par Rémi Astruc
(Ce texte est un extrait d’une contribution à l’ouvrage collectif : HFT poésie souterraine, Versailles, RKI Press, 2016, que l’on peut commander ici)
Plutôt que d’aborder frontalement les processus créatifs eux-mêmes, nous déplacerons l’attention vers leur réception, vers ce que nous conviendrons d’appeler « l’effet-Thiéfaine ». C’est là une manière de suggérer qu’une œuvre n’est pas uniquement poétique parce qu’elle déploie des marqueurs connus et mesurables —voire immuables— de « poésie », mais peut-être d’abord parce qu’elle est tout simplement ressentie comme telle[2]. Or qu’est-ce que cela signifie ressentir une œuvre comme poétique aujourd’hui ? C’est en somme la question centrale que nous allons nous poser, en tant que public de la fin du XXe et du début du XXIe siècle.
Ce qui nous intéresse, au fond, c’est d’être en mesure de cerner la spécificité de la parole du chanteur, donc de comprendre le pouvoir exercé par celui-ci. Un pouvoir de séduction capable de rassembler son public dans une « communauté d’émotions », de sorte que des milliers de personnes qui ne se connaissent pas « vibrent » conjointement à des textes et à des sons, à distance dans l’écoute individuelle ou ensemble lors des concerts. De quelle « magie » Thiéfaine use-t-il pour ce faire ? et comment ce public fidèle qui accompagne le chanteur depuis plus de trente ans a-t-il pu se constituer, lui qui accueille avec un intérêt toujours renouvelé les nouvelles créations comme il continue d’apprécier les plus anciennes chansons ? Notre sentiment est qu’une réponse satisfaisante doit forcément s’intéresser à la spécificité des mots de Thiéfaine, à ce qu’ils « dégagent », autrement dit à leur puissance poétique.
Une précaution s’impose cependant : ce que l’on nommera « poésie » pour qualifier les paroles d’Hubert Félix Thiéfaine sera certainement très différent de ce que nous avons généralement en tête quand nous prononçons ce mot, c’est-à-dire des conceptions et des formes pour l’essentiel héritées du XIXe siècle et transmises par l’école. Il nous faudra envisager des évolutions, peut-être même une nouvelle définition de ce terme, mieux adaptée à notre présent et capable ainsi de rendre compte de la survie des émotions poétiques dans un contexte à l’évidence complètement transformé.
« Hubert Félix Thiéfaine, c’est moi »… pour tout le monde
Commençons par nous interroger sur la popularité du chanteur et l’immense succès de son œuvre. Un élément de réponse tient certainement dans cette déclaration en apparence farfelue : « Hubert Félix Thiéfaine, c’est moi ! », entendue à plusieurs reprises dans la bouche de fans interrogés sur les raisons de leur attachement au chanteur. Parce qu’en effet, parler de Thiéfaine revient souvent à évoquer « sa » rencontre avec « HFT »[3]. Notre première observation est ainsi que chacun possède plus ou moins une anecdote personnelle sur « sa » rencontre avec Thiéfaine et ses chansons. En lien avec la musique bien sûr, mais surtout avec les paroles. Car c’est à travers elles essentiellement que l’on accède à un univers particulier, que l’on découvre une vision du monde[4] à laquelle on peut ensuite se sentir adhérer.
Cette anecdote est généralement de nature personnelle parce qu’elle renvoie souvent à des « circonstances » particulières d’écoute où a pu s’enraciner un lien fort à HFT. Ainsi, alors qu’il serait sans doute « naturel » de se souvenir des chansons par leur mélodie ou par les paroles, les souvenirs que chacun se fait de celles de Thiéfaine ne se limitent pourtant pas à cela mais renvoient très souvent aussi à des « biographèmes », c’est-à-dire à des éléments de la vie personnelle de chaque auditeur que celui-ci associe aux chansons. Quelles que soient ces circonstances (événement précis, période particulière de la vie, fréquentations du moment, amis avec lesquels cette écoute s’est partagée, etc.,) ce qui est frappant, c’est cette intrication des chansons de Thiéfaine avec des éléments de la vie personnelle des auditeurs [5]. Thiéfaine (dont le nom représente alors ici moins la personne du chanteur que l’univers que convoquent ses chansons) semble s’immiscer dans le monde de son public tout autant sinon plus que son public ne pénètre dans le sien.
