— par Fabienne Martin (fabienne.martin@univ-tlse2.fr)
Au milieu des années 1970, Deleuze et Guattari proposaient le concept de « littérature mineure », à partir d’une analyse de l’écriture de Kafka et de son travail sur la structure d’une langue[1]. Loin de désigner ce qui est en deçà, ce qui est inférieur ou secondaire, le terme de mineur ne correspond ni à une échelle d’importance ni à une valeur, mais décrit une opération de transformation. C’est un travail sur ce qui constitue le « majeur » – dans sa structure, sa puissance normalisatrice, son principe dominant. Ce peut être une torsion, une réappropriation, un détournement, une désorganisation, un désencodage-réencodage, nécessaires à une situation socio-historique chaque fois particulière mais toujours de blocage, à partir de laquelle on se saisit du mode majoritaire pour s’exprimer.
Selon Deleuze et Guattari, une littérature mineure présente trois caractéristiques. La première est l’affection de la langue majeure qui se voit déterritorialisée dans son emploi mineur (elle subit une distorsion, se trouve poussée dans ses retranchements, dialectisée, épurée ou au contraire soumise à l’emphase). La seconde est que l’exiguïté propre à l’espace mineur fait apparaître chaque affaire individuelle comme un questionnement (nécessairement politique) de ce qui constitue le majoritaire. Enfin, la troisième caractéristique est que les singularités individuelles mineures ont une valeur collective dans le rapport politique qu’elles entretiennent avec la majorité.
En transposant ces analyses dans le champ anthropologique, le concept de vies mineures permet de rendre compte d’un rapport spécifique des marginalisés au reste de la société, qui est moins un rapport d’opposition ou d’exclusion qu’un rapport de distance, comme des inévitables tensions que produisent les marges à l’intérieur même de l’espace social « majoritaire », à commencer par les nouvelles formulations qui s’y opèrent. C’est ce que je propose de montrer ici, à partir de la situation des lépreux en Inde et de leur processus de reconstruction sociale[2].
La situation initiale : impossibilités et blocages
À l’origine d’un devenir-mineur se trouve toujours une situation de blocage. Le sujet, individuel ou collectif, se trouve pris dans des empêchements, des contraintes, des nécessités qui s’entrechoquent. Le mineur naît d’une impasse, que l’on peut qualifier d’existentielle, au sens où elle touche à la vie, à la définition de soi, à sa présence ou à son inscription dans le monde. L’espace problématique pourrait se résumer ainsi : vouloir et ne pas pouvoir ; et c’est cette tension qui conduit à s’emparer du majeur d’une manière particulière. Toujours problématique, la situation initiale est aussi chaque fois singulière – à chaque devenir-mineur sa propre configuration de départ, sa propre route barrée.
Pour Kafka, c’est vivre « entre trois impossibilités : l’impossibilité de ne pas écrire, l’impossibilité d’écrire en allemand, l’impossibilité d’écrire autrement, à quoi on pourrait presque ajouter une quatrième impossibilité, l’impossibilité d’écrire »[3]. L’impossibilité de ne pas écrire est première, c’est presque une prémisse, en tout cas un impératif, irréductible, d’ordre ontologique : il ne peut pas en être autrement, ne pas écrire équivaut pour Kafka à ne pas exister. De là découle le problème du choix de la langue – problème du moyen, problème très concret, non moins vital ; problème aussi qui atteint l’ambition créatrice du projet littéraire de Kafka ; problème enfin qui ne peut être dissocié de la situation socio-historique de Kafka : juif, appartenant à la minorité tchèque dans l’empire austro-hongrois. Entre l’allemand, langue culturelle (mais Kafka se refuse à une littérature de maîtres) et langue administrative (mais comment écrire dans une langue bureaucratique ?), le tchèque (qui renvoie pour Kafka à une origine rurale lointaine et à une territorialité qui n’est pas la sienne) et le yiddish (qui est attaché à une judaïté qu’il veut quitter), Kafka fera finalement le choix littéraire d’écrire en allemand, autrement dit de se saisir d’une langue pour lui « majeure », mais pour y énoncer et y placer sa propre distance, sa « minorisation ». La quatrième impossibilité – l’impossibilité d’écrire – est déjà la perception d’une aporie.
