« L’éternel retour du chœur » (Martin Mégevand)

L’éternel retour du chœur (texte paru dans LITTÉRATURE, n° 131 – sept. 2003, pdf ici)

 

Quel que soit l’angle sous lequel on l’observe, le chœur est encore largement aujourd’hui une terra incognita du théâtre. De ce fait, il semble légitime de préserver une grande variété d’approches simultanées du phénomène, dont la confrontation pourrait déterminer un faisceau sémantique apte à faire apparaître la spécificité du chœur de théâtre: on peut par exemple interroger le phénomène sous l’angle de la dramaturgie (le chœur et les limites du représentable), de l’histoire de l’esthétique (la raréfaction du chœur sur les scènes occidentales), de la structure (le chœur serait un invariant du théâtre, puisqu’il se rencontre dans toutes les grandes traditions théâtrales du monde), de la philosophie ou de la sociologie esthétiques (le chœur comme reflet possible de la cité ou comme figuration possible, par exemple, de la communauté qui vient).

Si l’on s’en tient au théâtre occidental, l’intérêt de son étude tient notamment au mouvement ascendant, même s’il s’arrête au seuil d’une interrogation sur les origines, auquel il invite: afin de baliser son discours, lorsqu’on évoque le chœur, il semble inévitable de passer par le détour de l’histoire des formes dramatiques et des discours théoriques qui l’a accompagnée. Il est tout aussi utile d’observer le mode de fonctionnement du chœur dans la tragédie grecque ou dans le drame shakespearien, que de s’aider, pour penser le chœur, de ce que les théoriciens disent de lui, d’Aristote à Brecht. D’autre part, le chœur de théâtre se situe d’emblée dans la confluence, dans la transversalité des genres et des esthétiques: sa performance s’accompagne d’une rythmique particulière, par le rôle privilégié qu’y jouent la danse et la musique, la chorégraphie et le chant choral.

Écrire sur le chœur, c’est donc tenter de rendre compte d’une forme hétérogène et paradoxale, qualifiable comme point de convergence, centre d’intersections, lieu de modifications des régimes spatio-temporels, carrefour entre le genre théâtral et son environnement: élément de mise en relation, seuil.

En effet, à l’observer dans l’histoire des formes dramatiques, on constate que l’emploi de chœurs traverse toutes sortes de genres dramatiques autant que d’époques. Le chœur s’accommode d’un environnement comique ou grotesque tout autant que des élaborations cérémonielles d’Eschyle, Thomas Kyd ou Genet; il peut servir les plus hautes exigences esthétiques, chez Goethe ou Beethoven, ou contribuer à créer un environnement de music hall ou une atmosphère de divertissement populaire. En somme, l’une des richesses de la forme chœur est de ne pouvoir être exclusivement revendiquée a priori par aucun sous-genre dramatique. Cette forme se rencontre dans toutes cultures et tous types de divertissement, au point de donner à croire que si tant d’auteurs cherchent à employer des chœurs dans leurs pièces, c’est peut-être parce que les résistances qu’offre le chœur à la représentation, à la logique du déroulement dialogique d’un spectacle, à la forme fermée d’une pièce «bien faite», font de lui un instrument possible de renouvellement formel. Le chœur présente le paradoxe d’être à la fois peu pratique scéniquement et de permettre diverses solutions formelles, traçant une voie médiane entre dialogique et monologique autorisant le dispositif frontal, la parole à l’unisson.

Enfin, si le chœur intéresse toujours les auteurs, c’est sans doute également en vertu des associations qu’il permet: alliant au sème de collectivité celui des limites du représentable, il permet toutes sortes d’effets de sens ayant trait au social ou au politique, à commencer par la représentation de la communauté humaine.

En ce sens, réapparaissant régulièrement au cours de l’histoire du théâtre, le chœur fait affleurer une pulsation qui pourrait manifester intempestivement une sorte de tentation du théâtre, en tout cas un principe dramaturgique fondamental, dont Nietzsche et Artaud ont chacun à sa manière tenté de rendre compte. Il s’agirait pour eux, de mettre en rapport le chœur avec la question de la représentation du désir de la communauté (ou plus précisément du désir de fusion communautaire) — désir qui serait, tout comme le chœur qu’il représente, toujours tendanciellement refoulé de la scène occidentale, en tant que forme matricielle dont le théâtre souhaiterait s’émanciper mais dont il conserverait toujours la trace, sous la forme d’un élément irréductiblement hétérogène.