Cet « effet-Thiéfaine » peut, selon notre propre expérience, se résumer assez grossièrement pour commencer au fait que, à l’écoute de ses chansons, quelque chose s’est « fermé » : une naïveté, une attente, un espoir —quelque peu naïf donc— d’une participation pleine et entière au monde. Un contact serein et confiant aux autres, à l’avenir, s’est troublé. Mais plutôt qu’une rébellion, sans doute vaut-il mieux parler à ce propos d’une « fêlure » —différence essentielle avec la rupture radicale que l’on associe généralement au rock[6]— qui a pris forme à l’occasion de ces chansons, a profité des mots du chanteur pour se concrétiser.
Comme si la rencontre avec HFT avait été le truchement d’une « entrée en dissidence du monde » (comme, dans l’ordre romanesque, la rencontre avec les grandes figures[7] telles que Meursault ou Bartleby —dans la nouvelle d’Herman Melville Bartleby the Scrivener— peut également les produire : à un moment, comme des millions d’autres sans doute, nous nous sommes dit : « Meursault, c’est moi… »). D’où — et c’est assez logique — le fait que ce sont souvent des circonstances issues de l’adolescence ou de la post-adolescence (de ce qui reste en nous de l’adolescence plus tard) qui sont généralement associées aux chansons de Thiéfaine. L’adolescence est en effet le moment de la formation de la personnalité, le moment où la relation de l’individu au monde se dessine, où la relation aux autres s’établit ; et notamment le moment où l’individu se polarise, où son appartenance à un camp se cristallise.
Ce qui conduit à une nouvelle observation : cette fêlure prépare l’entrée de l’individu dans un monde déjà partagé, et affilie celui-ci à un groupe plus vaste qui lui pré-existe : réel parfois, des amis qui partagent la même sensibilité et les mêmes goûts musicaux par exemple ; ou au moins virtuel, celui de l’ensemble des personnes qui ont reconnu comme pertinente la représentation du monde proposée par l’artiste dans ses chansons. C’est dire par là qu’une appartenance se dessine, par affinités existentielles, autour du partage avec ce groupe d’une vision du monde commune. En cela, le lien à Thiéfaine dépasse très largement ce qui serait uniquement le partage d’un goût musical de « fan ».
De fait se dessine ainsi une sorte de « confrérie » fantôme née de ce positionnement existentiel, suggérant en particulier l’existence de deux sensibilités franchement opposées —à l’instar sans doute des deux camps qui divisèrent, dit-on, dans les années 60 ceux qui d’un côté écoutaient les Beatles et ceux qui, de l’autre, leur préféraient les Rolling Stones. Il y aurait ainsi ceux qui se montrent sensibles aux chansons de Thiéfaine, et les autres, les « insensibles » —et l’on pressent déjà que cette question de sensibilité a partie liée avec la question de la poésie. Précisons : ces derniers se montrent insensibles à ce qui, dans les chansons de Thiéfaine, est ainsi dévoilé de la réalité, et notamment des limites de notre condition d’homme et de notre rapport au monde en général, lesquels alimentent le pessimisme foncier de nombre de ses chansons.
Plus précisément, pour son public désormais multi-générationnel, HFT est celui qui a introduit une forme de sensibilité sombre à ce qui se passe dans les marges de la société —que celles-ci portent le nom de province, de jeunesse, de chômage, de « zone », ou d’addiction. Une sensibilité à ces marges plutôt qu’une position de marginalité même, puisqu’il s’agit d’une forme d’attention aux singularités perdues dans la masse plutôt qu’un rejet de cette masse même. C’est pourquoi il ne saurait être question de posture rebelle mais bien du partage d’une expérience ou d’un sentiment de décalage[8]. Et c’est également la raison pour laquelle cette situation paraît au bout du compte relativement commune, car ce décalage est un sentiment en définitive relativement bien partagé au sein de notre société. HFT incarne ainsi la sensibilité à un certain positionnement existentiel qui n’a rien de fondamentalement singulier, positionnement minoritaire tout au plus, ce qui n’enlève rien à son importance qualitative.
Or cette sensibilité trouve selon nous son origine dans la présence de plusieurs faits remarquables caractéristiques des chansons de Thiéfaine : elle provient d’abord peut-être du traitement particulier qui y est fait des lieux (ou « non-lieux »), c’est-à-dire des territoires particuliers qui sont évoqués ; ensuite, plus subtilement peut-être, cette sensibilité a à voir avec la question du lien, soit ce qui conduit à la constitution d’une communauté émotive ou sensible. Entre lieu et lien, le « pont » sera naturellement opéré comme on le verra par une certaine redéfinition de la poésie, rendue nécessaire pour évoquer les textes du chanteur. Mais commençons d’abord par le lieu.