La situation des lépreux en Inde est bien sûr autre – à chaque devenir-mineur sa propre situation de blocage. Pour ces personnes qui ont contracté la lèpre entre les années 1950 et 1980, chacune dans son village, chacune indépendamment les unes des autres, la maladie a déclenché un lent processus de singularisation, fait d’évitements, de mises à l’écart, de mesures de plus en plus radicales prises à leur encontre. Au terme de ce processus, l’individu lépreux est devenu autre, étranger à son propre groupe. L’édification de cette altérité, sur laquelle il n’est plus possible de revenir, a alors abouti à une exclusion, tout aussi irréversible, du sujet lépreux et à son départ du village.
À partir de là, les lépreux ont été confrontés à une triple impossibilité : impossibilité de recouvrer leur vie d’avant (au sein de leur village, de leur caste, de leur famille) ; impossibilité de faire indépendamment de la lèpre (qui est devenue leur qualité première, au sens fort d’une essentialisation) ; impossibilité en Inde pour un individu sans appartenance d’exister socialement (en raison du contexte de la société de castes). Et qui s’est déclinée en une série de questions très concrètes : comment poursuivre sa vie ? comment subvenir à ses besoins ? comment se marier ? comment refaire des liens ? comment reconstruire un groupe, une appartenance ?
Si Kafka-écrivain se trouve coincé entre ses appartenances juives, tchèques et allemandes (et les enjeux de langue et de territoire), les lépreux se trouvent pris dans les régimes relationnels de la société de castes et la place qu’elle assigne aux lépreux. Pour Kafka, exister est affaire d’expression, et c’est en ce terme que se formule son problème. La difficulté à être des lépreux apparaît sur un autre plan : pour eux, c’est un problème de relation. Dans les deux cas, l’issue sera de créer.
La création comme issue
Kafka, disent Deleuze et Guattari, va déterritorialiser la langue – assécher davantage encore le vocabulaire, créer des discordances de sonorité, avoir des usages incorrects, intensifs, faire vibrer la langue[4]. Les lépreux, eux, vont déterritorialiser les modes relationnels de leur société : l’amitié, la parenté, la hiérarchie, la caste.
Pour se reconstruire un « nous », ils vont s’assembler, s’unir les uns aux autres et à cette fin détourner deux catégories de relations que sont l’amitié et la parenté. Ils vont déplacer l’amitié vers la parenté, faire de l’une un support pour l’autre, en transformant selon un jeu complexe de traductions et d’interprétations leurs relations d’amitié en liens de parenté, avec tous les effets d’une parenté classique. Premier usage mineur : la déterritorialisation de l’amitié par la parenté. Bien qu’ils soient originaires de différents statuts de caste, des plus bas aux plus élevés, ils vont décider de se considérer comme étant égaux ; ils vont instaurer entre eux un principe d’égalité, qui s’exprimera tant au niveau des mariages, de la commensalité que des prises de décision, à l’instar des membres d’une même caste, si ce n’est que l’égalité se formule ici entre individus de statuts de caste hétérogènes. C’est là un changement fort par rapport au fonctionnement de la société indienne, hiérarchique et inégalitaire ; et un deuxième usage mineur : une déterritorialisation de la caste par la maladie. Ils vont ensuite créer une communauté, l’ancrer dans un espace qu’ils vont délimiter et dont ils vont faire un lieu propice aux donations, afin de faire de la lèpre une ressource. Ils vont ici exploiter une notion religieuse hindoue, la seva, proche de l’idée chrétienne de charité, avec pour originalité de se présenter non pas comme des auteurs mais comme des destinataires de ces gestes d’aide. Troisième usage mineur : la déterritorialisation de la seva, du principe de donner au principe de recevoir.
