIIe siècle) jusqu’à la restauration meijienne (1868), ooyake désignait la chose du suzerain, watakushi celle du vassal. Rien à voir avec l’idée de res publica. C’est dire qu’introduire la notion occidentale de « public », après la restauration de Meiji, n’a pas été une mince affaire.

III. Avant de préciser la relation ooyake / watakushi au Japon, rappelons brièvement la définition de public et de privé en français.

            La première occurrence recensée en français du terme « public » comme substantif, en 1559, en fait un synonyme d’« État, la collectivité » ; ce à quoi est opposé directement le privé, apparemment sans le moindre tiers terme qui les embraierait en douceur. À creuser un peu les choses, néanmoins, le mot même de « public » se révèle d’une troublante élasticité, comme en témoigne sa définition dans la première édition du Petit Larousse (1906) :

PUBLIC, IQUE (blik, i-ke) adj. (lat. publicus) Qui concerne tout un peuple: intérêt public. Commun : promenades publiques. Manifeste, connu de tout le monde : bruit public. Auquel tout le monde a droit d’assister : séance publique. La chose publique, l’État. Charges publiques, impositions. Droit public, science qui fait connaître la constitution des États, leurs droits, etc. Fonctionnaire public, officiel. N. m. Le peuple en général : avis au public. Nombre plus ou moins considérable de personnes réunies : lire un ouvrage devant un public choisi. En public loc. adv. En présence de tous : parler en public. ANT. Privé.

            En effet, quelle peut donc être l’extensio d’une entité qui peut aller d’un « public choisi » jusqu’à « tout un peuple » ? Elle est proprement indéfinissable, sinon par son antonymie avec la suivante (même source) :

PRIVÉ, E adj. Sans fonctions publiques : homme privé. Intérieur, intime : la vie privée. Apprivoisé : oiseau privé. N. m. Lieux d’aisance : aller au privé.

 

            Les langues évoluent, certes. La CGT ne dirait pas, en 2018, que la SNCF va « aller au privé » dans l’acception que recensait le Petit Larousse en 1906. Toutefois, l’antonymie demeure, cela même alors que le Petit Larousse, à propos de promenades, va jusqu’à faire de « public » un équivalent de ce tiers non exclu que serait le « commun » ; car il ne s’engage pas plus loin : cela va effectivement sans dire, le cas échéant.

 

IV. Du côté des étymologies, si « public » descend du latin publicus, le rapport initial avec l’État n’est pas évident. Publicus vient de populus, le peuple, et signifie « qui concerne le peuple », « de propriété ou d’usage commun ». C’est au cours de l’histoire romaine que ce bien commun a pris le sens de « qui appartient à l’État ». N’entrons pas ici dans les détails de ce processus, et contentons-nous de souligner qu’il y a là une ambivalence foncière entre le communal (qui relève du local) et l’étatique (qui relève de ce qui deviendra l’un des plus vastes empires de tous les temps).

 

V. « Privé », quant à lui, descend du latin privatus, participe passé de privare, « mettre à part, ôter de ». Ce sont des séparations de ce genre qui ont engendré matériellement la notion occidentale de bien « privé ». Originellement, le privatus était « détaché » de l’ager publicus, le fonds de terre public arraché aux ennemis vaincus par Rome. Il en allait de même dans les colonies d’Athènes, où chaque famille possédait en tant que temenos τέμενος (de temnein τέμνειν, couper) un lot assigné par le sort (klêros κλήρος) dans le communal de la colonie (klêrouchia κληρουχία)[1].

 

VI. Sous Meiji et jusqu’à nos jours, comment les notions occidentales de public et de privé furent-elles accommodées à ce qui pouvait y correspondre dans la spatialité nippone[2]? C’est ce qu’examine le philosophe Yasunaga Yoshinobu[3] dans un essai marquant paru en 1976, Nihon ni okeru ooyake to watakushi (Le public et le privé au Japon)[4]. Comme on l’a vu (supra, II), « public » se dit en japonais ooyake 公, « privé » watakushi 私. Le premier terme suggère une origine opposée à celle de notre « public », qui est res publica, « chose du peuple » ; car ooyake, c’est la chose du chef. Quant à watakushi, il se trouve que c’est aussi un terme que l’on utilise couramment comme équivalent de « je, moi je ». Il semblerait donc qu’à la dualité romaine public/privé corresponde au Japon un couple étatique/personnel.

            En réalité, montre Yasunaga, c’est la notion même de couple qui doit être mise en question. Dans ooyake, « lieu (ke) de la grande (oo) maison (ya) », ya désigne la demeure sacrée du chef de la communauté, celle où descendent les dieux, par opposition à (transcrit par la suite 家), la maison humaine. C’est ainsi que la capitale sera dite miyako (rendu plus tard par 都) : « lieu (ko) de la maison (ya) auguste (mi) ». Avec l’établissement de la monarchie antique, la notion d’ooyake s’ente sur la royauté du Tennô 天皇[5], sans toutefois que la connotation communautaire en disparaisse complètement.

VII. Quant à watakushi, son origine est plus obscure. Le japonais ancien n’utilise pas ce vocable pour désigner la première personne. Dans le Kojiki (« Récit du temps jadis », 712), watakushi a le sens d’« égoïste », « capricieux ». Selon l’étymologie que Yasunaga juge la moins improbable, ce pourrait être l’espace défini par les pieux (kushi) qui délimitent le champ (ta) du sujet parlant (wa). Notons en passant que si cette étymologie est exacte, elle fait curieusement penser à celle de notre « pays » (de pagus, pieu délimitant), et n’est pas si éloignée, au fond, de celle de privatus. Plus tard, watakushi dénote la licence de ceux qui ne sont pas astreints, comme le Tennô, aux obligations et aux tabous de l’ooyake.

 

VIII. Avec l’introduction de l’écriture chinoise, on applique à watakushi l’idéogramme 私 (cn si, jp shi), qui évoque le particulier, et à ooyake celui de 公 (cn gong, jp ), qui évoque le général ou l’universel[6]. Yasunaga souligne que, contrairement aux empereurs chinois, lesquels doivent respecter les principes supérieurs du gong, le Tennô japonais subsume l’universel. Parallèlement se produit une assimilation entre le et l’administratif, kan 管. Une sorte d’échelle s’institue donc entre un pôle supérieur, zénith de l’universalité (le Tennô descendant de la déesse Soleil, Amaterasu), et un pôle inférieur, nadir de l’universalité. La particularité varie en raison inverse : maximale dans le peuple, elle est minimale dans le Tennô[7]. Il y a donc ambivalence : on est empreint d’ooyake vis-à-vis d’un inférieur, et de watakushi vis-à-vis d’un supérieur. L’administration est ooyake, et le peuple watakushi.

 IX. À l’époque de Kamakura (XIIe-XIVe siècles), le rapport entre les deux termes s’enrichit de connotations morales. Ooyake implique la droiture (que le Tennô lui-même  doit respecter), watakushi le désir humain. Aussi bien, l’ooyake doit-il pénétrer jusque dans les maisons du peuple. Sous ce régime féodal, ooyake tend par ailleurs à désigner la chose du suzerain, watakushi celle du vassal. C’est justement à l’époque de Muromachi (XIVe-XVIe siècle) que watakushi commence à désigner la première personne : le locuteur l’emploie par humilité[8].

 

X. Désormais, les deux termes sont inscrits dans un rapport d’interdépendance qui changera peu jusqu’à la dernière guerre, malgré les thèses d’un Nakae Chômin, sous Meiji, qui voulait restituer le public au peuple. C’est en fin de compte l’État qui a accaparé l’ooyake ; et il n’a pour ce faire même pas eu besoin de s’abriter derrière la chose publique : il est par nature ooyake, tandis que les particuliers, sujets du Tennô, sont par nature watakushi.

 

XII. Après la dernière guerre, l’idéologie de l’occupant américain introduisit momentanément des notions antipodales, comme celle de civil servant, que l’on rendit par une véritable chimère lexicale : kôboku 公僕, littéralement « duc-esclave » ; mais les habitudes furent les plus fortes. Même si, depuis la fin de la Haute Croissance (1955-1973), l’exemple des démocraties occidentales les a quelque peu érodées, les Japonais, insiste Yasunaga, continuent comparativement de percevoir l’administration sous les espèces de l’o-kami お上, « l’amont auguste », comme on le disait déjà sous les Tokugawa (1603-1867). Quand un fonctionnaire « pantoufle » dans le privé, on dit qu’il « descend des cieux » (amakudari 天下り) ; etc.

XIII. Pour Yasunaga, ce qu’il manque pour que s’instaure une claire distinction du public et du privé, c’est une pensée à la fois nette et proprement japonaise du sujet (shutai 主体). Certes ! Mais les structures mentales et linguistiques de la culture nippone s’y prêtent bien mal[9]. Dans la langue et les comportements actuels, il n’existe à proprement parler ni d’égoïté (Ichheit)[10], ni de priveté (privacy, que le japonais a adopté tel quel), ni de publicité (kôkyôsei 公共性, au sens habermasien d’Öffentlichkeit, caractère public)[11]. La vie privée et la vie publique s’interpénètrent, sous les espèces du commun. Justement, kôkyô (cn gongong, cf. gonggong qiche 公共汽車, autobus) associe les deux notions de « public » (公) et de « commun » (共). Quoi qu’il en soit du commun (v. infra, LIII sqq.), dans la bipolarité du public et du privé, l’espace-temps ooyake l’emporte sur l’espace-temps watakushi, y compris dans le rapport vie professionnelle (relevant de l’ooyake) / vie privée.

XIV. « Une pensée à la fois nette et proprement japonaise de la question du sujet », voilà qui ne va pas de soi. Notons d’abord que, dans les langues européennes, ce terme de « sujet » (subject, Subjekt etc., du latin subjectum, qui rendit le grec hupokeimenon ὑποκείμενον, le « gisant dessous ») est d’une polysémie déroutante. Le « sujet » du logicien (S, ce dont il s’agit, et dont un certain prédicat P est énoncé), par exemple, c’est l’« objet » du physicien (ce qui est observé, mais qui correspond effectivement à un sujet logique S). En japonais, langue dont on a pu aller jusqu’à dire qu’elle n’a pas besoin de sujet (shugo 主語, « mot principal »), ce terme polysémique fut donc rendu par toute une série de mots différents (mais pour la plupart commençant par shu 主, « maître, principal ») [12]. Celui que Yasunaga emploie ici est shutai主体, « corps principal », qui désigne le sujet souverain de soi-même, celui qui par exemple peut agir en tant que citoyen, le sujet moderne qui peut aller jusqu’à affirmer la transcendance d’un « je pense, donc je suis ».

            Or ce sujet-là, le régime totalitaire de l’avant-guerre y était farouchement opposé, comme en témoignèrent des mots d’ordre tels que messhi hôkô 滅私奉公, « abolir le watakushi, servir l’ooyake », en fondant son moi (watakushi) dans le « Corps national », le Kokutai 国体.

 

XV. Au sortir des années du Kokutai, celles de l’après-guerre furent en revanche marquées par la « controverse de la subjectité » (shutaisei ronsô 主体性論争)[13]. Cette subjectité retrouvée – mais sous occupation américaine… –, le matérialisme historique l’admettait-il ou non ? Il fallait faire coexister Marx et Freud, actualiser le concept d’aliénation… Qu’est-ce donc qu’être souverain de soi-même ? L’on en revenait toujours à cette question lancinante, et pendant vingt ans, la subjectité cristallisa tous les tourments de l’époque. Le 6 mars 1965, un étudiant de l’Université de Yokohama, Oku Kôhei, activiste du courant Chûkakuha, se suicidait à 21 ans. Son journal et ses lettres d’amour furent publiés en octobre sous le titre Sur la tombe de la jeunesse (Seishun no bohyô). L’ouvrage connut un grand succès. Oku y parlait des Manuscrits de 1844, du déchirement qui l’avait séparé de la femme qu’il aimait, parce que, elle, elle militait à l’Université Waseda dans le courant Kakumaruha (l’ennemi du Chûkakuha)… L’on peut y lire l’obsession d’Oku par la subjectité (shutaisei)[14]:

Le mot shutaisei主体性 , je l’utilisais depuis juin 1960[15]. Mais j’ai l’impression qu’il m’a fallu trois ans pour le comprendre vraiment. (…) Il ne fait pas de doute que, pour une part écrasante, les étudiants cherchent à mettre de côté leur propre critique subjectale (shutaiteki hihan 主体的批判) d’activistes étudiants – et par la même occasion à se débarrasser l’esprit du problème de leur engagement subjectal (shutaiteki na kakawari 主体的な関わり) dans le mouvement étudiant, en tirant parti au maximum de la question du 2 juillet[16] pour éviter opportunément leur propre mise en question subjectale (shutaiteki na mondai settei 主体的な問題設定).

 

XVI. Pourquoi de telles affres à propos de la subjectité moderne, celle qu’on pensait devoir apprendre de l’Occident ? Parce que, dans l’être nippon, il n’y avait rien qui correspondît à la transcendance affirmée par le « je pense, donc je suis » du cogito, cet être capable – car du moindre bémol existentiel, du moindre doute ayant fait place nette et table rase – d’assurer ce qui suit :

Puis, examinant avec attention ce que j’étais, et voyant que je pouvais feindre que je n’avais aucun corps, et qu’il n’y avait aucun monde, ni aucun lieu où je fusse (…) je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle [17].

XVII. Bien au contraire de cette substantialité absolue, transcendantale, l’être nippon s’est toujours voulu relationnel, situationnel, en prise concrète avec les lieux, les choses, les circonstances de la relation à autrui ; bref, comme indissociable du milieu où il existe (ek-siste, c’est-à-dire où son être se déploie concrètement en être-là, Dasein).

XVIII. In animis exsistunt varietates, « dans les âmes existent des variétés » (Cicéron, De officiis, 1, 107) ; et dans les langues aussi[18]. En français, « existence » signifie le fait d’exister, que le Petit Robert définit comme suit : « Avoir une réalité, se trouver (quelque part) ; vivre ; avoir de l’importance, de la valeur ». La définition du Petit Larousse de 1906 est voisine :

EXISTER (egh-zis-té) v. n. (lat. existere, de sistere, être établi, posé). Avoir l’être, vivre : Rousseau trouvait dans le spectacle de la nature la meilleure preuve de l’existence de Dieu. Être en réalité. Durer : le code civil existe depuis plus d’un siècle.

            Le mot vient comme on le voit du latin existere (ou exsistere), composé de ex (hors de) et sistere (se placer, se tenir, s’arrêter)[19]. La spatialité ici est manifeste : la notion suppose un mouvement, une posture, un sol. Sistere vient du radical indo-européen sta- qui signifie « se tenir debout » et a engendré un très grand nombre de mots dans les langues européennes modernes. Proche de cette étymologie, le latin ex(s)istere voulait dire « sortir de, s’élever de ; se dresser, se manifester, se montrer », ce qui à l’occasion pouvait approcher le sens actuel d’exister. Cicéron écrit par exemple, comme on l’a vu, in animis exsistunt varietates, ce que le Gaffiot rend par « dans les âmes il se manifeste des variétés » (dans le temps), mais qu’il n’y aurait guère d’inconvénient à traduire déjà « parmi les âmes existent des variétés » (dans l’espace). Après l’époque classique, on se rapprochera en effet du sens actuel. Chez un auteur du Bas-Empire comme Chalcidius (qui écrivait au début du IVe siècle), exsistentia est désormais attesté au sens d’« existence ».