Le chœur et le temps

Envisageant le chœur diachroniquement, on est d’abord frappé par la brièveté de ses apparitions. Tout se passe comme si, dans l’histoire du théâtre occidental, peu après chacune de ses réapparitions, le chœur à peine installé sur scène s’ingéniait à disparaître ou peut-être à laisser la place à une autre forme, qui serait chorale sans dire son nom. Or ce mouvement de renaissances multiples, qui apparente le chœur à une sorte de phénix des scènes occidentales, pose problème en lui-même. Le chœur témoigne d’une capacité de renouvellement dans l’histoire d’autant plus remarquable qu’il oppose de grandes résistances à la représentation. Il se peut que ces résistances soient autant dues à des problèmes pratiques de représentation qu’aux effets qu’induit le chœur sur la réception d’un spectacle ou d’une pièce, notamment aux plans de la perception de l’espace et du temps. Dès lors, c’est tout particulièrement aux effets de distorsion du chœur sur le temps dramatique qu’on sera sensible.

II en est ainsi dès les premières apparitions des chœurs dans les premières formes théâtrales traditionnellement répertoriées dans l’histoire occidentale, celles de la tragédie et de la comédie attiques: les observer conduit en effet à interroger la relation entre le temps des rites ou des célébrations laïques et celui des tragédies. Or, des diverses formes de poésie lyrique chorale qui concourent à la naissance de la tragédie grecque, on sait que deux d’entre elles jouent des rôles de tout premier plan: l’ode et le thrène, respectivement au service de l’éloge et de la lamentation funèbre.

Le thrène exhale la plainte d’une collectivité pleurant la perte de ses guerriers ou de l’un de ses grands hommes. Introduit dans la tragédie attique dès ses débuts, il lui garantit une qualité d’austérité cérémonielle, lui permet de figurer sur scène le deuil collectif, tressant par le rituel les liens du théâtre avec la mort. De ce fait, et c’est le chœur qui en permet l’exécution, la tragédie grecque dépasse la simple représentation du politique pour s’installer dans un horizon existentiel et humain, celui qui définit les hommes comme «êtres pour la mort», soit «brotoï», et non plus comme citoyens («andres»)’. Mais, d’autre part, le thrène, qui déploie sur scène l’immédiateté de la douleur, a pour effet de figer le drame dans un présent indépassable, qui traduit l’irréductibilité de la souffrance humaine et paraît rendre caduques toutes solutions rédemptrices: ce sont les apories de la douleur que déclinent les thrènes, l’indépassable horizon de la souffrance humaine. De la sorte, c’est bien une modification du régime temporel propre à la tragédie qui se manifeste par la lamentation chorale. Ainsi, au stasimon qui suit l’arrivée d’ Agamemnon, le chœur dit son inquiétude :

Pourquoi, la [une pensée préalable] crachant comme un songe inexplicable, une foi confiante ne siège-t-elle pas heureusement sur le trône de mon cœur? Le temps a vieilli avec les amarres des navires qui font la souille dans le sable, depuis que sous Ilios a été menée l’Armée de la mer. Or je vois de mes yeux le retour et j’en suis moi-même le témoin. Et cependant sans lyre l’âme au-dedans d’elle-même entonne l’hymne de l’Erynie, et en elle nullement n’est la douce allégresse de l’espérance. Mon ventre ne prend pas le change, le cœur qui contre le sein véridique roule dans le tourbillon du cercle fatal. 2 (traduction de Paul Claudel)

Le chœur «ressent» tout à la fois les événements tragiques à venir et l’accélération — le «vieillissement» — du temps. La douleur sourde qu’il manifeste ici est déploration d’une impuissance à contrôler la durée; il est comme prisonnier d’un perpétuel présent de l’expression de la douleur et de son ressentir. C’est en ce sens que le lyrisme tragique du chœur se déploie dans un entre-deux temporel qui produit cet effet de suspension de l’action, comme entre la vie et la mort. La perception de cette qualité conduira Claudel à apparenter le rôle tragique du chœur à celui d’un témoin:

On dirait que le poète a hâte de reprendre ce long cri devant une tombe mal fermée qui, à vrai dire, est tout le drame, l’étonnement devant la mort et le mal, l’ignorance de l’homme, l’appel vers la Justice et le témoignage de tous les êtres qui nous entourent, visibles et invisibles, parmi les ténèbres qui s’épaississent et les parois qui se resserrent d’une pénalité indéfiniment réversible. C’est sur l’Incantation centrale que le drame entier trouve son équilibre. 3

La lamentation funèbre, durant laquelle le chœur est comme figé dans la contemplation du présent, relève des emplois pathétiques du chœur directement hérités de son origine cultique, dont on sait qu’ils coexistent, paradoxalement, avec ceux qui contribuent à mettre le spectateur à distance de l’action dramatique. Cet effet est notamment rendu possible par la présence de Y ode, qui donne au récit une dimension mythique et religieuse tout en ouvrant sur une perspective morale: il relie ainsi le sens de la fable à son contexte de production, et à un ensemble de valeurs passées, présentes et futures et contribue, par l’information qu’il délivre, à la saisie rationnelle de la fable par le spectateur. Le langage du chœur de tragédie fait donc coexister deux tendances contraires: une qualité poétique et métaphorique particulière qui a pour objet une restitution de la présence du sujet au monde et simultanément une vertu de généralisation qui fait office de rationalisation du discours et, partant, de mise à distance du monde. Quelle que soit la catégorie lyrique considérée, ode ou thrène, l’office principal du chœur antique revient toujours à mettre en relation la scène et ce qui la cerne, que ce soit un invisible irreprésentable et divin, situé dans l’horizon de la Cité, ou la communauté des citoyens qui composent l’assistance. De la sorte, la scène elle-même devient, grâce au chœur, un lieu de passage entre espaces et temporalités.

Interdisant par voie de conséquence de faire de la tragédie un ensemble forclos, réductible par exemple à son texte, le chœur demeure cet élément radicalement hétérogène, dont la forme même semble devoir échapper aux théorisations organicistes telles que proposées plus tard par les Anciens — nommément au «bel animal» aristotélicien. Pour autant, il paraît hasardeux d’assimiler le chœur tragique à un corps étranger lyrique au cœur de la tragédie attique, qui élargirait et encadrerait un récit mythique ou historique pris en charge par les protagonistes. Certes, au chœur est attribué un caractère de complémentarité: il commente l’action des personnages principaux, en tire les leçons, s’y trouve plus ou moins mêlé. Mais en corollaire, il se définit par sa position doublement médiane: intermédiaire entre spectateurs et action, il sert aussi de lien entre personnages et action tragique, représentant une petite fraction homogène de la Cité, poussant parfois tel personnage à agir, comme les Danaïdes pressant Pélasgos dans les Suppliantes, à accueillir les exilées. En somme, outre sa valeur d’élément de relation, le chœur tragique est un lieu de contradictions telles qu’il ne saurait être pensé hors d’un schéma de mise en tension intérieure et permanente des oppositions qui le constituent. Élément dynamique à l’extrême, il n’est pas cet ensemble informe, uniforme et statique qu’il offre à la première vue; il est au contraire, ce composite, hybride, multiforme et énergiquement chargé, apte à empêcher les pétrifications du sens et à revêtir de multiples fonctions.

On a fait valoir ce paradoxe : si la place du chœur tragique, à coup sûr malaisément exploitable, se réduit d’Eschyle à Euripide et aux suivants, c’est pour des raisons tout à la fois économiques, scénographiques, et dramaturgiques — le chœur se limite bientôt à chanter et danser des interludes — : pourtant le genre tragique survit à peine à sa disparition, comme si a posteriori le chœur se révélait un élément indispensable à l’existence même du genre: un invariant du tragique.