Les (non-)lieux et ceux qui les hantent
Écouter HFT, c’est donc entrer doucement en réticence (plutôt qu’en résistance) face à ce que la société affiche d’elle-même ; c’est nourrir en particulier des doutes face à l’évidence généralement peu questionnée de l’ordre social et donc du « roman » sociétal qui en découle.[9] Car une société, c’est d’abord une fiction qui se superpose à un ensemble de lieux qu’elle entend cartographier pour mieux les régenter[10] —des lieux alors tenus ensemble par la vertu d’une administration. La société est ainsi en prise directe sur ces lieux parce qu’elle les arrange comme bon lui semble : si elle ne les produit pas tous elle-même ex nihilo, elle prescrit néanmoins comment les habiter, soit des façons « propres » d’y circuler, de s’en servir et d’y vivre, et ce, contre d’autres : les façons illégitimes ou illégales d’y avoir accès[11]. Elle codifie ainsi des pratiques qu’elle a largement cherché à orienter ou imposer, sans se préoccuper de la sociabilité éventuelle qui s’y invente parfois naturellement et donc hors de son contrôle. C’est au fond sans doute cette « direction » (au sens de « directif ») de la société qui la rend dès l’abord si peu poétique.
Or les chansons de Thiéfaine ont ceci de particulier qu’elles s’attachent avec entêtement à des lieux à l’identité instable. Elles mettent en scène ces espaces dévalorisés, méprisés, abandonnés, parfois absurdes ou inquiétants de notre modernité : parkings, ascenseurs, précipices, autoroutes, stations service, no-man’s lands, décharges, vide-ordures, poubelles[12] : soit essentiellement des non-lieux, des lieux de passage, de transit ou de relégation, autant de zones sans existence sociale forte. Or ce sont pourtant des lieux où, justement, une sociabilité différente se pressent, c’est-à-dire s’invite et s’invente sous les usages sociaux légitimes. Ce qui retient l’attention du chanteur, ce sont ainsi les détournements des destinations propres vers « l’impropre »[13]. Ces lieux sont en effet les lieux « résiduels » de l’existence sociale normale, les « restes » ou laissés-pour-compte d’une maximisation (de la vitesse, du profit, de l’utilitaire) qui se joue ailleurs, dans les lieux quant à eux, par contraste, utiles, productifs, etc.
C’est pourquoi, également, les personnages qui les fréquentent sont des personnages étranges et singuliers : en effet, ceux que l’on y découvre sont « dedans » sans être pour autant partie prenante de cette société. Ils ne sont pas en relation de propriété ou d’usage avec ces lieux (leur rapport est différent) et en cela ils sont eux-mêmes différents des autres hommes. Celui qui hante —façon d’habiter sans appartenir, d’être là sans posséder— ces espaces sans y résider de plein droit, c’est ainsi, dans bien des textes de Thiéfaine, le drogué, l’homme de la route, le vagabond, la prostituée[14], soit autant de figures « spectrales » qui vivent dans les creux des schémas normés d’existence.
Malgré tout, ces personnages ont une étonnante énergie, inverse de la vitalité conquérante, parfois joyeuse mais toujours superficielle de la société. Ils font preuve en effet d’une étrange chaleur —ou froideur— qui réorganise les autres autour d’eux. C’est qu’ils se révèlent être des nœuds d’existence, qui articulent entre eux les visiteurs, les circulations, les errances. Ce sont tous des figures magnétiques (qui aimantent, produisent de l’attirance) parce que ce sont au fond des figures de « dealer », au sens —qu’il faudrait alors pouvoir concevoir comme noble— de celui qui distribue l’existence autour de lui, celui qui connecte les désirs, qui partage les plaisirs (bien entendu de la drogue, mais aussi du sexe, et parfois de l’amour). Le dealer, en ce sens, est celui qui réorganise des espaces de circulation hors des cartographies sociales instituées, qui déploie une autre économie, largement « souterraine », non plus de l’argent et des objets, mais du plaisir (sexuel et artificiel).