            En français toutefois, selon le Robert, dictionnaire historique de la langue française, le verbe exister semble rare avant le XVIIe siècle au sens d’« avoir une réalité ». Il s’emploie surtout, à partir de 1550, au sens de « se trouver dans un lieu, se trouver à un moment donné ». C’est au XVIIIe siècle que s’y ajoutent les autres sens actuels, parmi lesquels « vivre » et « avoir de l’importance ».

XIX. L’équivalent d’« existence » le plus courant dans la langue japonaise est sonzai, lecture on 音 (phonétique) des deux sinogrammes 存在 (cunzai en chinois mandarin). Ici la spatialité se montre plus évidemment encore. Zai est un locatif d’usage courant dans la langue chinoise moderne, l’équivalent du français « à » ; par exemple dans zai jia 在家, « à la maison », zai zher在这儿, « ici », zai zhuozi shang 在卓子上, « sur la table », etc. On le rapprochera volontiers du da (là) de Dasein, mot qui en allemand signifie « existence » mais dont Heidegger, comme on le sait, a fait un concept particulier, parfois traduit par « être-là » mais le plus souvent laissé tel quel par les philosophes dans sa forme originale « Dasein ». Un tel rapprochement va en effet au delà de l’analogie formelle, comme le montreront quelques exemples :

            En japonais, en lecture kun 訓 (sémantique), aussi bien 存 que 在 peuvent se lire aru ある, mot que les dictionnaires donnent comme l’équivalent d’« être », mais qui en réalité se traduirait plus fidèlement par « y avoir », ce qui suppose un lieu (« y »). Hon ga aru 本がある, c’est « il y a un livre ». La particule ga indique le rapport du sujet (hon) au verbe qui le prédique (aru), comme dans inu ga hoeru 犬が吠える, « le chien aboie ». Pourtant, si l’on veut dire « c’est un livre » (hon de aru 本である), il faut en quelque sorte vider aru de sa spatialité en la déléguant à la particule de, qui est locative (par exemple dans heya de neru 部屋で寝る, « dormir dans la chambre »). Pourvu cette délégation, dont le principe est totalement étranger à celui de la copule « être » en français, aru peut alors effectivement devenir l’équivalent de cette copule ; par exemple dans Mari wa kirei de aruマリは綺麗である, « Marie est jolie ». En dehors de cette construction[20], aru garde sa spatialité et signifie « se trouver quelque part, y avoir ».

 

XX. L’autre lecture kun de 在 est oru, qui pour sa part est exclusivement locatif ; par exemple dans heya ni oru 部屋に在る, « je suis dans ma chambre ». De son côté, outre celle d’aru, 存 a plusieurs lectures kun : ikiru (vivre), nagaraeru (vivre longtemps, continuer à vivre), omou (penser), tamotsu (garder), tou (s’enquérir).

XXI. Cette surprenante polysémie s’éclaire par l’étymologie des deux sinogrammes cun 存et zai . L’un et l’autre sont constitués de deux éléments, l’un identique (en haut et à gauche), l’autre différent (en bas à droite). L’élément identique est 才 (lu sai en japonais), forme originelle de 在 , dont le second élément est le plus souvent interprété comme 土, « terre », mais qui selon Shirakawa Shizuka[21] serait en fait 士, représentant ici une hachette sacrée. Dans les étymologies qui s’en tiennent au sens « terre », ainsi pour le Daijigen de Kadokawa, l’idée initiale serait celle d’un alluvionnement progressif, consécutif à l’obstruction d’un cours d’eau, celle-ci étant représentée par l’élément de gauche. Ainsi également pour 存 : l’idée primitive serait la même, mais l’élément de droite, de sens voisin (barrage d’une rivière) aurait par la suite été remplacé par le sinogramme « enfant » (子) dont la forme ancienne était proche. De là, le sinogramme 存 aurait acquis le sens primitif de : sollicitude envers un enfant abandonné (comme le sont les alluvions).

            Cette « sollicitude » ne manquera pas d’évoquer une fort heideggérienne Sorge[22] ; mais quoique répandue, cette interprétation est peu convaincante en regard de celle de Shirakawa. Pour celui-ci, tant dans 存 que dans 在, l’élément de gauche représente une croix plantée en terre pour marquer un haut lieu, avec dans le cas de 在 l’ajout d’une hachette pour renforcer la sacralité de ce lieu. Ce sens aurait ensuite dérivé vers l’acception d’« être (quelque part) » : « de ce sens, 在 en tant que chose sacrée a pris le sens d’aru ; par la suite, toutes les choses ont acquis ce sens d’aru »[23].

            Quant à 存, il aurait appliqué plus particulièrement aux enfants ce caractère sacré de l’existence, dans un rituel assez analogue au baptême : « en un lieu consacré par l’érection d’un sai, on accomplissait un rite sanctifiant l’enfant, pour garantir sa survie »[24]. Ainsi, accolés en ce qui est devenu « existence » (sonzai), les deux sinogrammes 存在 « avaient primitivement le sens de ‘chose consacrée, purifiée’ (seika sare, kiyomerareta mono 聖化され、清められたもの) »[25].

            Cette étymologie nous donne, on le voit, une idée générale fort plausible du sens premier de sonzai. Que, dans la Chine ancienne, l’existence ait eu un caractère sacré ne surprendra en effet personne : il en va de même dans la plupart des religions. Ce qui attirera davantage notre attention est l’évidente spatialité de cette scène primitive : le lieu sacré d’un rite par lequel l’enfant advient à l’existence humaine.

XXII. Les intuitions primitives qui, en Asie orientale et en Europe, ont peu à peu conduit à des notions telles que celle d’« existence », ont sans doute – inconsciemment cela va de soi – eu à résoudre une alternative que certaines langues (comme le français ou le japonais) dissimulent, mais qui dans d’autres est explicitement révélée par le vocabulaire courant ; tel le doublet ser/estar en espagnol. Ces deux verbes peuvent chacun se traduire par « être », mais il n’ont pas le même usage. Pour ce qui nous concerne ici, la différence est la suivante : ser exprime une caractéristique essentielle du sujet (p. ex. Dario es moreno, « Dario est brun »), tandis qu’estar exprime une situation particulière dans l’espace et dans le temps (p.ex. el campo está todo blanco, nevó mucho ayer, « la campagne est toute blanche, il a beaucoup neigé hier »). En somme, avec ser, l’attribut est immanent au sujet, tandis qu’avec estar il lui est contingent.

XXIII. Au plan ontologique, cette distinction préoccupe les philosophes au moins depuis Platon, qui en a fait le fondement de la métaphysique européenne. Le Timée par exemple distingue deux sortes d’être : l’être absolu (ôn ὤν, appelé aussi eidos εἶδος ou idea ἰδέα), qui n’a, pour être, besoin ni du temps ni de l’espace : il est ce qu’il est, point final ; et l’être relatif (genesis γένεσις, littéralement « naissance, ce qui naît »), qui est une projection de l’être absolu et ne peut exister sinon dans un milieu existentiel que Platon nomme chôra χώρα. La spatialité de cette chôra (donc de la genesis qui en est indissociable) est évidente, le mot désignant en particulier la campagne qui entoure une ville et qui la nourrit[26]. Le Timée compare du reste la chôra à une nourrice (tithênê τιθήνη, mot de même racine – l’indo-européen tit – que le français « téter » ou l’anglais tits, nichons). Ce milieu, qui donne le sein à l’être relatif, est aussi divers que peuvent l’être les conditions de l’existence terrestre :

Or, la nourrice de ce qui naît, humectée, embrasée et recevant aussi les formes de la terre et de l’air et subissant toutes les autres modifications qui suivent de celles-là, apparaît à la vue comme infiniment diversifiée (pantodapên men idein phainesthai παντοδαπὴν μὲν ἰδεῖν φαίνεσθαι)[27].

 

XXIV. Platon parle ici du monde phénoménal, qui selon lui est séparé de l’être véritable par un écart transcendantal, le chorismos χωρισμός. Dans l’histoire de la pensée européenne, cet écart n’a ensuite cessé de se creuser, car il s’y est ajouté la pensée biblique d’un dieu absolu – cet être qui, dans l’Exode (3, 14), parle en ces termes à Moïse, lequel s’enquérait de son nom : Èhyè ashèr èhyè אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה, « Je suis celui qui suis » ; du moins, telle est la version de la Vulgate (sum qui sum), qui opérait en fait un glissement essentiel, c’est le cas de le dire, par rapport à la version des Septante, ego eimi ho ôn ἐγώ εἰμι ὁ ὤν, soit « Je suis celui qui est »[28] dans la Bible de Jérusalem ; laquelle précise qu’en hébreu, Yahvé est une forme archaïque du verbe être (et du reste èhyè, première personne du verbe hayah, être, peut être entendu aussi bien au présent qu’au passé et au futur). Théologiens et philosophes (Lévinas, Buber, Ricoeur…) ont amplement glosé sur le fossé que ces traductions de l’hébreu èhiè ashèr èhiè révèlent entre la pensée sémitique et la pensée gréco-romaine.

XXV. Pour notre part, contentons-nous de remarquer deux choses. La première, que l’être absolu Yahvé n’a pas besoin de se définir autrement que par le fait d’être en étant ce qu’il est. Il n’a pas besoin de circonstant, serait-ce même un nom (dans la tradition juive, on ne prononce pas le nom de Dieu) ; car celui-ci le prédiquerait, alors qu’un sujet absolu se passe de tout prédicat ; ou plutôt, il est sujet-prédicat de soi-même. La seconde, que la manière dont Dieu s’exprime ici en grec et en latin (ou en français) est exactement calquée sur celle dont s’exprime le sujet dans les grandes langues européennes. Qu’est-ce à dire ?

            En français comme dans les autres langues indo-européennes, le « je » de « je suis » est lui-même (i.e. « je ») indépendamment de toute circonstance[29]. Il reflète une substance invariable, indépendante de tout contexte. Que je sois au pôle Nord ou à l’équateur, à Buckingham Palace ou La Courneuve, je suis toujours le même « je » : celui que je suis. Autrement dit, sum qui sum : mon identité – mon être – transcende tout environnement et toute circonstance. Et de fait, le passage de Descartes cité plus haut applique au sujet moderne le même principe – le « principe du mont Horeb », comme je l’appelle[30] – que celui qui, trente siècles plus tôt, pour la première fois au monde, avait été pensé de cette substance absolue, sujet-prédicat de soi-même en ourobore infinie, qu’est le dieu du monothéisme biblique.

XXVI. En japonais par contre, la manière d’exprimer « je » change avec le contexte. Le linguiste Suzuki Takao[31] a montré comment cette expression s’adapte à l’interlocuteur, c’est-à-dire à chaque situation concrète. Les manières d’exprimer « tu » sont plus nombreuses encore. Selon une certaine étude[32], avant Meiji, dans la société féodale de l’époque d’Édo, l’on en relevait 107, et encore 59 aujourd’hui malgré la simplification des rapports sociaux entraînée par la démocratisation. Si l’on combine « je » et « tu », l’on en arrive à des expressions totalement différentes de la même action suivant les circonstances. Par exemple, si je veux dire à mon patron « Je vous reconduis », je dirai o-okuri itashimasu お送りいたします ; mais si je m’adresse à mon frère cadet, je dirai okutte yaru 送ってやる (l’on notera que, ni dans l’un ni dans l’autre cas, n’intervient un pronom, alors qu’il y en a nécessairement deux en français puisqu’il y a interaction entre deux personnes).

            Que signifie ce contraste ? Que, dans leur fonctionnement même, les langues européennes révèlent un penchant pour la transcendance et la substantialité de l’être : cela même que, sur un autre plan, traduisit la métaphysique platonicienne[33]. Au contraire, la langue japonaise révèle un refus de la transcendance et de la substance[34]. Elle met l’accent, elle, sur les circonstances auxquelles est concrètement soumis l’être relatif, autrement dit la genesis dans la chôra de son milieu existentiel. Comme l’écrivait Platon, celui-ci est pantodapos : « qui prend toutes sortes de formes » ; et corrélativement, le sujet varie : l’expression de sa personne, elle aussi, est pantodapê.

            C’est donc avec raison que Suzuki s’élève contre l’emploi du terme ninshô daimeishi 人称代名詞par les grammairiens modernes du japonais : ce terme, qui depuis Meiji a traduit la notion européenne de « pronom personnel », ne correspond pas à la réalité de la langue japonaise. Ontologiquement, cela signifie que le japonais ne peut pas avoir de véritables « pro-noms (i.e. tenant lieu de substantifs) personnels », parce que la conception de l’être qu’il exprime n’est pas substantialiste. Elle est relationnelle, circonstancielle, et en particulier relative aux lieux. Comme l’écrivait un autre linguiste, on peut en effet admettre qu’« à côté de langues personnelles ou subjectives, égocentriques, (…) existent des langues impersonnelles, et qu’au nombre de celles-ci puissent figurer des langues lococentriques. Le chinois et le japonais pourraient être dans ce cas »[35].

XXVII. Il semble à tout le moins que dans ce qu’expriment respectivement le japonais et le français, le couplage dynamique de la substance propre de la personne avec celle de son milieu, c’est-à-dire en somme la structure existentielle de l’être, ne s’équilibre pas de la même manière. Mais qu’est-ce donc que cette structure ?

            Nous avons vu jusqu’ici en termes linguistiques l’origine et les caractères des notions d’existence et de sonzai 存在, ainsi que de leurs manifestations. Watsuji Tetsurô (1889-1960), dans les premières pages de son œuvre majeure Éthique (Rinrigaku)[36], fait de tout cela une synthèse plus proprement ontologique :

     Le sens originel de son 存 est le maintien subjectal de soi-même (shutaiteki na jiko hoji 主体的な自己保持). C’est la prise qui s’oppose à la perte, la survie qui s’oppose à la disparition. Cependant, le soi qui maintient le sujet est objectivé, il devient un objet intentionnel idéel ou matériel. Quand on parle de sonshin 存身 [conserver la vie, assurer sa subsistance, s’abriter, s’installer, prendre soin de soi], zonjô存生 [vivre longtemps, survivre], zonmei 存命 [longévité], zonroku存録 [échapper à l’oubli par une mention dans les annales], etc.[37], il s’agit du maintien de soi sous les espèces du corps, de la vie, d’un enregistrement etc. Or ce qui est ainsi maintenu (son serareru mono 存せられるもの), du fait que cela peut continuer à être, se maintient en outre de soi-même (mizukara son suru 自ら存する). Quand le sujet maintient son corps, à son tour le corps se maintient. C’est ainsi que naît l’acception qu’une chose subsiste [mono ga son suru物が存する]. Mais même dans ce cas, son存s’oppose à bôshitsu 亡失 [perte, disparition]. Qu’on maintienne le soi [jiko wo son suru 自己を存する] ou que subsiste une chose [mono ga son suru物が存する], son peut à tout moment se muer en 亡 [perte, mort], c’est-à-dire que son a pour détermination essentielle son caractère temporel : c’est le son 存de sonbô存亡 [vie ou mort, existence, destin].