Un invariant fort embarrassant assurément, dans la mesure où dans sa langue même le chœur porte la complexité et posait sans doute d’inextricables problèmes de dramaturgie. On apprend de Pickard-Cambridge que les acteurs s’efforçaient, sans doute, de transmettre les mots de sorte qu’ils soient sinon compris, du moins clairement entendus. Il est donc fait souvent référence — quoique toujours hypothétiquement — à l’unisson de la parole déclamée, qui aurait fait naître l’assimilation du chœur à un grand corps harmonieux dont toute individualisation est exclue — image implicite du discours de Platon dans le Gorgias:

Mieux vaudrait [. . .] diriger un chœur mal réglé, ou me trouver en désaccord et en opposition avec tout le monde, que de l’être avec moi-même tout seul et de me contredire. 4

Et de celui d’Aristote qui dans la Politique, justifie par cet exemple la loi de proportion :

Un maître de chœur n’admettra pas un choriste qui aurait une voix plus forte et plus belle que tout le chœur. 5

Images trompeuses, puisqu’elles ne prennent pas en charge la coexistence, au sein du discours des chœurs tragiques, de ces deux tendances contradictoires qui empêchent tout apparentement à une totalité organique simple. Mais ces images mettent sur la voie d’une difficulté: les discours théoriques sur le chœur passent sous silence l’originalité formelle du chœur antique qui est l’hybridation, laquelle pourtant permet de rendre compte à la fois des nombreuses ressources fonctionnelles du chœur mais aussi de ses carences dramatiques.

Premier obstacle à une reconnaissance et à une exploitation des diverses facettes du chœur: il est traditionnellement défini par rapport à la fable tragique, sans que soient incluses dans sa définition ses fonctions rituelles ni la complexité de sa langue. Or dès lors que la mimesis tragique est étroitement définie comme «imitation d’une action», on comprend que le chœur puisse faire figure de gêneur. Au contraire, si on adopte la définition de la mimesis comme réactualisation du mythe que propose Gregory Nagy qualifiant la lyrique chorale 6, la variété des fonctions du chœur tragique peut être mieux prise en compte: par leur jeu même, selon Nagy, les choreutes réactualisent un mythe ancien, originaire: ils le font revivre en l’incarnant. Ainsi définie, la fonction du chœur tragique acquiert une tout autre importance dans le déroulement de la tragédie.

Il n’est pas qu’Aristote et plus tard Hegel pour définir, dans leurs poétiques respectives, le chœur par rapport à la fable tragique. Même Claudel, poète et traducteur de la trilogie d’Eschyle, et de ce fait éminemment sensible à la complexité de la langue chorale, voit d’abord dans le chœur ce personnage collectif soumis à l’action principale:

Je définis le chœur cette assistance multiple de personnes sans traits par qui l’Acteur principal du Drame est entouré, chargée de fournir une réponse et une résonance à chacun des éclats de sa personnalité et à chacun des mouvements de sa passion: à quoi il s’appuie et se réfère, en tant que témoins officiels et porte-parole délégués par le public, dans un déguisement approprié à la fiction. 7

La lecture spiritualiste du chœur par Claudel fait de lui l’assistant de «l’Acteur», le représentant du groupe des fidèles dans la liturgie catholique romaine. Mais ce faisant, il passe sous silence les potentialités dramaturgiques du chœur, la diversité de ses fonctions, comme le fera la tradition classique.

Du chœur au confident

Horace dans son Art poétique donne en effet le signal de départ d’une assimilation qui fera florès bien des siècles plus tard, aux époques du classicisme et du romantisme français : le chœur peut jouer le rôle du confident:

Le chœur doit soutenir le rôle d’un acteur et avoir sa fonction personnelle. Qu’il ne chante dans les entr’actes rien qui ne soit utile au sujet et ne s’y adapte étroitement. À lui de prendre le parti des bons et de donner les conseils d’un ami, de modérer ceux qui s’emportent et d’aimer ceux qui ont la crainte de faillir [. . .] à lui de garder les confidences, d’implorer les dieux et de les prier de ramener la Fortune vers les malheureux en éloignant les Superbes.8

Le chœur selon Horace introduit des pauses dans l’action (il intervient, précise-t-il, dans les entractes). Mais par ailleurs, il sort de la neutralité. Œuvrant pour l’ordre social, il prend le parti des bons, participe activement au bien social, devient sujet social. Simultanément, il se trouve assimilé à un ami prodiguant des conseils, pénétrant ainsi la sphère de l’intime. Le voici apte désormais à entendre et faire entendre l’intériorité du moi dont il recueille le discours. Privilégiant cette nouvelle fonction, qui reflète le progrès des mentalités — la constitution de l’intériorité du sujet — Horace passe en même temps sous silence les vertus élargissantes du chœur, son pouvoir de mise en relation avec une «autre scène».