C’est la raison pour laquelle ces formes éthérées ou flottantes, non ancrées, d’existence invitent un autre spectre à entrer dans la danse, un spectre plus subliminal encore : le poète lui-même, autre dealer dont la figure (c’est-à-dire la métaphore), depuis les Romantiques au moins, est celle du saltimbanque à la dérive, du mauvais pitre, de l’arlequin des mots, donc avant tout un trafiquant (c’est l’aspect très « XIXe siècle » du poète, chez Baudelaire ou Mallarmé par exemple[15]), comme l’atteste « Toboggan », dernière chanson du dernier album :
Je n’suis qu’un escroc solitaire
un truand qui blanchit du vent
qui blanchit des mots et du vent
inutile, absurde et tremblant
dans l’ordre d’un destin troublant
j’écoute le souffle de l’instant
et l’accélération du temps
là-bas devant le toboggan
Ce dealer d’un genre spécial a surtout ceci de particulier que, carrefour de rencontres lui-même, il partage cette fois les mots, les répartit, donnant à chacun « sa dose » de plaisir verbal… et donc d’existence. Or comment ce supplément d’existence peut-il ainsi être donné par les paroles des chansons ? La réponse est sans doute aussi simple que cela : c’est bien le propre de la chanson d’emplir les esprits de refrains entêtants, d’imprimer dans les cerveaux des phrases ou des vers qui, régulièrement répétés, voire joyeusement martelés, acquièrent une sorte de présence nourrissante, sont de la sorte « appropriés » par les auditeurs et incorporés à leur être profond pour devenir, d’une certaine façon, des prolongements sonores d’eux-mêmes. Il en va ainsi du fonctionnement de toute diffusion de type mantrique : basée sur le principe mystique de la phrase personnelle (mantra) confiée par un chaman à un individu qui se la répète constamment jusqu’à en être profondément habité, celle-ci en vient littéralement à le construire. Parce qu’il lui accorde du sens et du pouvoir, elle lui donne sens en retour et elle l’aide à vivre. Or c’est là plus largement le pouvoir des mots en général, et tout spécialement des formules poétiques : celui d’être des concrétions existentielles par le langage, de pouvoir se transformer en « talismans mnémoniques », afin de devenir ainsi des charpentes verbales aptes à soutenir l’existence humaine.[16]
HFT, en tant que poète, est ainsi celui qui diffuse les mots dans le système. Celui qui, en distillant des bouts de phrases signifiantes, aide à construire les existences par le verbe. Par ses paroles « chargées » (d’énergie, de sens, de mystère aussi, c’est-à-dire en fait chargées de puissance et de pouvoir), il distribue des « bouts d’être verbaux », des « phrases existentielles », que l’on partage et que l’on s’approprie, et qui construisent pour une part notre relation particulière aux autres et au monde.
Poésie du « suburbain »
De fait, par-delà les questions de lieux et de décalage que nous venons d’évoquer, c’est bien le partage des mots puissants des chansons et le lien singulier qui se crée ainsi autour d’elles qui constituent l’essentiel de « l’effet-Thiéfaine ». Mais alors comment expliquer que le succès se soit produit à l’écart des grands circuits médiatiques ? Pour le comprendre, il faut admettre que certaines proximités affectives se nouent justement à l’écart de ceux-ci, qu’elles prospèrent même à l’occasion de ces rencontres souterraines, au sein de réseaux largement invisibles où des mots choisis rapprochent les sensibilités individuelles. Là, se mettent en place des mondes, des manières d’êtres, des formes de vie parallèles à celles que la société encourage et promeut en surface[17].
Les chansons de Thiéfaine nourrissent à l’évidence de tels liens souterrains ; elles se font le vecteur de ces conjonctions collectives invisibles qui forment des « communautés d’émotions », soit des réunions de sensibilités individuelles beaucoup plus larges et plus profondes que les simples réseaux et activités de fans[18]. Qu’est-ce qui peut alors produire une telle adhésion collective et réunir une si large communauté, « im-médiate » (sans médias), trans-générationnelle et durable ? Seule la poésie et son pouvoir singulier nous paraissent en mesure de fournir une réponse crédible. Ce serait en particulier la qualité proprement poétique de cette parole (le pouvoir et la magie des mots) qui serait ainsi largement responsable du succès du chanteur et par conséquent de la constitution de cette communauté d’âmes qui l’entoure.