     Le sens originel de zai 在 est que le sujet se trouve en un certain lieu (shutai ga aru basho ni iru 主体がある場所にいる). C’est pourquoi l’on dit que zai在 s’oppose à kyo 去 [partir]. Partir signifie qu’un être qui peut de soi-même partir s’en va d’un lieu à un autre. Par conséquent, seuls les êtres qui peuvent d’eux-mêmes aller et venir peuvent se trouver en un lieu. C’est ce que montrent toutes les expressions comme zaishuku 在宿 ou zaitaku 在宅 [chez soi], zaigô 在郷 [campagne, campagnard], zaisei 在世 [de ce monde, en vie], etc. Or les lieux où se trouve le sujet – logis, maison, pays, monde etc. – sont des lieux sociaux. Autrement dit, ce sont des relations humaines, telles que la famille, le village, la ville, les gens (seken 世間)[38]. Par conséquent, zai 在 n’est autre que le fait de se trouver dans une relation où l’être qui agit en tant que sujet va et vient au sein de ces relations humaines. Certes, on emploie zai également au sujet des choses, mais les choses ne peuvent pas partir d’elles-mêmes. À l’origine, dire qu’une chose se trouve en un lieu (aru basho ni aru ある場所にある) était une expression anthropomorphique. Déterminer les lieux est une tâche humaine, d’où il suit qu’une chose soit quelque part, ce n’est rien de plus que l’appropriation humaine de cette chose par la détermination de son lieu.

     Si l’on admet comme ci-dessus que son est bien le maintien propre du sujet, tandis que zai est bien le fait de se trouver au sein d’une relation humaine, sonzai 存在 [l’existence, l’être][39] est vraiment la saisie de soi du sujet en tant que corps social (aidagara 間柄), c’est-à-dire que l’humain » (ningen 人間) se possède lui-même. Nous pouvons aussi dire, en bref, que l’existence est un « lien actif entre les humains ». Par conséquent l’existence, au sens strict, n’est que « l’existence humaine » (ningen sonzai 人間存在). L’existence des choses (mono no sonzai 物の存在) n’est rien de plus qu’un « y-avoir des choses » (mono no u 物の有) émané de l’existence humaine (ningen sonzai kara hasei shita 人間存在から派生した) et exprimé sur le mode anthropomorphique[40]. (Rinrigaku I : 37-38)

XXVIII. Il apparaît ici que l’existence comporte deux aspects : l’un qui est centré sur le sujet lui-même, l’autre sur le milieu dans lequel il est situé. Cette dualité se reflète dans la notion même d’« humain », ningen 人間, où selon Watsuji l’élément 人 (hito en lecture sémantique) représente l’individu, et l’élément 間 le tissu relationnel de son existence comme être social. Ce second caractère, ici gen en lecture phonétique, devient en lecture sémantique aida ou ma. Dans l’éthique watsujienne, l’aida est un concept central : c’est l’entrelien qui existe entre les hito et fait d’eux des êtres humains, ningen. On le retrouve dans aidagara 間柄, relation (entre personnes) ; ce que je rends plus haut par « corps social »[41].

            Corrélativement, la conception watsujienne de l’« existence humaine » (ningen sonzai 人間存在) est doublement relationnelle ; ou plus exactement, relationnelle à la puissance deux, puisque dans la structure même de la locution ningen sonzai, la relationalité de ningen surdétermine celle de sonzai.

 

XXIX. On est là très loin du paradigme substantialiste de la pensée européenne (celui qu’a illustré, on l’a vu, le « je pense, donc je suis » de Descartes, héritier moderne de l’ôn platonicien et du sum qui sum de la Vulgate). Dans Fûdo (Le milieu humain, 1935)[42], Watsuji en tirera le concept de médiance (fûdosei 風土性), qu’il définit ainsi à la première ligne de l’ouvrage[43] :

   Ce que vise ce livre, c’est à élucider la médiance en tant que moment structurel de l’existence humaine (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機). La question n’est donc pas ici de savoir en quoi l’environnement naturel régit la vie humaine. Ce qu’on entend généralement par environnement naturel est une chose que, pour en faire un objet, l’on a dégagée de son sol concret, la médiance humaine (ningen no fûdosei 人間の風土性). Quand on pense la relation entre cette chose et la vie humaine, celle-ci est elle-même déjà objectifiée. Cette position consiste donc à examiner le rapport de deux objets ; elle ne concerne pas l’existence humaine dans sa subjectité. C’est celle-ci qui en revanche est pour nous la question. Bien que les phénomènes médiaux soient ici constamment mis en question, c’est en tant qu’expressions de l’existence humaine dans sa subjectité, non pas en tant que ce qu’on appelle l’environnement naturel. Je récuse d’avance toute confusion sur ce point.

     J’ai commencé à réfléchir à la question de la médiance au début de l’été 1927, à Berlin, en lisant Être et temps de Heidegger. Cette tentative de saisie de la structure existentielle de l’homme[44] en tant que temporalité m’intéressait profondément. Cependant, il y avait là pour moi un problème : pourquoi, en même temps que la temporalité comme structure existentielle du sujet, ne pas mettre aussi en valeur la spatialité comme structure existentielle également originaire ? Bien entendu, chez Heidegger non plus, la spatialité n’est pas complètement absente. La « nature vivante » du romantisme allemand semble y être ressuscitée dans l’attention portée à l’espace concret dans l’existence de l’homme. Toutefois, celui-ci est presque éclipsé par l’éclairage puissant qui est porté sur la temporalité. Là j’ai vu la limite du travail de Heidegger. Une temporalité à quoi ne répond pas la spatialité n’est pas encore la vraie temporalité. Si Heidegger s’en est tenu là, c’est parce que son Dasein n’est en fin de compte qu’un individu. Il n’appréhende l’existence humaine qu’en tant que l’existence d’un homme individuel. Vu la dualité de l’existence humaine, qui est à la fois individuelle et sociale, ce n’en est qu’un aspect abstrait. Quand on saisit l’existence humaine dans sa dualité concrète, temporalité et spatialité se correspondent. De même l’historicité, qui n’apparaît pas assez concrètement chez Heidegger, ne se montre qu’alors comme ce qu’elle est vraiment. En même temps, il devient évident que l’historicité et la médiance se correspondent. (Fûdo, p. 3-4)

XXX. On voit que Watsuji définit ses conceptions par rapport à Heidegger. Bien qu’il se pose là en s’opposant, les deux philosophes, quant à la spatialité, disent en fait à peu près la même chose ; à savoir que l’existence humaine, en tant qu’ek-sistence, est nécessairement spatiale, et qu’il n’est donc pas question, comme dans le dualisme cartésien, d’opposer un être substantiel du sujet (ce que Descartes appelle res cogitans, la « chose pensante ») à un être substantiel de l’objet (la « chose étendue », res extensa chez Descartes), i.e. tout ce qui entoure le sujet. Heidegger utilise de nombreux concepts pour exprimer cette spatialité du Dasein ; notamment ceux d’Ausser-sich-sein, « être-au-dehors-de-soi » (i.e. auprès des choses) et d’Ent-fernung, « déloignement » (où le tiret qu’il introduit culbute le sens ordinaire d’Entfernung, « distance », pour en faire au contraire une annulation de la distance métrique objective par la relation existentielle que nous avons avec les choses).

XXXI. La conception propre à Watsuji est que c’est nécessairement à travers le corps social (l’aidagara du ningen) que nous entrons en relation avec les choses, pour en faire ce qui n’est pas un simple environnement (kankyô 環境), mais un milieu (fûdo 風土). Cette relationalité du milieu est ce qu’il appelle fûdosei 風土性 et définit comme une structuration dynamique (un « moment », i.e. un couple de forces) de l’existence, le « moment structurel de l’existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機).

            La position de Watsuji, comme celle de Heidegger, est issue de la phénoménologie herméneutique. Elle ne s’embarrasse pas de données expérimentales, et de ce fait peut attirer la risée du positivisme. Telle n’était pas la démarche de Merleau-Ponty, dont la Phénoménologie de la perception (1945) s’appuie sur un énorme appareil de données cliniques. Il n’en est que plus significatif qu’elle aboutit à des conceptions analogues. Pour Merleau-Ponty en effet, la corporéité humaine ne se limite pas au corps propre ; à travers un ensemble de « prédicats anthropologiques »[45], elle s’étend en fait « à tout le monde sensible »[46].

XXXII. On rapprochera sans peine lesdits « prédicats anthropologiques » de cet « être des choses émané de l’existence humaine et exprimé sur le mode anthropomorphique » dont Watsuji parle dans son Éthique (v. supra, XXVII). Il est plus saisissant encore de rapprocher le « moment structurel de l’existence humaine » watsujien du couple corps animal/corps social dont Leroi-Gourhan a montré la progressive émergence au fil du processus qui, à partir de certains primates, a donné naissance à l’espèce humaine[47]. En effet, la méthode de Leroi-Gourhan est purement positiviste ; elle ne doit rien à la phénoménologie, et nulle part n’y sont mentionnés Heidegger ni Merleau-Ponty. Or ce que montre Leroi-Gourhan, c’est que l’humain a émergé par « extériorisation » des fonctions du corps animal en un complexe constitué de systèmes techniques et symboliques, qu’il nomme « corps social ». Ce corps social techno-symbolique n’est autre que le milieu sans lequel chacun d’entre nous, réduit à son « corps animal », ne serait pas un être humain. De là se verra facilement que l’Ausser-sich-sein heideggérien, les « prédicats anthropologiques » merleau-pontiens, etc., loin de n’être que des projections subjectives, sont des espèces du « corps social » gourhanien.

XXXIII. Les rapprochements susdits établissent pour moi le sens profond de la médiance[48], à savoir le couplage dynamique d’un corps animal (un hito) et d’un complexe relationnel qui n’est pas seulement un corps social (un aidagara) mais un corps médial, i.e. un milieu éco-techno-symbolique (un fûdo) – puisque technique et symbole, pas plus que l’aidagara watsujien, ne peuvent s’abstraire de l’assise qu’ils ont nécessairement sur Terre, donc dans les écosystèmes.

            C’est ainsi en les replaçant dans leur médiance que j’examinerai ci-après, comparativement, un certain nombre de manifestations de la spatialité nippone.

XXXIV. De la médiance corps animal/corps médial découle que la spatialité ne peut pas être une simple affaire d’organisation physique de l’étendue (l’extensio de la res extensa), non plus qu’une simple projection de la subjectivité individuelle ou collective sur cette étendue. Elle caractérise la structure existentielle (ek-sistentielle) de notre être même : ni simplement objective, ni simplement subjective, elle est trajective[49]. Cela signifie que, d’un côté, nos systèmes techniques projettent notre corporéité jusqu’au bout de notre monde (il y a donc cosmisation du corps), tandis que, de l’autre, nos systèmes symboliques rétrojectent le monde au sein de notre corps (il y a donc somatisation du monde). Cette cosmisation-somatisation, c’est la trajection, nœud gordien de l’existence comme de la réalité.

            Or s’agissant de spatialité, les vues courantes sont très largement déterminées par la vision moderne, qui est dualiste. Elle a tranché le nœud gordien, et ne conçoit donc l’espace que comme une étendue physique (une extensio) et/ou comme projection subjective sur cet objet, lequel en soi serait neutre.

            C’est en ce sens que généralement la géographie entend « l’espace », ou que le sociologue Jean Bel entendait les « formes spatiales » lorsqu’il constatait, dans le Japon contemporain, une « faiblesse d’adhérence entre les formes spatiales et les formes sociales »[50]. Pareille formulation traduit directement le dualisme moderne : d’un côté l’objet (l’organisation physique de l’espace), de l’autre le sujet (l’organisation sociale de l’espace).

            Il revient à Henri Lefebvre d’avoir montré que, dans l’organisation de l’espace, le physique, le social et le mental sont en constante interaction[51]. Il n’est donc pas possible de considérer séparément des « formes spatiales », des « formes sociales » et des « formes mentales » : toutes participent nécessairement d’une certaine spatialité. C’est ce modèle épistémologique que j’ai tenté d’appliquer au Japon dans les premières étapes[52] d’une recherche qui devait, à terme, me conduire à une problématique de la médiance[53] et à une mésologie[54] dans le fil de l’Umweltlehre d’Uexküll et du fûdoron 風土論 de Watsuji ; angle sous lequel il est possible de schématiser comme ci-après le paradigme de la spatialité japonaise, par contraste avec celui de la spatialité occidentale moderne (lequel découle largement de son histoire européenne).

 

XXXV. Les caractères principaux de la spatialité nippone semblent découler de l’option qui a donné la prééminence au milieu (le corps médial, la chôra, le fûdo dans sa médiance mais aussi sa contréité) sur le sujet substantiel (le « je » du sum qui sum). Cette option valorise le naturel (les mille facettes que présente le milieu, y compris dans ses formes sociales) par rapport à l’artifice, i.e. l’extensio souverainement intégrée par le sujet, intégration qui en Europe aura été symbolisée par l’invention de la perspective et la réduction du milieu à une collection d’objets manipulables. Au Japon, l’organisation de l’espace, comme celle du temps, ne cessent au contraire de décentrer la perspective. Corrélativement, l’expression du sujet, dans une perpétuelle genesis de soi-même, ne cesse d’engendrer des formes nouvelles, adaptées à la situation.

 

XXXVI. En termes d’organisation physique de l’espace, ce contraste est bien résumé par une comparaison entre les formes du jardin de Versailles et celles du Koishikawa Kôrakuen 小石川後楽園, à Tokyo. Dans le premier cas, la perspective qui domine le jardin donne une vue intégrée de l’ensemble à partir de la terrasse du château ; dans le second, le jardin se découvre au fur et à mesure de scènes qui s’égrènent au long du parcours, lequel ne donne à aucun moment une vue intégrée de l’ensemble. Versailles est dominé, survolé par une perspective essentiellement visuelle ; le Kôrakuen émane d’une cinétique engageant tout le corps dans un complexe de sensations localisées[55].