Dans une société où l’on appartient à une caste à la naissance et par la naissance, les lépreux ont créé une communauté sur la base de choix et d’expériences partagées. Pour s’en sortir, et s’en sortir c’est ici reconstruire du commun, à la fois se reconstruire un groupe et une appartenance, mais aussi des liens avec le reste de la société dont ils ont été exclus, les lépreux innovent, capturent, transforment. Cependant, les lépreux ne créent pas par plaisir ou par volonté d’innover, ils ne créent pas non plus dans une perspective idéologique ou politique, mais dans perspective pragmatique de survie. Ils créent pour recréer des conditions d’agir et d’exister. Leur agir est poïétique, au sens où le définit Soulet[5] : un agir qui apparaît lorsque les conditions ordinaires d’action sont rompues, un agir qui n’est ni stratégique, orienté par les fins (on est dans un contexte d’incertitude), ni conforme, orienté par les normes (on est dans un contexte d’affaiblissement ou de vacillement des cadres normatifs), mais qui est créateur de possibilité d’action : un agir pour pouvoir agir, pour reconstruire des conditions de possibilité d’agir dans le monde.
Les lépreux sont pris dans une conscience particulière du monde. L’exclusion, les impossibilités, les blocages, la volonté de s’en sortir, la nécessité de trouver une issue les ont condamnés à penser. Leur situation les a placés en position de réflexivité : elle les a amenés à interroger des modes relationnels qui d’ordinaire ne sont pas interrogés, à concevoir des agencements, à imaginer de nouvelles formes d’existence, à penser autrement. Toutes leurs créations sociales émanent de cette réflexivité engendrée par leur situation de rupture.
La variation
Le mineur souligne une capacité à agir et à transformer. Il introduit de la différence et de la différenciation. Le mineur est donc du côté de la variation. Mais une variation qui n’est pas un état (de divergence ou de déviation par rapport à une norme – ce serait la minorité), mais un processus (un travail sur la norme). Ce qui signifie aussi que le mineur ne préexiste pas, qu’il n’est pas donné, mais qu’il se crée. Et il semble doté d’un potentiel de création, au-delà des intentions même des acteurs.
L’intention des lépreux n’est ni de contester, ni de renverser les principes relationnels définis par leur société, la société de castes. À aucun moment, ils ne critiquent ni ne remettent en cause le mode de structuration et de fonctionnement de la société. Les lépreux, comme leurs descendants qui sont nés dans ces configurations à la marge, continuent d’adhérer au système social de référence. Et l’objectif des lépreux comme de leurs descendants est bien de réintégrer cette société, aussi inégalitaire et hiérarchique soit-elle – ou tout au moins de s’y aménager une place moins inconfortable. Néanmoins, ce que les créations des lépreux sont susceptibles de produire est d’un tout autre ordre. Pour l’entrevoir, il faut élargir le champ à d’autres processus mineurs.
Dans la périphérie d’une ville du nord de l’Inde, vit un groupe de personnes qui se sont installées sur un site de crémation – une situation peu ordinaire, les sites de crémation n’étant généralement pas habités en Inde, en raison de l’impureté et du caractère néfaste qui marquent ces espaces dédiés au traitement des morts. Ces personnes, qui ne sont absolument pas spécialistes des rituels funéraires, se sont installées sur ce site à la suite d’expériences et de trajectoires diverses, mais qui ont en commun une rupture des attaches initiales (des personnes qui ont fui leur région d’origine à cause de violences politiques, des personnes qui ont été exclues en raison de troubles psychiques, des femmes qui ont été répudiées pour n’avoir pas eu d’enfant, des personnes également qui ont connu la prison et qui n’ont pu réintégrer leur groupe d’origine). Toutes ces personnes se trouvent, elles aussi, pour des raisons donc tout à fait différentes de celles des lépreux, à devoir se reconstruire une existence. Et pour se reconstruire un groupe et une appartenance – même problème que les lépreux, même impossibilité en Inde d’exister socialement en tant qu’individu isolé –, ces personnes ont, elles aussi, transcendé leur statut de naissance par une communauté d’expériences. En d’autres termes, on retrouve, dans d’autres situations de marge et de rupture, des créations similaires, comme l’instauration d’une égalité entre individus de statuts hétérogènes.