Pour bien le comprendre, peut-être faut-il cependant distinguer « parole poétique » de « poésie », tant il est devenu difficile de parler de poésie (et encore moins de « pouvoir de la poésie ») aujourd’hui. À la différence du XIXe siècle romantique, celle-ci a —il faut bien le reconnaître— pratiquement disparu de la surface de notre société : elle souffre d’une désaffection concrète aussi bien que symbolique. En effet, il n’existe pratiquement plus de création poétique proprement dite (moins de recueils publiés, moins de poèmes écrits) et moins de poètes qui se revendiquent comme tels, de même naturellement qu’il n’y pratiquement plus de lecteurs ou d’amateurs de poésie. Plus largement —et c’est la cause et la conséquence à la fois— cette activité n’est plus valorisée comme elle a pu l’être par le passé. En cela, elle a en définitive à peu près perdu tout pouvoir[19].
Cependant, si auteurs, lecteurs et forme poétique elle-même ont pratiquement disparu, ce n’est pas le cas de la « parole poétique », dont le contenu, la substance ont seulement changé d’apparence. Lors du XXe siècle, la poésie s’est en effet reformulée (c’est-à-dire qu’elle apparaît désormais sous d’autres formes), et est passée de la surface au souterrain. Elle a glissé sous la superficie des stratifications sociétales et des espaces balisés. Chez HFT, cela a en quelque sorte pris le nom de « suburbain[20] », qui désigne l’existence à l’écart de la société de surface (sub- pouvant signifier : « à côté »/« sous » et donc dans une certaine mesure « contre »).
Porter l’attention sur le « suburbain », comme le fait Thiéfaine, signifie que la parole poétique n’a pas complètement perdu de son importance, que le besoin en est en fait sans doute resté à peu près intact chez nos contemporains. Le reflux de la poésie n’a pas été le signe que celle-ci serait devenue uniquement une affaire de distinction sociale, goûtée de façon élitiste par un étroit cercle de privilégiés (comme l’amour de l’opéra, par exemple). Mais seulement que la parole poétique est devenue une force souterraine, qu’elle se perpétue désormais dans l’invisibilité d’une sorte de « fight club » où se pratique une forme de résistance[21] aux modes d’être et au langage de la surface ; un lieu où l’expérience de formes de vie et de discours alternatifs peut encore se faire. Au-delà du type singulier de personnages « carrefours » qui peuplent cette reformulation de l’exigence poétique, c’est donc avant tout la poésie elle-même qui persiste en contrebande d’un système de surface foncièrement a-poétique, au cœur même de celui-ci mais repliée dans ses soubassements obscurs.
C’est que la parole poétique apparaît en effet aujourd’hui largement comme un refuge contre le monde social. C’est vrai notamment pour certaines valeurs qui ont plus ou moins disparu de la surface visible de nos vies. Ainsi se fait-elle en particulier le refuge, aussi individuel que commun, du rêve et aussi sans doute d’abord de l’imagination en général, d’une certaine liberté de l’imagination, qui sont en reflux dans la société contemporaine. « C’est pas tous les jours facile de vivre en société quand on a un peu d’imagination », s’exclamait déjà le protagoniste de « L’Agence des amants de Mme Müller » dans une formule que l’on peut sans doute, trente ans plus tard, comprendre sans ironie[22].
D’autre part, parmi ces valeurs réfugiées sous la superficie des choses, la parole poétique se fait apte à porter en particulier une certaine forme d’insatisfaction face au monde. Elle préserve ainsi pour les hommes, notamment urbains, l’accès à « l’espoir et l’infini » (« Vendôme Gardenal Snack »). Elle dit les qualités d’existence fondamentales que sont l’ennui, ou la mélancolie par exemple, qui apparaissent alors, bien que non économiquement rentables, comme autant de valeurs positives, et surtout peut-être communes. Car c’est peut-être là, en effet, ce qui fait le plus cruellement défaut dans les existences contemporaines, la sensation de partager des valeurs, le sens du « commun » qui garantit la valeur des existences, au-delà des limites du seul épanouissement individuel encouragé par la société. Or c’est précisément le sens de nombreuses paroles de Thiéfaine à résonance prophétique, celles qui rassemblent effectivement les sensibilités insatisfaites du public en un groupe qui partage les mêmes désillusions :
Nous vivions à rebours
Nous étions fossoyeurs d’un monde à l’agonie…
en même temps que fantômes
conscients d’être morts-nés…
(« Exil sur planète fantome »)
Car il entre en effet une dimension de religiosité dans cette communauté émotive autour de l’œuvre du chanteur (religion signifiant étymologiquement re-lier) —avec son grand prêtre Thiéfaine, ses grands-messes que sont les concerts et ses livres saints, les albums. Sans transcendance ni promesse de rédemption, ce sont cependant et plus simplement les valeurs cardinales véhiculées par les textes qui relient les membres du public entre eux et suscitent leur adhésion fervente.