XXXVII. En termes d’organisation sociale de l’espace, la spatialité nippone est multiplement marquée par un situationnisme qui surprend toujours les Occidentaux. Cela conduisit par exemple en son temps Ruth Benedict à parler de « morale de la honte », par opposition à la « morale de la faute » qui serait propre à l’Occident moderne[56]. Ce situationnisme ne s’est jamais plus explicitement manifesté qu’après la défaite de 1945, quand, pour ainsi dire du jour au lendemain, les Japonais se muèrent d’ennemis en amis des Américains ; mais il se déclare aussi dans les micro-situations de la vie quotidienne. Le fait que l’expression de la personne, dans un dialogue ordinaire, dépende de l’interlocuteur, relève exemplairement de ce situationnisme. L’instituteur parlant à sa classe s’auto-désignera par le même terme sensei 先生 (« maître ») que ses élèves emploient pour s’adresser à lui, mais que lui-même à son tour emploiera pour s’adresser à son supérieur, le maître d’école, tandis que lui-même s’auto-désignera par un autre terme (boku , kochira こちら, watakushi 私 etc.), sans parler des tournures nombreuses et variées qui, sans recourir à ces pseudo-pronoms, impliquent soit le locuteur soit l’interlocuteur. Tout cela est commandé par le contexte indépendamment de l’identité du sujet, qui n’est plus là qu’un rôle, i.e. un certain cas de la vie du corps social.

XXXVIII. En termes d’organisation mentale de l’espace, on relèvera le phénoménisme ou l’aspectivisme de la tradition nippone, par opposition au substantialisme de la tradition européenne. Ce phénoménisme s’est exprimé en particulier dans la pensée d’un Dôgen (1200-1253) et dans la tradition du zen :

L’aspect réel (jissô実相) est toute chose. Toutes choses sont cet aspect, ce caractère, ce corps, cet esprit, ce monde, ce vent et cette pluie (…), cette suite de mélancolie, de joie, d’action et d’inaction (…), ce pin toujours vert et ce bambou qui jamais ne rompt[57].

            Cette vue radicalement non-platonicienne – puisque pour elle il n’y a pas d’être en dehors de la genesis, directement accessible aux sens dans l’infinie diversité qu’elle tient de sa chôra s’accompagne d’une prééminence du naturel, de l’inartifice (jp mui shizen, cn wuwei ziran 無為自然 ) sur le faire (jp sakui, cn zuowei 作為) ; car celui-ci imposerait au monde un ordre préconçu par le sujet. On est là aux antipodes de l’attitude moderne, où au contraire – comme le symbolise la perspective – le sujet impose au monde ses propres projections.

            Bornons-nous à donner ci-dessous deux exemples de cette valorisation de l’inartifice, l’un plutôt physique, l’autre plutôt mental, mais l’un et l’autre significatifs aux plans social et politique.

XXXIX. Dans ce que la tradition nomme shakkei 借景, « paysage d’emprunt », l’on aménage un jardin – par exemple le Murin’an 無隣庵, à Kyôto, œuvre d’Ogawa Jihei (1860-1933) – de telle sorte que ses échappées donnent directement sur les montagnes alentour, en dissimulant les environs immédiats du jardin. Ainsi, le microcosme du jardin, mis en continuité avec le macrocosme de la grande nature, joue d’autant mieux son rôle d’écosymbole de la nature. Il apparaît naturel, alors qu’il est artificiel. Effectivement, ce qui est dissimulé dans le shakkei, c’est le mésocosme de la ville, autrement dit la réalité majeure du corps social sans l’activité duquel le jardin n’existerait pas. Forclosant cette réalité, le shakkei symbolise ainsi, mais sur un autre plan, la forclusion de ce sujet politique, la cité, que l’histoire européenne a au contraire exaltée. Au Japon, la cité n’aura jamais été qu’« au pied du château », jôkamachi 城下町 littéralement, c’est-à-dire soumise à un pouvoir surplombant les habitants. Artificiel car historique (et non point naturel), ce pouvoir dissimule son artificialité derrière une forêt de symboles, comme l’eût écrit Baudelaire dans ses Correspondances :

                  La Nature est un temple où de vivants piliers

                  Laissent parfois sortir de confuses paroles :

                  L’homme y passe à travers des forêts de symboles…

…comme, à Tôkyô, la capitale s’ordonne autour du palais impérial, dissimulé derrière une forêt impénétrable aux regards des citoyens. Cette version moderne des bois sacrés (chinju no mori 鎮守の森) perpétue, dans le Japon du XXIe siècle, les « confuses paroles » – le mythe – selon lesquelles la lignée impériale descend du soleil, c’est-à-dire de la nature. On est là aux antipodes de la version européenne des origines de la cité : le serment fondateur qu’échangent les citoyens en assumant le pouvoir, et en séparant du même coup la ville de la nature.

 

LV. Mon second exemple sera l’expression respectueuse courante o-okuri itashimasu お送りいたします (« je vous raccompagne »). Ici le locuteur, pour honorer son interlocuteur, déprécie sa propre action en insistant sur son artificialité. L’action d’accompagner (okuri), précédée du préfixe honorifique o, est de ce fait rattachée métonymiquement à l’honorabilité de l’interlocuteur : « l’honorable accompagnement » signifie donc « vous raccompagner ». Pour réaliser un tel haut fait à partir de sa condition inférieure, le locuteur doit accomplir une action représentée par le verbe itasu致す, synonyme poli de suru, faire (la politesse de ce synonyme est rendue plus polie encore par l’ajout du suffixe masu). Employé seul, itasu signifie à l’origine un effort extrême, allant jusqu’au bout des possibilités de l’agent. Ainsi, o-okuri itashimasu signifie analytiquement «  en tendant toutes mes forces, je parviens à vous accompagner ».

            À l’inverse, l’action d’un supérieur, dans le langage poli, revêt une telle naturalité que toute idée de facticité (d’artificialité) en disparaît. On dira ainsi, pour signifier « le professeur est arrivé », sensei ga o-ide ni narimashita 先生がおいでになりました; soit littéralement « le maître est devenu un surgir ». Un pur événement, un Ereignis n’impliquant ni effort ni volonté de la part du sujet[58]… Bref, une conjoncture du milieu, de l’ambiance, par opposition à l’agentivité que s’attribuent personnellement le sujet occidental moderne… et le locuteur nippon lorsqu’il se déprécie par politesse.

 

XLI. Ces correspondances particulières entre le physique, le social et le mental sont ce qui anime l’espace au Japon, comme dans n’importe quelle autre société, chacune à sa façon. La règle est générale, puisqu’elle exprime la médiance humaine. Elle est cependant toujours singulière dans son expression. Plus même : certaines sociétés l’ont exploitée plus que d’autres, et c’est justement le cas du Japon. Au contraire, la spatialité moderne s’est évertuée à effacer la médiance constitutive de tout milieu humain, pour y substituer le paradigme dualiste d’un sujet absolu face à une étendue absolument objective (l’extensio de l’ontologie cartésienne, qui aura son pendant scientifique dans l’espace et le temps absolus de la physique newtonienne).

XLII. Ce paradigme cartésien-newtonien est ce contre quoi s’est élevée au XXe siècle la phénoménologie, plus particulièrement dans la critique de l’extensio à laquelle Heidegger s’est livré dès Être et temps (1927). L’œuvre de Watsuji va dans le même sens, et elle va même plus loin dans la mesure où, comme le souligne l’introduction de Fûdo, le Dasein reste un individu alors que l’être humain, dans sa plénitude, allie structurellement un versant individuel et un versant social. Effectivement, la conception heideggérienne de l’être comporte à cet égard une contradiction : le Dasein est certes d’un côté « au dehors de lui-même » (ausser sich), c’est-à-dire que son être, spatialement, dépasse les limites de son corps animal, mais de l’autre, temporellement, il est limité par l’horizon de sa propre mort, celle de son corps animal. Watsuji est plus logique – et plus proche de la réalité anthropologique – quand il écrit qu’au contraire, l’être humain se poursuit dans sa part sociale, qui ne meurt pas :

Ici apparaîtra aussi clairement le caractère duel, fini-infini de l’existence humaine. L’individu meurt, le lien entre les individus change, mais tout en mourant et en changeant sans cesse, les individus vivent et leur entrelien (aida 間) continue. C’est dans le fait de finir sans cesse que celui-ci continue sans cesse. Ce qui, du point de vue de l’individu, est « être vers la mort »[59], est « être vers la vie »[60] du point de vue de la société. Ainsi, l’existence humaine est individuelle-sociale[61].

XLIII. De la part sociale de l’être humain, corps médial qui ne meurt pas avec le corps animal de l’individu, font partie les édifices où les sujets vivants ont investi leur existence. Les correspondances que l’on a vues plus haut en sont l’expression sensible. La spatialité japonaise traditionnelle a justement pour caractéristique d’avoir insisté sur ces correspondances, que le paradigme cartésien-newtonien a au contraire forcloses en faisant de l’étendue un « pur espace » (reiner Raum, comme disait Heidegger) ; notamment l’espace « universel » de l’architecture moderne (l’universal space de Mies van der Rohe), qui est homogène, isotrope et infini, c’est-à-dire une abstraction à tous égards adverse aux milieux concrets.

            De nombreux termes du vocabulaire architectural[62] témoignent desdites correspondances, tel genkan 玄関 qui, avant de désigner l’entrée d’une maison, désignait dans le taoïsme la « porte obscure » du « champ de cinabre inférieur » (i.e. les reins), puis dans le bouddhisme la « Passe mystérieuse » qui donne accès à l’éveil. Plus parlant encore est l’en縁, qui outre son expression architecturale – la plate-forme qui ourle la maison sur un ou plusieurs côtés, embrayant le dedans et le dehors – incarne, en divers domaines, la relationalité de l’existence humaine (son aida 間 ou son aidagara 間柄, comme disait Watsuji), cela justement qu’a répudié le substantialisme de l’individu moderne. De même, la notion de ma, qui en architecture désignera soit une pièce d’habitation, soit un espacement chargé de sens, est représentée par un caractère (間) qui, dans une autre lecture sémantique, aida, prend notamment le sens de lien social, et fournit en particulier à Watsuji, comme on l’a vu, l’un des foyers conceptuels de son éthique et de sa théorie des milieux humains.

XLIV. Ainsi, les faits architecturaux sont les emblèmes d’une spatialité qui, loin de s’épuiser dans l’étendue physique, imprègne toutes les dimensions de la vie sociale, et poursuit celle-ci à travers les siècles dans une trajection, une ek-sistence toujours mouvante. Cette mouvance ne cesse de recomposer le rapport de ces diverses dimensions entre elles, donnant ainsi au regard moderne l’illusion que les « formes spatiales » « n’adhéreraient plus » aux « formes sociales ». Certes ! mais il n’y a jamais eu dans aucune société d’adhérence métrique entre l’étendue physique et l’existence humaine, pour la bonne raison que celle-ci implique toujours le symbole, et que la symbolicité ne relève pas du principe d’identité sans lequel aucune mesure n’est possible (imaginez une règle où les centimètres auraient une longueur variable !) ; elle relève au contraire nécessairement de l’ambivalence, c’est-à-dire d’une logique du tiers inclus, où A est aussi non-A[63]. De même les choses, dans un milieu humain, ne sont jamais de simples objets physiques (S) : elles sont toujours éco-techno-symboliques, i.e. trajectives ou ek-sistentielles (S en tant que P, soit S/P)[64]. C’est sur ce mode irréductible à la seule extensio (Heidegger parlait à cet égard de « spaciation », Räumung) qu’elles existent concrètement dans l’espace et se transmettent à travers le temps. Voilà ce que nous illustrerons par un dernier exemple.

XLV.    Dans le pavillonnaire, type d’habitat qui a déferlé sur le Japon au XXe siècle et en particulier depuis 1955, la pièce de réception, le plus souvent, est recouverte de tatamis et comporte un tokonoma 床の間, renfoncement ou alcôve où l’on suspend un rouleau de peinture ou une calligraphie[65]. Sur l’un de ses côtés, le tokonoma est jouxté d’une colonne appelée tokobashira 床柱. Suivant le goût du propriétaire, cette colonne peut relever de trois degrés d’élaboration, dits shin 真, gyô 行 et 草 (lesquels se retrouvent notamment en calligraphie et dans l’art des fleurs), qui dans cet ordre expriment une progression allant de formes géométriques (celles d’un pilier de section rectangulaire) à des formes naturelles, celles d’une simple branche dont le bois peut être recouvert de la patine du temps (sabi maruta 錆丸太), voire garder encore son écorce (kawa tsuki maruta 皮つき丸太). En général, les formes de degré sont réservées à l’architecture du thé dans le style sukiya数寄屋, tandis que dans un pavillon de banlieue, on se limite aux degrés shin et gyô (où les formes sont intermédiaires entre le shin et le , par exemple une colonne de section arrondie, à la surface polie et vernie, mais gardant les irrégularités d’une bille simplement écorcée).

            De son tokobashira, le propriétaire du pavillon ne saura généralement pas dire grand-chose de plus que c’est un héritage de l’architecture du thé, laquelle a pris forme à l’époque Muromachi, notamment sous l’influence de Sen no Rikyû (1522-1591). En réalité, cette forme qui se perpétue dans les banlieues japonaises du XXIe siècle renvoie, beaucoup plus loin dans l’histoire, au paradigme de la cabane de l’ermite qu’ont élaboré, sous les Six Dynasties de la Chine du Sud (IIIe-VIe siècles), des mandarins poètes comme Tao Yuanming (365-427), le chantre du « retour aux champs » (gui yuantian ju 帰園田居), jouant aux ermites comme Marie-Antoinette jouait à la bergère. Comme le pavillon de thé (chashitsu茶室), elle symbolise la cabane de l’ermite en pleine nature. C’est pourquoi je parle, respectivement, de « cabane à thé » et de « colonne érémitique ». Ce paradigme érémitique[66] a pénétré au Japon à l’époque de Heian (VIIIe-XIIe siècles) par la poésie, à partir de laquelle il a peu à peu influencé les autres dimensions de la vie sociale, et en particulier donné naissance au style sukiya en architecture. Les tokobashira des banlieues contemporaines en sont un écho lointain, mais toujours vivace. Cet emblème rattache toujours l’habitat nippon à l’idéal d’une résidence en pleine nature, comme celle, putative, des anachorètes lettrés des Six Dynasties[67].

XLVI. Ne serait-ce donc là qu’un décor illusoire, totalement déconnecté de la réalité du Japon contemporain ? Sans doute, pour qui ne s’attacherait qu’à son extensio, laquelle n’a effectivement rien à voir avec celles du téléviseur ou du réfrigérateur qui l’avoisinent sous le même toit. Mais la réalité des milieux humains, partout et toujours, est animée des correspondances qui donnent sens à tout cela, et qui, à travers l’histoire, se perpétuent dans la voix même de la personne qui vous dira, en vous reconduisant gentiment jusqu’à la station de métro : o-okuri itashimasu.

            Ainsi, l’ek-sistence du corps médial imprègne toute chose (S/P, non pas S) dans l’espace domestique, tout comme dans l’espace public, faisant que ces choses ne sont jamais de simples objets (S), mais, comme le dit la juriste Sarah Vanuxem[68], des « choses-milieux », habitées par notre être même dans son ek-sistence, et dont l’ensemble forme l’écoumène, hê oikoumenê ἡ οἰκουμένη, « l’habitée » : un monde humain déployé sur la Terre qui le fonde.

XLVII. C’est dans un tel contexte qu’il faut comprendre les structures que dévoile l’analyse évolutive de Yasunaga quant au rapport ooyake / watakushi  : si le public est à la fois au-dessus et au-dedans du privé, c’est qu’il relève du corps médial (S/P), de l’aidagara qui institue la société en tant que telle dans son milieu concret, donc ipso facto dans sa médiance.