La mise en perspective de ces deux processus de reconstruction d’un commun (celui des lépreux et celui des habitants du site de crémation) pose la question de la puissance du mineur et de sa capacité à troubler le majeur. Ce qui apparaît à travers ces deux processus, c’est l’émergence d’une nouvelle structure qui agencerait une multiplicité de lieux d’ancrage et de recompositions sociales sous un même régime d’égalité – dans une société fonctionnant quant à elle selon un principe inégalitaire. Un agencement souterrain, constitué des réseaux de ces groupes reconstitués (lesquels sont en en relation les uns avec les autres, comme c’est le cas des lépreux et des habitants du site de crémation). Une société parallèle, qui coexiste aux côtés de la société majoritaire, dominante, et qui fonctionne selon des principes non seulement autres mais antithétiques. Cette mise en perspective pose en fait tout un ensemble de questions : comment la société digère-t-elle les variations ? comment assimile-t-elle, ou pas, les créations à la marge ? en leur assignant une place, en les ignorant, en les réprimant ? Quel est le pouvoir ou le contre-pouvoir de ces créations ? que sont-elles susceptibles de faire vaciller ?
Les tensions et l’inconfort
Le mineur opère de l’intérieur, mais à partir d’une certaine extériorité. Un devenir-mineur implique toujours un écart, une mise à distance, qu’ils soient voulus, ou subis comme dans le cas des lépreux. Une singularité qui s’extraie, s’autonomise, qui n’est plus dans un rapport interne à un ensemble dans lequel elle se déploie, n’est plus une singularité mineure. Le mineur est une hétérogénéité de l’intérieur. Et c’est parce qu’il est une hétérogénéité de l’intérieur, que des tensions se font sentir de part et d’autre. Des tensions qui sont de véritables rapports de force entre un pouvoir, au sens de domination, de la norme et de ceux qui s’y trouvent, qui exclut, qui minore, et un pouvoir, au sens de capacité, des « minorés » qui, pour s’en sortir, transforment les normes, en ont des usages mineurs.
Dans ce champ de bataille, au-delà de qui en sortiront vainqueurs, tous ne reçoivent pas les mêmes coups. Pour les minorés, ces rapports de force se traduisent par une violence de l’existence. C’est tout d’abord une instabilité permanente : le processus de reconstruction des lépreux est infini, littéralement sans fin. Dans ce processus, rien n’est jamais acquis, chaque pas, chaque avancée, chaque point d’arrivée constitue immédiatement un nouveau point de départ. Rien n’est jamais acquis et rien n’est jamais donné. Il n’y a pas de chemin préalablement tracé, aucune route à suivre, pas de direction pour s’orienter, aucun modèle à prendre, rien de prévu pour eux. Tout n’est que tentatives, explorations, expérimentations, avec parfois des réussites et souvent des échecs. La démarche est donc incertaine, et leurs conditions d’existence comme leurs élaborations extrêmement précaires et fragiles. Leur volonté d’exister requiert par ailleurs un déploiement d’énergie considérable, depuis les requêtes pour obtenir un terrain, la construction de logements, se faire reconnaître comme population à aider, faire accepter ses enfants dans les écoles, en passant par la définition de règles de vie au sein du groupe et leur redéfinition perpétuelle au fil des problèmes rencontrés et des nouvelles questions qui surgissent, jusqu’au travail sur soi visant à montrer que l’on peut être lépreux et néanmoins acceptable.
Être pris dans un devenir-mineur, c’est être en permanence soumis à un principe d’agitation. On le voit, les lépreux n’ont de cesse de vouloir s’en sortir, ils se frayent des passages, empruntent maints détours, et pourtant… leurs créations sont précisément ce qui les maintient à la marge. C’est ici tout le paradoxe de leur reconstruction communautaire, qui appelle la mise en œuvre de pratiques nouvelles, de modes relationnels reposant sur des principes inédits, de tout autres manières d’être et de faire collectivement et, en retour, en raison même de ces différences, est ce qui les tient éloignés de la voie majoritaire, dominante. Ne serait-ce que vivre ensemble dans cet espace d’égalité transcendant les statuts de naissance qui, dans un tout autre contexte, déterminent ce que l’on est et ses relations aux autres, leur rappelle au quotidien la particularité qui les touche. Les lépreux ont très clairement le sentiment d’une vie dont la normalité est suspendue ; ils continuent de se sentir extérieurs dans leur société. Ils semblent toujours dans l’impasse – Kafka désespéré (le désespoir, soit dit en passant, faisant aussi partie de cette violence de l’existence) entrevoyait bien cette aporie (rappelons-nous la quatrième impossibilité : impossibilité d’écrire). Infini, le processus est aussi toujours insatisfaisant.