Or si, souvent, un « je » met en scène le poète ou sa persona, la présence récurrente et finalement massive d’un « nous » se trouve régulièrement et fortement affirmée. C’était notamment déjà le cas, saisissant, dans « Autorisation de délirer » (« nous voilà de nouveau branchés sur le hasard… demain, nous reviendrons avec des revolvers au bout de nos yeux morts ») à l’orée de l’œuvre du chanteur, comme cela le sera toujours, plusieurs albums plus tard, à l’exemple du nous particulièrement emblématique d’« Exil sur planète fantôme », qui est le véritable hymne de cette communauté émotive souterraine. « Nous étions fossoyeurs d’un monde à l’agonie », nous de l’exil, de la communauté souterraine, résistant, subsistant et s’opposant au monde social. « Nous » que l’on retrouvera jusque dans plusieurs chansons du dernier album (Stratégie de l’inespoir), et notamment dans sa belle chanson inaugurale : « En remontant le fleuve ».
…En remontant le fleuve au-delà des rapides
Au-delà des remous, de nos sanglots stupides
Où cruels et lugubres au bout des répugnances
Nous fuyons les brouillards gris de notre impuissance
Vers les feux de nos doutes jusqu’au dernier mensonge
Dans la complexité sinistre de nos songes
Où de furieux miroirs nous balancent en cadence
La somptueuse noirceur de nos âmes en souffrance
En remontant le fleuve…
C’est bien là, dans l’opération chamanique de cette mise en commun par le pronom personnel pluriel, que se joue sans doute une bonne part de l’effet-Thiéfaine, de ce partage mantrique d’une condition commune, qui n’est autre en définitive que la mise en mot poétique du statut de « réfugiés » des transformations du monde moderne, de la condition parfois douloureuse de « suburbain ».
Pour une nouvelle définition de la poésie ?
Les chansons de Thiéfaine touchent personnellement, profondément, intimement. Or dans le même temps, les émotions qu’elles procurent sont partagées par des milliers de personnes, par-delà les générations. Pour comprendre ce mystère —ce que nous avons appelé « l’effet-Thiéfaine »)—, il faut admettre que, loin de la légèreté et de la fugacité qu’on associe habituellement aux paroles de chanson, les mots du chanteur s’enracinent profondément dans les êtres et ont du pouvoir sur eux ; qu’au-delà de la simple adhésion qu’ils suscitent par leur sens ou leur beauté, ils sont en mesure, plus essentiellement, d’aider à construire des existences malmenées par la modernité. C’est sans doute pour cela qu’il est possible de se « retrouver » (soi-même et les autres) dans la poésie de HFT. Car comme le disent nombre de ceux qui aiment ses chansons, Hubert Félix Thiéfaine, c’est moi, c’est nous… C’est dire qu’à travers les chansons de Thiéfaine, se fait l’expérience d’agencements de mots qui sont en mesure d’étayer les existences. Sa parole a en effet ceci de précieux que, pour beaucoup, elle aide à préserver une forme d’être, de différence existentielle que les mots ont encore le pouvoir d’incarner, parce que ce sont des molécules de sensation et de sens. C’est cette connivence autour du pouvoir des mots que se partagent effectivement le chanteur et son public.
Point de formule magique donc, mais à l’évidence des formules… poétiques : cette puissance du verbe, pouvoir des mots et langage de l’imagination, c’est selon nous celle de la poésie, que l’on retrouve ici sous une apparence renouvelée. De fait, si l’on veut croire à la survie de la poésie par-delà l’étiolement des formes traditionnelles du poème —et par-delà un présent foncièrement a- ou non-poétique, il faut envisager que celle-ci se déploie et opère désormais souterrainement. Par les résonances de ses textes, et la magie de ses mots, l’œuvre de Thiéfaine tisse ainsi un réseau de connivences « suburbaines » qui promeut et articule d’autres attitudes existentielles que celles qui ont cours en surface d’une société que certains jugent de fait peu habitable. Le succès hors médias de masse du chanteur témoigne selon nous à la fois de cette relégation désormais de la poésie à la marge interne de la société et du fait que, loin de disparaître, il semble bien qu’au contraire elle ait trouvé à s’y épanouir.