            L’on peut en voir un exemple frappant dans les pratiques collectives afférentes à la construction des maisons dans la communauté traditionnelle, à propos desquelles l’anthropologue Araki Hiroyuki a montré[69] que la maison apparaissait à certains égards comme la chose du mura 村 (la communauté rurale). C’est en effet la communauté qui fournissait le chaume, par un système assez analogue aux tontines, dit kaya mujin 萱無尽 ou kaya tanomoshi 萱頼もし. Le travail de couverture lui-même était effectué en commun (yui 結). Aussi, lorsqu’on refaisait le toit, n’était-il pas rare que le bénéficiaire restituât la moitié du vieux chaume à la communauté. Le tatemae 建前, dressage de l’ossature en bois[70], était une affaire collective aussi. Le terme tatemae a pris du reste par analogie un sens déontique : ce qui doit être fait, non point dans le cadre d’une morale individuelle, mais dans celui d’une morale des bons rapports sociaux, ou plutôt communautaires (gemeinschaftlich).

            Commentant cette analogie, Araki écrit (p. 38) : « Le fait que le groupe intervienne dans la construction des piliers, qui doivent constituer le cœur même de la maison particulière[71] , indique la volonté de confirmer la subordination de l’individu au groupe ». Ainsi, jusqu’au cœur du domaine privé, dans la grande confrérie de « ceux de même matrice » (harakara 同胞), comme on disait naguère pour « nous autres Japonais », le public veille-t-il toujours, que sa présence évoque la communauté du mura ou la suzeraineté de l’État.

            Or à partir d’un tel milieu, comment le rapport public / privé de type occidental moderne a-t-il pu apparaître aux Japonais[72] ?

 

XLVIII. En 1927-1928, Watsuji Tetsurô (1889-1960) accomplit un séjour d’études en Allemagne, au cours duquel il aura l’occasion de visiter plusieurs autres pays d’Europe. Jointe à celle de multiples escales au cours du long voyage en bateau entre le Japon et l’Europe, cette expérience sera pour lui l’occasion d’une série d’articles sur les milieux humains, qu’il rassemblera en 1935 dans un livre devenu depuis l’un des classiques de la mésologie : Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu (Milieux. Étude de l’entrelien humain). J’en extrais le passage suivant[73], où il livre ses impressions sur le rapport entre espace public et espace privé dans les villes européennes :

        Si l’on excepte les riches, les maisons ( 家)[74] des villes européennes ne sont pas des « bâtiments » (tatemono 建物) occupés par un seul ménage. Quand on entre dans un immeuble, il y a une « maison » de chaque côté du palier. Quand on monte l’escalier, cela se répète à chaque étage. Soit dix logements pour un immeuble de cinq niveaux, douze s’il y en a six, chacun donnant sur le palier. Si en outre on traverse la cour vers la deuxième entrée, le même dispositif se répète. Le palier (rôka 廊下)[75], en quelque sorte, est un prolongement de la route (dôro 道路). Non, c’est plutôt une rue (ôrai 往来) au sens originel[76]. Maintenant, prenons cette rue et entrons dans l’une de ces « maisons ». Il y a là un couloir (rôka) intérieur à « la maison », sur lequel ouvrent les portes des diverses pièces. Cependant, ces portes peuvent fermer à clef, et les passages entre deux pièces peuvent également fermer à clef. En un simple tour de main, chaque pièce peut donc devenir une « maison » indépendante. Une personne n’appartenant pas à la famille peut donc, sans occasionner la moindre gêne pour celle-ci, habiter l’une de ces pièces comme une « maison ». Ainsi, le couloir intérieur à la maison peut acquérir le statut d’une rue. Témoigne à l’évidence de ce caractère de rue le fait qu’un facteur, chargé d’une lettre recommandée pour le locataire d’une de ces pièces, peut y accéder en passant par le palier intérieur à l’immeuble puis par le couloir intérieur à l’appartement. De même font les livreurs des grands magasins, les coursiers des éditeurs, les bagagistes etc. Ce qui correspond au genkan 玄関 d’une maison japonaise[77] est ici dans la chambre individuelle. De la sorte, la rue s’étend jusqu’à l’entrée de la chambre individuelle. L’individu est ainsi en contact direct avec la rue, donc avec la ville.

        On peut aussi voir la chose en sens inverse. L’individu sort dans le couloir vêtu comme il l’est habituellement dans sa chambre ou dans sa « maison ». Là il se coiffe ou non d’un chapeau, et sort un peu plus loin, sur le palier. De là il descend l’escalier, et sort encore plus loin, hors de l’immeuble, mais toujours vêtu comme il l’était dans le « couloir » (rôka). Il le peut car le trottoir asphalté a été lavé à grande eau le matin, et n’est donc pas plus sale que le couloir. (Il arrive que le couloir soit plus sale que ce trottoir asphalté). La seule différence avec le couloir de la maison est que du trottoir on voit le ciel, et qu’il n’est pas chauffé l’hiver. L’individu, prenant ce couloir (rôka), va au restaurant et y déjeune. Ou alors, il va au café, et là, une tasse de café devant lui, il écoute de la musique, ou joue aux cartes. Cela ne diffère en rien de ce qu’il ferait dans une grande maison, où par un long couloir il rejoindrait la salle à manger ou le salon ; et cela n’est nullement limité au cas d’un célibataire logeant dans une seule chambre, cela peut aussi bien être le cas de ce que fait quotidiennement une famille. Tous ces gens, dans le même sens exactement qu’une famille japonaise quand elle se rassemble dans le chanoma 茶の間[78] pour y bavarder ou écouter la radio, vont au café, y écoutent de la musique et jouent aux cartes. Le café, c’est le chanoma, et la rue, c’est le rôka[79]. Du même point de vue, la ville entière est comme une [80]. Une fois passé la barrière, fermant à clef, qui isolait l’individu de la société, on trouve la salle à manger commune, le salon commun, le bureau commun, le jardin commun.

        Si la rue est bien le rôka, et si le rôka est bien la rue, il n’y a nulle part de seuil décisif pour distinguer clairement les deux ; ce qui veut tout simplement dire que, d’un côté, le sens de la « maison » se contracte jusqu’à devenir la chambre personnelle d’un individu, tandis que de l’autre il se dilate jusqu’à devenir la ville entière. En somme, le sens de la « maison » a disparu. Disparue la maison, restent l’individu et la société.

XLIX. Là sont prononcés les trois mots fatidiques : « maison », « individu », « société ». De leur rapport découlerait qu’au Japon, aux diverses échelles de l’habitat, l’espace public et l’espace privé, le dehors le dedans s’organiseraient d’une manière quasi antithétique à celle de l’Europe. On peut schématiser cette opposition comme suit[81] :

Rapport à l’espace environnant

 

                                                            Japon                          Europe

  1. Pièce                                       ouverture                   fermeture
  2. Habitation                             fermeture                  ouverture
  3. Ville                                        ouverture                   fermeture
  1. Au demeurant, l’œuvre majeure de Watsuji fut comme on l’a vu (XXVII) son Éthique (Rinrigaku), qu’il publia en trois volumes de 1937 à 1949. Il y développait l’idée centrale qu’exprime le titre de son essai de 1934 L’éthique comme étude de l’entrelien humain (Ningen no gaku to shite no rinrigaku). Ce concept d’« entrelien humain » (ningen 人間) n’est autre que le terme qui d’habitude, en japonais, signifie « l’être humain ». Ce mot est composé de deux sinogrammes, lesquels se lisent renjian en mandarin, littéralement « entre (間) les humains (人) », et ont dans la langue d’origine les trois acceptions suivantes : 1. en ce monde, ici-bas ; 2. société humaine ; 3. gens du peuple, la roture. En japonais, lorsqu’ils se lisent jinkan, ils peuvent aussi vouloir dire « les gens, le monde », auquel cas ils sont synonymes de seken 世間; mais dans la lecture la plus courante, celle de leur sens ordinaire, ils ont pour synonymes hito 人, « l’homme » (comprenant les deux sexes, Mensch), ou « le genre humain, l’humanité » (jinrui 人類). Traduire ningen, comme je le fais, par « l’entrelien humain », cela n’est pas courant, mais condense l’idée centrale de Watsuji : l’être humain n’existe qu’en interrelation, non seulement avec autrui, mais avec les choses, dans ce qui est toujours un milieu concret (fûdo 風土), donc singulier, jamais une extensio universelle, donc abstraite et peuplée d’objets. Corrélativement, il est irréductible à l’individu moderne, ce sujet du cogito qui, à en croire Descartes[82], « pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle ».

 

LVI. Corrélativement, Watsuji considère l’espace domestique, celui de l’, comme une unité dont l’individuation l’emporte sur celle, respective, de ses membres individuels :

        Phénomène des plus quotidiens, les Japonais appellent la « maison » (家)[83] « dedans » (uchi うち)[84]. Hors de l’, les gens sont « dehors » (soto そと). Or dans ce « dedans », la distinction entre les individus s’efface. Pour l’épouse[85], le mari, c’est « Dedans » (uchi うち), « La personne dedans » (uchi no hito うちの人), « Maison » (taku 宅) ; et pour le mari, l’épouse, c’est « Dans la maison » (kanai 家内)[86]. À son tour, la famille, c’est « les gens du dedans » (uchi no mono うちの者), évidement distincts des gens du dehors, mais sans distinction entre eux dans cet intérieur. C’est dire que ce que l’on saisit par ce dedans, c’est la totalité de la famille en tant qu’« entrelien sans distance » (hedate naki aidagara 隔てなき間柄), mais distancié des gens (seken 世間) qui sont « dehors ». On chercherait en vain une pareille distinction entre le « dedans » et le « dehors » dans les langues européennes. Si l’on y distingue bien l’intérieur et l’extérieur d’une chambre, l’intérieur et l’extérieur d’une maison, l’on n’y distingue pas l’intérieur et l’extérieur du corps social (aidagara 間柄) qu’est la famille. Ce qui correspond à la distinction dedans/dehors en japonais, c’est d’abord celle entre ce que l’individu ressent comme son intérieur et ce qui lui est extérieur, en second lieu entre l’intérieur et l’extérieur de l’habitation, en troisième lieu entre l’intérieur et l’extérieur du pays ou de la ville. Cela veut dire que l’attention est portée principalement sur l’opposition entre l’esprit et la chair, entre la vie humaine et la nature, ainsi qu’entre les communautés humaines de grande taille, tandis que le corps social de la famille n’y est pas considéré comme un repère. L’on peut dire ainsi que l’usage qui est fait de la distinction dedans/dehors exprime une compréhension immédiate de la manière d’exister de l’humain nippon.

        Ce qui s’exprime ainsi dans la langue se manifeste aussi quant à la structure de l’ ; à savoir que la structure de l’ en tant que corps social d’un entrelien humain se reflète directement dans la structure de l’ en tant qu’habitation. C’est d’abord que l’, par son intérieur, exprime une « cohésion sans distance » (hedate naki ketsugô 隔てなき結合). Aucune chambre ne se distingue des autres par une fermeture ou un verrouillage témoignant d’une volonté de distanciation. C’est dire que l’individualité des chambres s’efface. Même si fusuma 襖 et shôji 障子[87] les séparent, cette séparation ne vaut que dans une confiance mutuelle, et ne manifeste aucune volonté d’empêcher qu’on les ouvre. C’est la cohésion sans distance qui en elle-même rend possible la séparation par fusuma et shôji. Cependant, le fait même que, dans cette cohésion sans distance, il faille néanmoins des séparations, manifeste l’émotivité (gejijôsei 激情性) que, par ailleurs, comporte la cohésion sans distance. Il s’ensuit que, tout en indiquant des résistances à l’intérieur de la maison, cela concrétise, quand on enlève toutes ces séparations[88], le détachement (tentan 恬淡)[89] d’une complète ouverture[90].

LII. Les nihonjinron 日本人論 (« nippologies », essais sur l’identité nippone) rabâchant souvent les mêmes antiennes sous des images nouvelles, une quarantaine d’années après la parution de Fûdo, le thème watsujien de la « cohésion sans distance » était repris (mais en d’autres termes et sans référence) par l’anthropologue Nakane Chie, déjà rendue célèbre par son essai Tate shakai no ningen kankei (Les rapports humains dans la société verticale)[91], dans un nouvel essai, Tate shakai no rikigaku (Dynamique de la société verticale)[92], creusant le fructueux sillon du premier. L’idée centrale de l’ouvrage, c’est en effet que la société japonaise serait essentiellement constituée de « petits groupes » (shô shûdan 小集団) d’environ 5-7 personnes, souvent centrés sur le travail, et plus déterminants d’une part que les individus, d’autre part que la société globale. Il y a là évidemment une métaphore de l’ié. Lesdits petits groupes ne fonctionneraient pas selon des principes ou des règles générales, mais par le jeu proxémique et circonstanciel de ces pseudo-, ce dont Nakane donne divers exemples concrets, décochant au passage ce jugement ontologique surréaliste à première vue : « Le petit groupe japonais est de même nature que l’individu occidental »[93].

              Bien que Nakane n’aborde pas spécifiquement la question de l’espace public, voilà qui défonce radicalement la structure binaire « individu/société (Gesellschaft) » propre à la modernité occidentale, avec son corrélat non moins binaire « privé/public »… Le tiers exclu par cette binarité : le commun (gemein) vient non seulement s’y immiscer, mais serait même dominant !?

LIII. Ledit commun, ou tiers exclu, Nakane ne va toutefois pas jusqu’à l’analyser en termes onto-logiques (logiques et ontologiques à la fois). De même que Platon, dans le Timée, renonce à définir rationnellement ce « troisième et autre genre » (triton allo genos τρίτον ἄλλο γένος, 48 e 3) qu’est la chôra χώρα, l’ancêtre de la notion de milieu (Umwelt, fûdo)[94], et se borne à la cerner par des métaphores, Nakane de même, inspirée par la biologie et l’éthologie modernes, se borne à « expliquer » la dynamique de la « société verticale » (la société japonaise) en la comparant à celle d’un mollusque, contrastée à celle de ce vertébré que serait « la » société occidentale.

LIV. Le fait est que nous autres Occidentaux, modernes du moins, avons tendance à concevoir sur le mode de la binarité tant le rapport public/privé que le rapport société/individu. Cela va sans dire ! Or le fait est qu’au Japon, cela ne va pas sans dire. On en a même, dans les années Shôwa (1926-1989), beaucoup parlé à propos des chônaikai 町内会, terme que le Kenkyusha’s new Japanese-English dictionary (5e éd., 2003) rend par « a⎾neighborhood [block, district]  association »[95]. Voilà qui, du point de vue sociopolitique, est aller un peu vite en besogne ; car cela n’a rien à voir avec le terme « association », à propos duquel le Dictionnaire des sciences humaines de Mesure et Savidan (PUF, 2006, p. 1253), renvoie à « individualisme démocratique ». Un remarquable essai de Nakagawa Gô paru en 1980, Chônaikai[96], aide à y voir plus clair.