L’exemplarité, ou la force de proposition
Lorsque que l’existence se trouve bloquée, créer semble être la condition inévitable de la poursuite de la vie. La resocialisation des lépreux en témoigne ; elle s’appuie sur des modalités de reconstruction de liens, donnant à repenser les catégories de l’amitié et de la parenté ; sur un régime d’agrégation mu par des choix et des sensibilités, dans une société où l’appartenance est en principe donnée à la naissance et par la naissance ; sur des manières d’être ensemble reposant sur de tout autres principes, parfois antagonistes, que ceux présidant ordinairement aux relations. La reconstruction sociale des lépreux appelle de nouveaux modes de penser, d’agir et d’être au monde. Ici se formule la singularité de leur élaboration : la communauté de lépreux de Jodhpur est un agencement singulier, à comprendre comme tel – tout comme les autres communautés de lépreux en Inde, elles aussi autoconstituées et autogérées, présentes dans d’autres villes.
Si une singularité est une unicité et une extraction, elle revêt aussi, dans le cas des lépreux, le caractère de l’exemplarité. Ces élaborations singulières sont aussi exemplaires : elles énoncent une production sociale, inédite, qui témoigne simultanément de possibilités infinies de créations sociales. Elles sont ainsi porteuses d’une relation qui est double au système social dont elles sont issues, une relation à la fois structurelle (le lien à ce qui les a produites) et politique : leur existence même vaut comme proposition, comme possibilité d’un devenir.
Il faut ajouter que l’exemplarité n’expose pas seulement une certaine puissance et espérance d’exister. Elle est aussi le principe sous-jacent qui anime et façonne les créations sociales face aux situations extrêmes ; elle est un mode de penser particulier aux acteurs soumis à ces situations. Les lépreux de Jodhpur sont constamment à la recherche de ce qui pourrait leur offrir des possibilités pour leur existence : ils puisent dans d’autres expériences des propositions qu’ils sélectionnent, qu’ils transposent. Il y a ainsi des échanges, des circulations. L’évaluation de ce qui est possible ou pas, disponible ou non, les moyens d’y recourir, de s’y adapter, fait partie de cette économie de l’exemplarité à travers laquelle se dessine la spécificité de chaque élaboration. L’exemplarité se nourrit ainsi d’autres propositions exemplaires, qui s’interpellent pour se construire. Elle est une singularité en écho d’autres possibles.
* * *
Dans Le livre de l’intranquillité, Pessoa disait, non sans sarcasme, que « L’homme, en général, pleure assez peu et, quand il gémit, cela devient sa littérature », ce qui n’empêche pas que « indifférents à tout le reste, les hommes continuent à aimer et à digérer », car « notre vitalité nous récupère et nous ranime. » Que la vie se poursuive quelles que soient ses conditions est une chose. Tout autre chose est de trouver les conditions d’une vie qui ne soit pas survie. Là est la création, la nécessité créative.
Notes:
[1] G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Éditions de minuit, 1975.
[2] Ces réflexions s’appuient sur une ethnographie conduite depuis une vingtaine d’années au sein d’une communauté de lépreux établie dans la ville de Jodhpur au nord de l’Inde (voir notamment F. Martin, Reconstruire du commun. Les créations sociales des lépreux en Inde, Paris, CNRS/MSH, 2011).
[3] Lettre à Max Brod, juin 1921, in Kafka, Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1984, p. 1087.
[4] Op. cit., voir en particulier p. 35 et p. 42.
[5] M.-H. Soulet « Changer de vie, devenir autre : essai de formalisation des processus engagés », in M. Bessin, C. Bidart et M. Grossetti (dir.), Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement, Paris, La Découverte, 2010, voir en particulier les pages 282-284.