[2] La poésie serait donc moins contenue dans l’objet lui-même, en l’occurrence le texte, que dans la façon d’accueillir et de réagir à celui-ci, donc d’y être sensible. On peut y être sensible pour de « mauvaises » (selon nous) raisons : c’est ce que montrent en particulier les expériences de Stanley Fish, qui transforme en poème, reçu et analysé comme tel par ses étudiants, une suite sans logique de mots parce qu’un certains nombre de facteurs « environnementaux » les y encourage (salle de classe, cours sensé être consacré à la poésie, apparence déstructurée d’une suite néanmoins interprétable de vocables, etc.). Mais nous pensons qu’il doit être aussi possible que cet effet poétique soit dû à des facteurs internes, c’est-à-dire qu’il soit produit par la logique d’enchaînement des mots-eux mêmes. C’est la seule manière d’expliquer — nous semble-t-il— qu’un contexte qui découragerait plutôt les interprétations de type poétiques (concerts rock, paroles de chansons, absence de revendication poétique de l’auteur) puisse produire néanmoins une telle réception.
[3] Plusieurs articles réunis dans ce livre évoquent d’ailleurs directement ce genre de témoignage. Voir par exemple la contribution de François Pernot et Jean-Claude Mesmin ou surtout l’enquête de Béatrice Mabilon-Bonfils et Alain Jaillet.
[4] Vision que l’ont peut identifier sommairement à son pessimisme, son romantisme, sa mélancolie, mais aussi son futurisme, sa dimension apocalyptique, etc. Disons plus généralement que cette vision du monde est porteuse d’une désillusion face à la civilisation, d’une certaine conscience douloureuse du présent et d’une vision inquiète du futur : autant d’éléments qui laissent pressentir sa charge poétique…
[5] Cela ne fonctionne pas tout à fait ainsi —du moins pas si fortement nous semble-t-il— avec d’autres chanteurs (Souchon, Gainsbourg, Lavilliers ou Juliette par exemple, ni même avec Téléphone). On peut soutenir que les chansons de ces autres artistes n’agissent pas de la même manière sur leur public : sans doute font-elle enter parfois elles aussi dans des univers singuliers, mais les chansons de Thiéfaine ont ceci de particulier qu’elles changent plutôt le monde des auditeurs, le faisant percevoir différemment : il y aurait ainsi plus à voir peut-être avec l’effet produit par la lecture des poètes. Cette intuition semble corroborée par l’enquête de Béatrice Mabilon-Bonfils et Alain Jaillet à lire dans ce volume également.
[6] À ses débuts du moins, puis, lorsque celui-ci se fit moins rebelle, qui fut portée par le punk, ensuite en France par l’alternative, et plus récemment par le rap.
[7] « Personnages conceptuels » ou « figures », ceux-ci se distinguent ainsi en particulier des personnages réalistes. Voir R. Astruc, « Fonctionnement de la « figure » comme personnage archétypique du roman moderne », Cahiers de psychologie politique, revue en ligne, n°18, dossier « l’inconscient collectif », http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=1798, consulté le 9/9/2015
[8] Comme le dit selon nous très justement Alexandre Georgandas dans son article, HFT est un produit du système, qui vit en son cœur mais cependant à la marge interne de celui-ci. Comme une sorte de Socrate pointant les évidences paresseuses de la société, écouté par certains, mais non officiellement célébré.
[9] Expression qui permet d’insister sur la dimension de construction de la société, inséparable de toute organisation —en l’occurrence pour nous étatique, alors même que celle-ci s’ingénie à se faire passer pour naturelle.
[10] Une citation extraite d’un petit livre récent rappelle ce fait. Si ce livre se veut quant à lui radical, l’idée avancée ici n’est cependant pas très éloignée selon nous de la sensibilité de l’univers de Thiéfaine (notamment par la métaphore de décomposition et de recomposition du « cadavre » social) : « Pas de société donc, mais des mondes. (…) Il n’y a pas de ciel social au-dessus de nos têtes, il n’y a que nous et l’ensemble des liens, des amitiés, des inimitiés, des proximités et des distances effectives dont nous faisons l’expérience. Il n’y a que des nous, des puissances éminemment situées et leur capacité à étendre leurs ramifications au sein du cadavre social qui sans cesse se décompose et se recompose. » Comité invisible, A nos amis, La Fabrique, 2014, p. 195-6.