            L’auteur commence par caractériser cette entité comme suit : 1. En dehors du cadre des collectivités locales modernes ; 2. Basée sur la possibilité de contacts quotidiens ; 3. Liée à la proximité de l’habitat ; 4. Ambivalente historiquement : organe autonome, mais aussi dernier maillon du système administratif. Nakagawa ajoute que ces traits se retrouvent dans les barangay des Philippines et les tong 統 de Corée.

            La participation au chônaikai est fondée sur le foyer, non sur l’individu. Sa taille peut aller jusqu’à 6000 ménages, mais la moyenne est de 300. En général, le chônaikai (mot qui littéralement veut dire : « kai会-association nai内-interne de chô 町-quartier ») coïncide avec le町, sinogramme qui dans la toponymie des villes japonaises se lit chô et désigne un quartier (par exemple : Totsuka-chô 戸塚町, naguère quartier de l’arrondissement de Shinjuku-ku 新宿区, à Tokyo), mais qui dans d’autres contextes se lit machi et signifie « la ville », par opposition à « la campagne », inaka 田舎). Les chônaikai peuvent se subdiviser en équipes, han 班 ou kumi . Les responsabilités s’y attribuent non par mandat, mais par roulement.

 

LV. Nakagawa souligne que les intellectuels ont généralement mal vu les chônaikai, en particulier parce qu’ils sont exposés au règne de petits chefs ; mais qu’ils n’ont pas d’idéologie propre. Il veut montrer que leur existence correspond à une pratique spécifique de l’autonomie locale, irréductible à la tradition politique occidentale, et que les Japonais doivent en prendre conscience [c’est le cas, et son livre y a contribué], comme du reste de ses risques éventuels, car il s’agit d’un patrimoine qu’ils ont en main propre (temochi no zaisan 手持ちの財産, p. 17).

            Voilà qui eût été difficile à saisir par le GHQ[97]. Aussi bien, celui-ci se hâta-t-il de supprimer les chônaikai, jugés suppôts du régime militariste qui avait lancé le Japon dans la guerre. Il est vrai que c’est par un décret du ministre de l’Intérieur que les chônaikai, en 1940, avaient été institués en système, rendus obligatoires et enrôlés dans l’appareil de surveillance totalitaire du pouvoir central. Mais, montre Nakagawa, c’était là en fait les dénaturer, car les chônaikai, historiquement, n’émanent justement pas du pouvoir central, mais au contraire de la société locale. Ils n’ont, corrélativement, rien à voir avec une idéologie quelconque, mais avec la vie locale.

LVI. Les chônaikai, qui avaient été supprimés mais pas interdits, furent rétablis après le traité de San Francisco (1951), qui mit fin à l’occupation américaine. Ils existent toujours, mais n’entrent toujours pas dans les catégories sociopolitiques de la modernité occidentale, anglo-saxonne en particulier. Ils sont par essence, montre Nakagawa, étrangers à la notion de contrat. Il ne s’agit pas là de l’autonomie locale d’une société de type contractuel (keiyaku gata shakai 契約型社会, chap. III), mais de type « ordre public » (chitsujo gata shakai秩序型社会, chap. IV) [j’irais même jusqu’à dire « ordre cosmique », relevant d’un kosmos κὀσμος, car nature et culture s’y correspondent en un certain milieu local, fûdo 風土][98].

            Dans ladite « société d’ordre public », la norme ne prend pas la forme d’un commandement de type religieux ; elle est profane, non écrite, mais « se subdivise en une foule de normes lieu par lieu, cas par cas » (sono ba sono ba de, obitadashii kihan ga saimokka sareru その場その場で、夥しい規範が再目化される, p. 88). Si la faute n’y a pas de rapport avec la foi, ce n’est pas que le sens de la culpabilité soit sous-développé, c’est qu’il se situe dans l’ordre mondain (d’où la confusion, que commit Benedict[99], avec la honte).

LVII. Selon Nakagawa, dans le monde anglo-saxon coïncident principe religieux et norme sociale, individualisme et mondanisation du religieux ; au contraire, au Japon, l’ordre politique de type occidental moderne ayant été surimposé par Meiji, une coupure entre les deux dimensions s’est produite, engendrant une discontinuité entre le tatemae 建前 (littéralement « la charpente qu’on dresse d’abord », i.e. la norme sociale)[100] et le honne 本音 (« le son authentique », i.e. ce que l’on pense vraiment). L’une des conséquences en est l’indéfinition des principes fondateurs de la cité : lorsque sont agrandies les unités de l’autonomie locale (ce qui n’a cessé d’être le cas depuis Meiji jusqu’à nos jours)[101], elles deviennent étrangères aux Japonais, pour lesquels il n’est d’autonomie sans relations humaines concrètes. En d’autres termes, « au Japon, communauté est déjà société » (komyunitei wa sude ni shakai na no de aru コミュニテイはすでに社会なのである, p. 94). Gemeinschaft y est déjà Gesellschaft, ce d’autant plus que la notion de « société » (shakai社会) a été importée de l’Occident[102] !

LVIII. Nakagawa note d’ailleurs que si les chônaikai ont peu à voir avec les principes de la citoyenneté moderne, en revanche, ils sont peut-être plus adaptés à la société de masse contemporaine, où la notion de citoyen (shimin 市民) perd de sa réalité.

            Quoi qu’il en soit de cette éventuelle transmodernité, les chônaikai, hier comme aujourd’hui, relèvent moins de la volonté générale (dôi 同意) que du sentiment commun (kyôkan 共感), et corrélativement, ils sont hétérogènes à l’organisation étatique de la démocratie japonaise moderne, donc à l’espace public au sens familier en Occident. Ni privé ni public, l’espace des chônaikai est d’un troisième et autre genre : celui de l’interconnaissance, de la vie concrète, de la concrescence – du croître-ensemble – des gens et des choses dans un milieu local.

LIX. Que, dans la vie concrète, ce soit le milieu qui prime, entraîne l’affaiblissement de ces notions dès lors abstraites que sont le public et le privé, ainsi que leur indécision[103]. Quant aux campagnes, on sait que dans l’Europe moderne, comme l’ont illustré les enclosures anglaises, les biens communs ont reculé devant la propriété privée. En France, beaucoup de ces biens de jouissance collective ont disparu, tandis que devenait obsolète la terminologie qui les désignait : ajoncs, braus, communaux, coudercs, devèzes, fraus, garrigues, gastes, hermes, lannes, marais, marécages, palus, pâtis, pâturaux, terrains vagues, terres vaines, vacants, etc.

            Après Meiji, ce fut au Japon également le sort de nombre d’iriaichi 入会地 (communaux). Toutefois, comme l’a souligné l’économiste Tamaki Akira dans Fûdo no keizaigaku (Économie du milieu)[104], du fait de la prédominance de la riziculture irriguée, même faisant l’objet d’une appropriation privée, les terres cultivées n’en demeuraient pas moins la chose de la communauté rurale, le mura 村, dans la mesure où l’eau d’irrigation était « l’eau du mura » (mura no yôsui 村の用水). L’État moderne, notamment par la loi de 1896 sur les cours d’eau, a bien essayé de préciser le code civil de l’hydraulique, en instituant d’une part les rivières et les lacs en biens publics, et d’autre part en étendant la propriété privée de la terre à la « maîtrise de l’eau » (yôsui shihai 用水支配) ; mais les droits d’eau ne pouvant matériellement être divisés, le sujet de ces droits reste indéfini. Au reste, l’État moderne lui-même, par l’aide massive qu’il accordait aux bonifications et aux aménagements hydrauliques, a par là favorisé le maintien d’une agriculture minifondiaire, peu apte à développer l’autonomie de chaque exploitant.

 

LX. Ce que l’on vient de voir du rapport entre public, commun et privé dans la spatialité nippone évoluerait-il vers une occidentalisation plus poussée, en particulier dans l’exténuation de ce « troisième et autre genre » qu’est le commun devant l’alternative moderne « ou bien privé, ou bien public »  ? Voire. Il semble bien plutôt qu’à l’inverse, on assiste à une renaissance, une recouvrance du commun à diverses échelles dans le monde entier, à commencer par l’idée de notre commune appartenance à la Terre[105], qui tend à redevenir écoumène, condition commune de l’existence humaine, plutôt que cette objectale extensio, appropriable individuellement et exploitable à merci, qu’en avait fait le dualisme moderne.

            Dans cette mouvance nouvelle, il n’est pas jusqu’au droit qui ne commence à remettre en question les catégories primordiales de l’appartenance des choses, comme on l’a vu par exemple avec la thèse de Sarah Vanuxem, pour qui celles-ci ne sont pas des objets, mais des « choses-milieux », « enracinées dans le commun » et relevant donc d’une ontologie mésologique – celle-là que Watsuji fut le premier à mettre en avant quant aux milieux humains, et Uexküll quant aux milieux vivants.

            L’esprit de notre temps semble ainsi passer du paradigme moderne, qui excluait abstraitement le tiers, à un paradigme transmoderne, incluant concrètement le tiers[106] ; et il serait donc étonnant que, dans les décennies à venir, la question de l’espace public et de l’espace privé, elle aussi, ne soit pas profondément revue dans un sens mésologique, prenant en compte ce troisième et autre genre que, sous une forme ou une autre, nous avons toujours et nécessairement en commun : le milieu concret de notre existence.

— Palaiseau, 1er juin 2018.

L’auteur:

Augustin BERQUE, né en 1942 à Rabat, géographe et orientaliste, est directeur d’études en retraite à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris), où il a enseigné la mésologie. Membre de l’Académie européenne, il a été en 2009 le premier Occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie, et en 2017 le premier Français admis au Palais de l’environnement terrestre de Kyôto, qui commémore le Protocole de 1997 sur les émissions de gaz à effet de serre. Concernant plus particulièrement le Japon, il a publié notamment Japon. Gestion de l’espace et changement social, Flammarion, 1976 ; Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Gallimard, 1986 ; Du Geste à la cité. Formes urbaines et lien social au Japon, Gallimard, 1993 ; Le Sens de l’espace au Japon. Vivre, penser, bâtir (avec Maurice Sauzet), Arguments, 2004 ; Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Le Félin, 2010.

           

 

[1] Données glanées dans Félix GAFFIOT, Dictionnaire latin-français, Paris, Hachette, 1934, et Anatole BAILLY, Dictionnaire grec-français, Paris, Hachette, 1950.

[2] Pour ce qui suit, je reprends sans grands changements des passages de mon Vivre l’espace au Japon, Paris, PUF, 1982 ; réédité sous le titre Le Sens de l’espace au Japon. Vivre, penser, bâtir, avec des dessins et un cahier de Maurice SAUZET, Paris, Arguments, 2004.

[3] NB : dans le présent texte, tous les noms japonais sont donnés dans leur ordre normal : patronyme avant le prénom.

[4] Tokyo, Nihon Keizai Shinbun-sha.

[5] Sinogrammes prononcés tianhuang en mandarin, où ils désignent le Souverain du Ciel, et de là l’Empereur. En japonais, lus tennô, ils sont synonymes de mikado 帝 ou 御門, littéralement l’« auguste porte » (du palais royal), i.e. l’Empereur.

[6] En chinois, le sens premier de gong公 est, selon le Grand Ricci, dictionnaire de la langue chinoise : « ancêtres vénérables », puis de là « chef de fief, dont le nom est aussi celui du clan patrilinéaire ». L’histoire a retenu en particulier Zhou Gong 周公, « le duc de Zhou » (frère cadet du roi Wu, fondateur de la dynastie des Zhou de l’ouest, –1122/-770), paré de toutes les vertus du confucianisme.

[7] C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre que la « logique du lieu » (basho no ronri 場所の論理) nishidienne ait pu considérer l’Empereur comme un lieu néantiel absolu, apte à recevoir en son sein toutes les nations de la Terre, ce qui fournissait une ontologie propice au renversement de l’impérialisme occidental par l’impérialisme nippon. Sur ce thème, v. Augustin BERQUE (dir.) Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2000, 2 vol.

[8] On notera qu’en chinois aussi, si 私 peut avoir parmi ses nombreuses acceptions celles de « moi, soi-même, personnel ». Tout cela tournant autour de l’intime, on ne s’étonnera pas que ce sinogramme puisse éventuellement vouloir dire « uriner », ce qui le rapproche de l’une des acceptions relevées par le Petit Larousse de 1906 pour « privé » (v. supra, III). Notons d’ailleurs que ces mécanismes de différenciation pseudo-pronominale ne sont pas totalement absents de notre langue ; cf. « Votre Majesté » (= toi), « votre serviteur » (= moi), etc.

[9] Sur ce thème, v. Augustin BERQUE, Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014, chap. II : « Destins du sujet », dont je reprends ci-après quelques lignes.

[10] En ce sens qu’il n’y a pas de pronom « je », mais divers pseudo-pronoms ou diverses tournures, toujours circonstanciel.le.s, employé.e.s dans les diverses situations où nous autres disons invariablement « je » (ou I, ich, io, etc.). Au Japon, Rimbaud aurait eu littéralement raison de dire que « je est un autre ». V. infra, XXV et XXVI.

[11] On remarquera qu’Öffentlichkeit contient l’idée d’ouvrir (öffnen), comme dans l’étymologie de 公 (v. supra, I).

[12] Je reprends ici quelques passages de mon Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014, où le chapitre II (« Destins du sujet ») est consacré à cette notion éminemment problématique.

[13] On prendra soin de distinguer la subjectité (shutaisei 主体性, subjecthood) de la subjectivité (shukansei 主観性, subjectiveness). La subjectité, c’est l’être-sujet, le fait d’être un sujet, pas un objet. La subjectivité n’en est qu’un attribut. La subjectité est coextensive à la vie, mais il serait exagéré de dire qu’une bactérie est douée de subjectivité. Il y a des degrés dans la subjectité (celle d’une bactérie est inférieure à celle d’un cheval, et celle d’un cheval à celle d’un cavalier), et corrélativement, c’est dans l’humain (être bio-techno-symbolique, pas seulement biologique) que la subjectivité culmine.

[14] Passages cités par KOBAYASHI Toshiaki, ‘Shutai’ no yukue (Destin du ‘shutai’), Tokyo, Kôdansha, 2010, p. 201 et 202. Je traduis shutaiteki par « subjectal » pour le distinguer de « subjectif » (shukanteki), lequel serait ici à côté du problème.

[15] Le 18 juin 1960 (Oku, alors âgé de seize ans, était encore lycéen) eut lieu une manifestation monstre contre le renouvellement du traité de sécurité nippo-américain. La « lutte contre le Traité de sécurité » (Anpo tôsô 安保闘争) enflamma le monde étudiant de 1959 à 1970.

[16] Le 2 juillet 1964, à propos de la direction du Conseil autonome des étudiants de Waseda, les courants Chûkakuha, Kaihôha et Kôkaiha s’étaient affrontés violemment au courant Kakumaruha.

[17] René DESCARTES, Discours de la méthode (1637), p. 38-39 dans l’édition 2008, Paris, Flammarion.

[18] Dans ce qui suit, je reprends sans grands changements de larges passages de mon article « Existence humaine et spatialité », p. 105-118 dans Benoît JACQUET, Philippe BONNIN, NISHIDA Masatsugu (dir.) Dispositifs et notions de la spatialité japonaise, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2014.

[19] By the way, Augustin BERQUE, Glossaire de mésologie, Bastia, éditions Éoliennes, 2018, p. 16, donne ce qui suit (les astérisques renvoient à d’autres entrées du même glossaire) :

EK-SISTENCE (EXISTENCE) n. f. Le fait d’ek-sister* (exister), de par une certaine trajection* : le Streit (litige), i. e. le rapport Erde/Welt (Terre*/monde*) dans L’Origine de l’œuvre d’art, est une métaphore de l’ek-sistence des choses*.

EK-SISTER (EXISTER) v. i. Pour tout être* et toute chose*, sortir de la gangue de l’identité* à soi, i.e. de l’en-soi objectal*, pour se déployer selon un certain en-tant-que*. Syn. de trajecter*.

                  Ces processus et leurs concepts sont explicités dans mon article « La cosmophanie des réalités géographiques », Cahiers de géographie du Québec, vol. 60, 2017, n° 171, p. 517-530.

[20] Qui fonctionne en fait comme si le sujet (Mari) était localisé dans le prédicat (kirei). Autrement dit, dans la catégorie des jolies femmes, il y a Mari. Ces caractéristiques de la langue japonaise ont sans doute contribué à inspirer à Nishida Kitarô (1870-1945) sa « logique du lieu » (basho no ronri 場所の論理), également dite « logique du prédicat » (jutsugo no ronri 述語の論理), qui renversait la logique du sujet aristotélicienne. Sur ce thème, v. Logique du lieu et dépassement de la modernité, op cit. en VIII.

[21] Spécialiste fameux de philologie systématique des sinogrammes (1910-2006). Je me réfère ici à l’ouvrage de son disciple KOYAMA Tetsurô, Shirakawa san ni manabu. Kanji wa tanoshii, Tokyo, Kyôdô Tsûshinsha, 2006, p. 177 sqq.

[22] Comme on le sait, dans Être et temps, Heidegger fait de la Sorge l’une des caractéristiques fondamentales du Dasein. Sorge signifie habituellement : souci, soin, sollicitude.

[23] Koyama, op. cit., p. 178.

[24] Op. cit., p. 179.

[25] Ibid.

[26] Sur ces questions, v. mon Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000 (chap. I : « Lieu »), et plus particulièrement mon article « La chôra chez Platon », p. 13-27 dans Thierry PAQUOT et Chris YOUNÈS (dir.) Espace et lieu dans la pensée occidentale, Paris, La Découverte, 2012.

[27] Traduction d’Albert Rivaud dans l’édition des Belles Lettres, 1985 (1925), p. 172, 52 e.

[28] Cet ôn (participe présent d’einai, être) est le même que celui que Platon, dans le Timée, emploie pour dire l’être absolu. Littéralement, ho ôn est « l’étant ». « Je suis l’étant », telle est en grec la réponse de Dieu à Moïse.

[29] Il s’agit de l’invariabilité symptomatique de la forme “je” (ou ego, ya, ich etc.), non de son rapport avec la substance (l’être) du sujet ; rapport dont le fameux « Je est un autre » de Rimbaud a mis en doute l’évidence première. En tant que forme linguistique, « je » fait en effet partie des systèmes symboliques constitutifs du corps social (v. plus bas, XXXVII et XXXVIII) ; il n’est pas, tel quel, l’être du sujet individuel, mais au contraire manifeste sa médiance (v. plus bas, XXIX).

[30] V. le Glossaire de mésologie, op. cit. en XVIII :

PRINCIPE DU MONT HOREB n. m. Par allusion à l’affirmation de la transcendance de l’ehyeh asher ehieh אהיה אשר אהיה → ἐγώ εἰμι ὁ ὤν [je suis l’étant] → sum qui sum → je suis celui qui suis) de Yahveh au Sinaï, sujet*-prédicat* de soi-même plus tard recyclé ad usum hominis par le cogito* cartésien, affirmation de la transcendance de la subjectité* moderne par rapport à son milieu*, conduisant en fin de compte le TOM* à l’acosmie* : à force de nous abstraire* de notre milieu, le principe du mont Horeb nous mène à l’extinction pure et simple ; nous devons donc le dépasser.  

[31] SUZUKI Takao, Kotoba to bunka, Tokyo, Iwanami shinsho, 1973.

[32] Rapportée dans Asahi shimbun, 21/4/80, chôkan, p. 21.

[33] Insistons sur le fait qu’il n’y pas là détermination, mais conditionnement de la pensée par la langue, dans une relation de contingence historique et non de causalité (autrement dit une trajection, v. infra, XLIV). Le sanskrit, autre langue indo-européenne, a verbalisé de son côté une ontologie quasi antipodale.

[34] J’ai commenté ces choses plus en détail dans « Le japonais », p. 240-250 dans Jean-François MATTÉI (dir.) Encyclopédie philosophique universelle, IV : le Discours philosophique, Paris, PUF.

[35] Alexis RYGALOFF, « Existence, possession, présence », Cahiers de linguistique d’Asie orientale, 1977, n° 1, p. 7-16.

[36] 『倫理学』, publié en trois volumes de 1937 à 1949. Dans l’édition Iwanami Bunko de 2007, vol. I, p. 37 sq. Italiques de Watsuji. Ma traduction.

[37] Tous ces mots commencent par le même sinogramme存, qui se lit son ou zon en lecture on.

[38] Seken世間, dans la tournure de cette phrase, devrait plutôt se comprendre comme « le monde », mais son sens ordinaire est « les gens », comme dans notre expression « qu’est-ce que les gens vont dire ? ».

[39] Tout le problème est là : sonzai存在 peut vouloir dire aussi bien « existence » qu’« être ». Par exemple, Sein und Zeit (Être et temps) a connu plusieurs traduction en japonais, certaines intitulées Sonzai to jikan 存在と時間, d’autre U to jikan 有と時間 (c’est sous ce dernier titre que Watsuji le mentionne dans Fûdo). Quand on veut vraiment faire la distinction entre les deux, « existence » se traduit par jitsuzon 実存; mais le fait est que cette différence est une importation européenne. Dans le milieu nippon, c’est bien d’existence qu’il s’agit.

[40] Watsuji anticipe ici intuitivement ce que Merleau-Ponty qualifiera de « prédicats anthropologiques » (v. plus bas, XXXI), ce que précisera le concept mésologique de trajection, que nous verrons plus loin (XLIV). Il est clair que, pour lui, les choses existent (sonzai suru 存在する) sur le mode trajectif (S en tant que P), non pas comme des objets substantiels (S).

[41] Aidagara signifie ordinairement les relations ou les termes dans lesquels on se trouve avec telle(s) ou telle(s) personne(s). C’est étymologiquement le lien de parenté qu’il y a entre (aida) les membres d’un groupe générique (kara) tel que famille, tribu, nation, auquel on appartient par naissance. Cet aidagara est un concept central de l’éthique de Watsuji. L’usage que celui-ci en fait dans sa théorie de la médiance (i.e. comme lien non seulement entre les personnes, mais entre les personnes et les choses de l’environnement) me conduit à le traduire par « corps social » au sens de Leroi-Gourhan, c’est-à-dire cette part collective de l’être humain qui dépasse le topos <corps animal : personne individuelle> pour comprendre la chôra de son milieu. Sur la question du rapport topos/chôra, v. mon Écoumène, op. cit. en XXIII, chap. I. Cette traduction me paraît d’autant plus appropriée que gara 柄 peut désigner le corps, p. ex. dans l’expression gara ga ôkii, « avoir un grand gara » (i.e. être de haute stature).

[42] Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu 風土.人間学的考察 (Milieux. Étude de l’entrelien humain).Trad. par Augustin Berque, Fûdo. Le milieu humain, Paris, éditions du CNRS, 2011.

[43] C’est pour tenir compte de la définition que Watsuji lui-même en donne à la première ligne de Fûdo que j’ai rendu fûdosei par « médiance », mais le lecteur japonais ordinaire l’entend plutôt comme « caractère local, contréité (Gegendheit) ». J’ai initialement (dans Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986) forgé ce néologisme à partir de la racine med- de « milieu », mais l’ai plus tard entendu plutôt comme dérivant directement du latin medietas, « moitié », l’une des deux « moitiés » étant la part individuelle de l’être, l’autre étant son corps médial, i.e. son milieu. Le Glossaire de mésologie, op. cit. en XVIII, définit ce terme comme suit :

MÉDIANCE n. f. Traduction du japonais fûdosei 風土性, que Watsuji a défini comme « le moment structurel de l’existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機), i. e. le couplage dynamique de l’être* et de son milieu* ; correspond à ce qu’Uexküll appelait Gegengefüge (contre-assemblage), i.e. l’adéquation réciproque de l’animal (ou plus largement du vivant) et de son milieu.

[44] « Homme » traduit hito 人 , i.e., dans l’optique de Watsuji, l’humain réduit à l’individu, par abstraction hors de l’essentielle médiance du ningen 人間 : l’être humain concret, dynamiquement couplé à son milieu. Comme on va le voir, pour Watsuji, le Dasein heideggérien n’est qu’un individu, donc une abstraction, pas l’être humain concret dans sa médiance.

[45] P. 370 dans la réédition de la collection Tel, Gallimard.

[46] Op. cit., p. 230.

[47] Processus détaillé dans Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.

[48] Ce néologisme, que j’emploie depuis 1985, vient du latin medietas, « moitié », i.e. la combinaison dynamique de ces deux « moitiés » que sont le corps animal et le corps médial ; pour plus de détails et de références, v. mon Écoumène, op. cit. en XXIII. Pour en arriver à cette traduction du concept de fûdosei, j’ai suivi une démarche focalisée par une problématique des milieux humains (v. mon Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986). Une autre démarche aurait pu être focalisée par la singularité et la concrétude, inhérentes à tout milieu humain, qui font partie des connotations de fûdosei et qui seraient mieux rendues par « contréité », en pensant à la Gegend (« contrée ») heideggérienne. Toutefois, cette seconde conception de fûdosei, à laquelle s’attachent préférentiellement les lecteurs japonais, ne rend pas compte de la définition que Watsuji donne lui-même de fûdosei (« le moment structurel de l’existence humaine »), et qui est au contraire rendue littéralement par « médiance ».

[49] J’ai introduit le concept de trajectivité dans Le Sauvage et l’artifice (op. cit.) et l’ai précisé par la suite (en particulier dans Écoumène, op. cit.). Le Glossaire de mésologie, op. cit. en XVIII, donne les définitions suivantes :

TRAJECTER v. i. et t. Accomplir une trajection. Syn. d’ek-sister* et de faire exister* : la touffe d’herbe S* trajecte en tant qu’aliment P* pour la vache I*. Cézanne trajecte la Sainte-Victoire en tant que* paysage*, mais pas les ploucs de la région, qui selon lui « ne l’ont jamais vue », i. e. jamais vue en tant que paysage, à la différence des happy few dont il fait partie, lui (et nous après lui, en chaîne trajective*).

TRAJECTIF, -VE adj. Relevant de la trajection : une chose* n’est ni seulement objective ni seulement subjective, ni seulement substantielle ni seulement relationnelle, elle est trajective.

TRAJECTIVEMENT adv. De manière trajective ; en chaîne trajective.

TRAJECTION n. f. 1. Va-et-vient de la réalité* entre les deux pôles théoriques du subjectif et de l’objectif : la réalité ne relève ni seulement de l’objet*, ni seulement du sujet* ; relevant de la trajection des deux, elle est trajective. 2. Assomption de S* en tant que* P*, syn. d’ek-sistence* : au IVe siècle, en Chine, il y a eu trajection des eaux de la montagne (shanshui 山水) en tant que paysage (shanshui 山水).

TRAJECTIVITÉ n. f. 1. Syn. d’existence*. État des êtres* et des choses* qui ek-sistent* dans un milieu* concret*, corrélatif de leur médiance* et résultant d’une quasi-infinité de chaînes trajectives*. 2. Syn. de mouvance* : la « tension-vers » (qu ) du principe de Zong Bing* exprime le sentiment de la trajectivité des choses.

CALAGE TRAJECTIF n. m. Hypostase (substantialisation) de S/P* en S’ dans la chaîne* trajective. Apparenté à eji 依止 chez Yamauchi.

CHAÎNE TRAJECTIVE n. f. Suite de trajections, hypostasiant (substantialisant) progressivement S/P* (donc hypostasiant du même mouvement P) en S’, S’/P’ en S’’, S’’/P’’ en S’’’, et ainsi de suite. Se représente par la formule (((S/P)/S’)/S’’)/S’’’… etc. : les chaînes trajectives sont analogues aux chaînes sémiologiques chez Barthes et à la sémiose chez Peirce.

[50] Jean BEL, L’Espace dans la société urbaine japonaise, Paris, Publications orientalistes de France, 1980, p. 350.

[51] Henri LEFEBVRE, La Production de l’espace, Paris, Anthropos, 1974.

[52] Jalonnées par Le Japon, gestion de l’espace et changement social, Paris, Flammarion, 1976 ; La Rizière et la banquise. Colonisation et changement culturel à Hokkaidô, Paris, Publications orientalistes de France, 1980 ; Vivre l’espace au Japon, op. cit. ; Du Geste à la cité. Formes urbaines et lien social au Japon, Paris, Gallimard, 1993 ; etc.

[53] Jalonnée par Le Sauvage…, op. cit. en XXIX ; Médiance, de milieux en paysages, Paris, Belin/Reclus, 1990 ; etc.

[54] Étude biophénoménologique des milieux au sens de l’Umweltlehre d’Uexküll, qui se fonde sur la distinction entre Umgebung (le donné brut de l’environnement comme objet universel, sous le regard de nulle part de cette science moderne qu’est l’écologie) et Umwelt (la relation réciproque et particulière qui se construit entre l’environnement et un certain être, lequel n’est pas considéré comme un objet, mais comme un sujet qui interprète créativement son milieu). La mésologie (fûdoron 風土論) de Watsuji a introduit un principe homologue dans l’étude des milieux humains (fûdo 風土). Plus de précisions dans Augustin BERQUE, La Mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?, Nanterre La Défense, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014 ; Là, sur les bords de l’Yvette. Dialogues mésologiques, Bastia, Éoliennes, 2017 ; Glossaire de mésologie, Bastia, éditions Éoliennes, 2018 ; Marie AUGENDRE, Jean-Pierre LLORED, Yann NUSSAUME (dir.) La Mésologie, un autre paradigme pour l’anthropocène ?, Paris, Hermann, 2018. Voir également le site <http://mesologiques.fr>, créé et dirigé par Yoann Moreau (Mines ParisTech).

[55] On remarquera en passant que le Kôrakuen a été dessiné par un Chinois. La spatialité nippone doit être replacée dans un complexe plus vaste, celui de l’Asie orientale, dont elle procède et se distingue tout à la fois. Ne pouvant ici entrer dans ces détails, je me borne à contraster le Japon à l’Occident moderne.