[11] Au sens de Jacques Rancière qui parle alors de « partage du sensible » et montre comment ce partage n’est pas naturel mais prescrit par les hiérarchies sociales en vigueur. Sur cette question, voir par exemple l’ouvrage éponyme Le Partage du sensible : esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.
[12] Et même, en un sens, toboggan (lieu emblématique de la dernière chanson du dernier album).
[13] Cf. l’entretien avec HFT dans ce volume, en particulier le moment où celui-ci évoque son expérience de New York à travers ses ordures.
[14] A la différence des premiers, celle-ci porte parfois dans les chansons un nom qui n’en est pas vraiment un : « la môme Kaléidoscope », « la Loreleï » par exemple.
[15]Cf. Jean Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Paris, Gallimard, 2004.
[16] Nul besoin d’être exagérément mystique pour être sensible à cette idée. Qu’on se souvienne, comme aime à le rappeler George Steiner, que personne ne peut prendre le poème de celui qui le sait par cœur, qu’il est donc le refuge d’existence même pour celui qui n’a plus de vie, pour celui qui a été vidé de son humanité comme l’ont été les prisonniers des camps. Volé de tout ce qui le constitue, le poème habite néanmoins l’homme qui n’a plus rien, il est en fait habité par le poème, barrière d’humanité qui lui évite ainsi de basculer complètement dans la folie et dans la mort.
[17] Des affiliations qui se forment, notamment « à distance », par exemple grâce aux technologies nouvelles, mais pas uniquement car elles existaient avant. Plus largement, il s’agit d’un esprit générationnel (bien que débordant souvent celles-ci), de styles communs, de visions du monde partagées, d’idées répandues (plus que d’idéologies)…
[18] La sociologie n’étudie principalement que ces aspects-là : ils sont la face occasionnellement visible de l’iceberg, celle qui affleure à la surface de la société, c’est-à-dire les moments de concrétisation de quelque chose de plus vaste et de plus souterrain. Sociologues et théoriciens des réseaux et de l’information s’y intéressent pourtant (ex : les « liens faibles » en sociologie (Granovetter)) malgré les difficultés à mettre en évidence ces derniers. Ce sont les limites de l’analyse sociologique, qui ne s’intéresse qu’à ce qui prend forme, c’est-à-dire à ce qui est observable, mais se révèle « insensible » à tout ce qui se produit en amont dans l’imaginaire (c’est pourquoi les observateurs sont toujours surpris quand une révolution, une mode, un art authentiques se déclenchent. Pourtant ceux-ci étaient chaque fois préparés depuis bien longtemps dans les imaginaires).
[19] Et ce, d‘abord sans doute parce qu’elle est essentiellement non-marchande. Sans aucune valeur marchande ou presque, la poésie semble en effet désormais en décalage avec les préoccupations nouvelles de notre société et les exigences de la vie d’aujourd’hui.
[20] Le terme, plutôt inhabituel en français, revient régulièrement dans les textes d’Hubert Felix Thiéfaine, depuis « L’homme politique, le rollmops et la cuve à mazout » jusqu’aux tout derniers albums.
[21] C’est-à-dire non la préservation de l’acquis, mais la préservation de la différence et des possibilités alternatives de l’existence.
[22] Or si la poésie peut être un refuge, c’est bien parce qu’elle repose d’abord sur le pouvoir d’un certain langage comme constitution de l’être (ce langage étant alors éminemment créateur et non simple attribut ou instrument de communication). La poésie implique de croire au pouvoir structurant des mots, à leur force existentielle, sur le principe des mantras évoqués précédemment. C’est ainsi reconnaître au langage un pouvoir d’évocation et de constitution de l’homme, parallèlement aux expériences réelles qu’il peut faire par ailleurs dans le cours normal de son existence de surface. Pouvoir des mots surnageants, suspendus, inattendus : pouvoir d’évocation (ex-vox), issu de la voix, comme le rappelle l’étymologie du terme. Un exemple parmi tant d’autres : la résonance subliminale d’un terme comme « sacoches » dans « Autoroute jeudis d’automne » : « Et je promène son masque au fond de mes sacoches / Avec le négatif de nos photos futures. »