[56] Ruth BENEDICT, Le Chrysanthème et le sabre, Arles, Picquier, 1998 (The Chrysanthemum and the sword, 1946).

[57] Dôgen, cité par NAKAMURA Hajime, « The acceptance of Man’s natural dispositions », The Japan Foundation newsletter, VII, 2, juin-juillet 1979, p. 1-8.

[58] L’Ereignis est une notion de choix de l’ontologie heideggérienne, laquelle, au-delà de son sens ordinaire d’« événement », lui confère celui de « laisser venir à la présence », par opposition à l’Erzeugnis, « production, produit ». « La donation de présence est propriété de l’Ereignen » (Die Gabe von Anwesen ist Eigentum des Ereignens). V. lemonde.fr Journal de l’hypertexte à Ereignis, à propos notamment du séminaire du Thor (11 septembre 1969) où Heidegger commenta ces termes. En japonais, le langage de politesse fait pour ainsi dire relever l’action de l’interlocuteur de l’Ereignis, et celle du locuteur de l’Erzeugnis. Dans le cadre plus pertinent de la pensée en Asie orientale, disons que l’action de l’interlocuteur est élevée à la dimension de l’inartifice du wuwei 無為 (le « non-agir » du taoïsme, prononcé mui en japonais), tandis que celle du locuteur est rabaissée à celle de l’artifice du zuowei 作為 (pron. sakui en japonais), notions qui ont peut-être influencé Heidegger.

[59] Shi e no sonzai 死への存在, traduction du Sein zum Tode heideggérien.

[60] Sei e no sonzai 生への存在.

[61] Fûdo, op. cit., p. 19-20.

[62] Pour de nombreux exemples, v. Philippe BONNIN, NISHIDA Masatsugu et INAGA Shigemi (dir.) Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS éditions, 2014.

[63] C’est le syllemme, ou quart lemme du tétralemme, qui « prend » (lemme, de λαμβάνω) A « avec » (syl-, σύν) non-A. Sur ce thème, v. mon Poétique de la Terre, op. cit. , et plus particulièrement YAMAUCHI Tokuryû, Rogosu to renma, Tokyo, Iwanami, 1974, trad. par Augustin Berque, Logos et lemme, Paris, CNRS éditions, sous presse.

[64] V. supra XXXV à propos de la trajection de S (le sujet logique, l’objet physique) en tant que P (le prédicat, i.e. la manière de saisir S par les sens, l’action, la pensée et la parole. La réalité, ce n’est pas S (le Réel, un absolu inatteignable), c’est S en tant que P (la réalité empirique), soit S/P. Ce thème est développé dans Poétique de la Terre, op. cit. en XIV.

[65] Pour plus de détails sur la terminologie qui suit, v. Philippe BONNIN et al., op. cit. supra en XLIII.

[66] Où la nature est objet de contemplation esthétique de la part d’une élite lettrée, à l’opposé, d’une part, du rejet de la nature par les Pères du désert des premiers temps chrétiens, de l’autre du rapport utilitaire aux ressources naturelles de la part des paysans. Sur ces différences, v. mon La Pensée paysagère, Bastia, éditions Éoliennes, 2016 (2008).

[67] Je détaille ces questions dans Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident, Paris, Éditions du Félin, 2010.

[68] Sarah VANUXEM, La Propriété de la terre, Marseille, Wildproject, 2018.

[69] Dans Nihongo kara Nihonjin wo kangaeru (Les Japonais à travers le japonais), Tokyo, Kôdansha, 1980.

[70] Au Japon, l’on dresse en effet la structure et la charpente, et l’on couvre le toit, avant d’installer les cloisons qui tiennent lieu de nos murs. En France, on dresse d’abord les murs.

[71] Effectivement, le cœur symbolique de la maison, plutôt que le foyer, est le pilier dit Daikoku-bashira 大黒柱 (« pilier de Daikoku », le dieu des Cinq Céréales, version nippone de Shiva), que l’on fait beaucoup plus gros qu’il ne serait techniquement nécessaire, justement pour souligner le symbole.

[72] Dans ce qui suit, je reprends sans grandes modifications de larges passages de mon exposé « Public, commun et privé dans la spatialité japonaise vus de l’ère Shôwa (1926-1989) » au colloque de la SFA (Société française des architectes) des 25 et 26 mai 2018 sur l’espace public, actes à paraître dans Le Visiteur.

[73] P. 226-228 dans la traduction française par Augustin Berque, Fûdo, le milieu humain, Paris, CNRS, 2011.

[74] Ce terme, en japonais, et en particulier dans l’éthique de Watsuji, a indissociablement le double sens de « maison » et de « famille ». Seul le contexte permet de choisir entre les deux traductions.

[75] S’agissant d’un immeuble européen, la traduction « palier » s’impose ici, mais le terme rôka signifie plutôt galerie, et Watsuji l’emploiera plus loin à propos des couloirs d’appartements, voire de la rue en Europe.

[76] Soit les allées et venues des piétons (ôrai 往来s’écrit avec les sinogrammes « aller » et « venir »). En parlant des rues japonaises (hormis les venelles), Watsuji a jusqu’ici employé le mot dôro, qui veut dire aussi bien « route ». Pour parler des rues européennes, il introduit maintenant, entre rue et route, une distinction que l’on a recommencé à faire en français depuis une quarantaine d’années en réaction contre l’urbanisme moderne, qui les avait confondues au bénéfice de la route.

[77] Pièce d’entrée à niveau de sol, où on laisse ses chaussures avant de « monter » (agaru 上がる) dans la maison, qui est sur pilotis. Le mot, venu du bouddhisme et dont les sinogrammes signifient littéralement « barrière sombre », avait le sens d’arcanes avant d’être utilisé en architecture.

[78] Littéralement « pièce à thé », correspondant approximativement au séjour dans un appartement moderne.

[79] Lequel, dans une maison japonaise traditionnelle, n’est pas un couloir central, mais une galerie de pourtour.

[80] Maison. L’intuition de Watsuji retrouve ici une idée qui a dominé la pensée urbanistique en Europe, d’Alberti (« Si, selon la maxime des philosophes, la cité est une très grande maison, et si inversement la maison est une toute petite cité… », L’Art d’édifier, Paris, Seuil, 2004 [De re aedificatoria, 1485], p. 79) à Cerda (« Nous devons considérer la maison comme une petite ville composée de diverses demeures, liées par un système de voies… », Teoria general de la Urbanización, Madrid, 1863, p. 389, cité ibid.), avant que le mouvement moderne ne dépèce la composition urbaine qui liait structuralement la maison et la ville.

[81] V. Augustin BERQUE, avec Maurice SAUZET, Le Sens de l’espace au Japon. Vivre, penser, bâtir, Paris, Arguments, 2004, p. 86.

[82] V. plus haut, XVI.

[83] Suivant le contexte, ce sinogramme peut se lire ou uchi.

[84] Pour souligner son ambivalence, Watsuji transcrit ici phonétiquement ce terme en hiragana (l’un des deux syllabaires nippons), mais son sinogramme habituel est 内, comme dans naigai 内外 (intérieur/extérieur, dedans/dehors), qui est employé plus loin.

[85] Quand elle s’adresse à une personne extérieure à la famille.

[86] Cette expression est aujourd’hui vieux jeu. On l’employait pour parler de son épouse à autrui, mais on dit aujourd’hui plus couramment tsuma 妻, « (ma) femme », voire, plaisamment, waifu ワイフ (wife). En revanche, pour dire « Madame », okusan 奥さん, « Fond奥 (de la maison) + suffixe de politesse san » (ou plus poli : okusama 奥様) reste le plus courant.

[87] Les fusuma sont des cloisons tendues de papier fort, amovibles, qui coulissent entre deux pièces tatamisées ; les shôji, des cadres coulissants tendus de papier translucide, qui séparent une pièce tatamisée du couloir (rôka 廊下) ou de la plateforme latérale (engawa 縁側) dans la maison traditionnelle, ou bien servent de rideau devant les vitres d’une fenêtre.

[88] Ce qui est le cas lorsque, par exemple, on rassemble plusieurs convives pour un repas de fête. Dans la plurifonctionnalité des pièces à tatamis, ce que nous appelons des chambres à coucher s’unissent alors pour devenir ce que nous appelons une salle à manger. Cette plurifonctionnalité a tendu à se perdre dans les appartements actuels.

[89] Du chinois tiantan 恬淡, détachement et quiétude.

[90] Fûdo, le milieu humain, p. 205-206 dans la traduction citée plus haut.

[91] Tokyo, Kôdansha gendai shinsho, 1966.

[92] Tokyo, Kôdansha gendai shinsho, 1978.

[93] Nihon no shô shûdan wa Ô-Bei no kojin to onaji yô na seishitsu wo motte iru 日本の小集団は欧米の個人と同じような性質を持っている, p. 38.

[94] Sur ce thème, v. Augustin BERQUE, Écoumène, op. cit. en XXIII, chap. I ; et « La chôra chez Platon », art. cit. en XXIII.

[95] Wikipedia, consulté le 18/5/18, donne une bonne vue d’ensemble de la question (j’abrège un peu ci-après) : « Chōnaikai. A chōnaikai (町内会) is a Japanese local community of citizens or a form of neighbourhood association.

   History

Before the Meiji Restoration, more than 70,000 municipalities in Japan were small entities. The new centralized government viewed them as potential areas of unrest. Two waves of municipal mergers intended to weaken those entities. This resulted in chōnaikai, informal associations taking the place of former village or neighbourhood communities. During World War II, these associations were involved in many points: civil defence against bombing and ensuing fires; maintenance of roads and public buildings ; supply of food and first aid gear. During the Occupation of Japan, the American provisional government forbade them. They were allowed only after the Treaty of San Francisco in 1951. Nowadays, the chōnaikai are put forward again and are gathered in a nationwide chōnaikai federation (町内会連合会 chōnaikai rengōkai).

   Characteristics

A chōnaikai deals with :

Territory

The local government generally covers the same area. According to the evolution of the population, the chōnaikai may be divided.

Membership

The household is the basic member. Some sections may exist for women, children or elderly, taking part in the proper activities. Sometimes, a corporate membership is also allowed for financial issues.

Automatic membership

For a new household, membership is not mandatory, but gives access to a lot of facilities. Non-member households are somewhat ostracized from the community and are treated as strangers. People in rented rooms, typically students or young salary men, are said to be member of the household of the landowner. Because apartment tenants reside in the community temporarily, and the associations are geared toward homeowners and families, they are under no social pressure to join.

Activities

They attend a wide range: security of the neighbourhood, especially during natural disasters ; waste management ; aid to the elderly and disabled ; cultural and sport activities, aiming at a better mutual understanding ; funeral activities : when a member of the community dies, association members assist the bereaved family with funeral arrangements ; assistance in case of a disaster : when a house is destroyed by fire or other means, association members provide the homeless family with shelter, food, clothing, and monetary donations to assist the family in replacing their home and other lost possessions; when a disaster hits a region, associations in neighboring communities participate in assistance efforts.

Institutional part

Based in the same general area, the chōnaikai improves the municipality. It subsidizes modes of communication and can encourage local participation. But it can also exert influence in political issues, mobilizing the neighbourhood with petitions or demonstrations ».

[96] Tokyo, Chûkô shinsho.

[97] Extrait de Wikipedia, consulté le 18/5/18 ; « The Supreme Commander for the Allied Powers (SCAP) (originally briefly styled Supreme Commander of the Allied Powers) was the title held by General Douglas MacArthur during the Allied occupation of Japan following World War II. In Japan, the position was generally referred to as GHQ (General Headquarters), as SCAP also referred to the offices of the occupation, including a staff of several hundred U.S. civil servants as well as military personnel. Some of these personnel effectively wrote a first draft of the Japanese Constitution, which the National Diet then ratified after a few amendments. Australian, British, Indian, and New Zealand forces under SCAP were organized into a sub-command known as British Commonwealth Occupation Force. These actions led MacArthur to be viewed as the new Imperial force in Japan by many Japanese political and civilian figures, even being considered to be the rebirth of the shōgun-style government which Japan was ruled under until the start of the Meiji Restoration. Biographer William Manchester argues that without MacArthur’s leadership, Japan would not have been able to make the move from an imperial, totalitarian state, to a democracy. At his appointment, MacArthur announced that he sought to « restore security, dignity and self-respect » to the Japanese people ».

[98] Sur ce thème, v. Augustin BERQUE, Recosmiser la Terre. Quelques leçons péruviennes, Paris, B2, 2018.

[99] Dans Le Chrysanthème et le sabre, op cit. en XXXVIII.

[100] V. plus haut, XLVIII.

[101] En une série de fusions (gappei 合併), le nombre de municipalités (shi-chô-son 市町村) est passé de 71 314 en Meiji 21 (1888) à 1730 en Heisei 22 (2002). Cela donne une moyenne théorique (avec, naturellement, de très grandes disparités selon les régions) de 126 000 habitants et de 68 km2 par municipalité, soit une densité (administrative) moyenne de 1150 hab/km2 (la densité moyenne réelle du Japon est de 335 hab/km2). On traduit officiellement shi 市 par city, chô 町 par town, et son 村 par village.

[102] Et rendue par détournement d’un terme du chinois classique qui n’avait rien à y voir, shehui 社會, dont le sens original est « fête des génies du sol », et qui plus tard a été réimporté en Chine au sens actuel. C’est le journaliste critique Fukuchi Gen.ichirô qui, dans l’édition du 14 janvier 1875 du Tôkyô Nichinichi shinbun, introduisit le terme shakai pour traduire l’anglais society. Auparavant, l’on parlait de seken 世間 ou d’ukiyo浮世 , c’est-à-dire « le monde » ou « les gens », dans une perspective bien plus médiale (propre à un certain milieu) qu’universaliste : une perspective de Gemeinschaft (communauté) plus que de Gesellschaft (société), aurait pu dire Ferdinand Tönnies (mais il ne publia son célèbre Gemeinschaft und Gesellschaft qu’en 1887). Pour ce faire, Fukuchi alla pêcher un terme chinois dans un recueil de citations du néoconfucianisme, le Jin si lu 近思禄 (Réflexions sur ce qui est proche, 1176), dont l’une disait : « les villageois se rassemblent pour fêter les génies du sol », xiangmin wei shehui 郷民為社會. NB : Une traduction anachronique ne verrait là que « les villageois font société » !

[103] Pour ce qui suit, je reprends sans grandes modifications un passage de mon Sens de l’espace au Japon, op. cit. , p. 130 sqq.

[104] Tokyo, Shinhyôron-sha, 1976.

[105] Comme y insiste par exemple Dominique BOURG, Une nouvelle Terre, Paris, Desclée de Brouwer, 2018.

[106] Sur cette onto-logique (à la fois une logique et une ontologie) de l’inclusion du tiers, v. Poétique de la Terre, op. cit.. V. aussi le site du Dr Claude PLOUVIET, http://www.tiersinclus.fr.