De plus, définissant exclusivement le chœur par rapport à la fable, et non plus par ses particularités formelles et poétiques, Horace le dégage de ses fonctions rituelles et, dans un même mouvement, lui assigne une fonction étroitement horizontale et secondaire de présentation — commentaire de l’action, de lien entre la scène et la salle. De ce moment, son caractère collectif, s’il demeure, peut passer de la forme au contenu: le chœur peut désormais être incarné par un seul acteur, qui apparaîtra à l’ouverture et à la clôture des actes ou des pièces, résumant l’action, appelant à la bienveillance des spectateurs, suppléant à l’exiguïté de la scène. Le rôle d’« assistant technique» que jouera le personnage nommé chœur dans le drame shakespearien trouve là son origine.

Dans cette lignée se situent en outre les personnages «épiques» que Shakespeare situe dans une rigoureuse extériorité par rapport à l’action dramatique. Le personnage chœur, vêtu de noir et s’adressant directement au public, peut être compris comme l’héritier du chœur aristophanien, s’adressant au public par le geste de la parabase. Mais là où le chœur comique grec délivrait un message social, brisait l’illusion pour évoquer une actualité politique ou économique, l’acteur — chœur shakespearien fait figure de simple relais de la représentation. Ainsi dans Henry V:

Pardonnez, gentils auditeurs, au plat et impuissant esprit qui a osé sur ce tréteau produire un aussi grand sujet ! Pouvons-nous entasser dans ce cercle de bois tous les casques qui épouvantaient l’air à Azincourt?9

Le chœur se trouve investi du rôle (qui est un pouvoir) de suggérer la mobilité des espaces et des durées, les accélérations temporelles propres au récit de la pièce :

Car c’est votre pensée qui doit ici parer nos rois et les transporter d’un lieu à un autre, franchissant les temps et accumulant les actes de plusieurs années dans une heure de sablier. Permettez que je supplée comme chœur aux lacunes de cette histoire. 10

Si le chœur antique élargissait l’action dramatique, la situant dans une tradition mythique, celui d’Henry V en énumère simplement les circonstances historiques. L’élément neuf, on le voit, réside dans une sorte d’impatience des limites de la représentation, à quoi suppléent conjointement le chœur et l’imagination du spectateur. Mais il est incontestable que le chœur à partir de Shakespeare, relais d’une action dramatique de plus en plus fragmentaire, se dissémine également en une série de figures «chorales» propres à multiplier les rapports entre la scène et la salle et à ouvrir des perspectives sur une autre scène: le mage Prospero prend la parole au nom de l’auteur et se situe exemplairement dans et hors de l’action; le temps dans Le conte d’hiver, Gower dans Périclès sont autant de figures en qui achève de se déposer le processus de singularisation du chœur. Mais il faut bien admettre que toutes ces figures, pour riches et inventives qu’elles soient, ne présentent plus avec un chœur qu’un rapport bien lointain, presque anecdotique.

Or le drame shakespearien prend place à une époque où, si l’on suit Steiner sur ce point, le tragique compris comme genre mettant en relation un fatum transcendantal et un pathos individuel, demeure possible  » dans la mesure où croyance et superstitions étaient des éléments constitutifs de l’horizon d’attente du public. Mais contrairement au public des tragédies grecques, celui de Shakespeare est complexe, varié, multiple: l’horizon d’attente est à l’image de mentalités de l’époque, constitué d’une multiplicité reconnue de postures, où voisinent croyance, superstition, scepticisme, voire agnosticisme. Le recours au chœur dans ce drame reflète cette variété de mentalités : la complexité du drame shakespearien, que manifestent ses multiples formes chorales, peut être comprise comme une conséquence de la diversité de son public.

À l’inverse, et à valeur de preuve a contrario, on rappellera l’importance, mais aussi l’uniformité dramaturgiques que revêtent les chœurs dans les drames liturgiques médiévaux français. On sait que la langue des chœurs est constamment demeurée le latin tandis que les personnages individualisés s’exprimaient en français {Le Jeu d’Adam), comme si le chœur demeurait, au long du XIIe siècle, une sorte d’élément archaïque, intouché, du genre. Or c’est en vertu de son pouvoir rituel que le chœur peut opérer la jonction entre la scène du drame et une autre scène, celle, invisible et sacrée, du divin: c’est de ce rôle que se souviendront les auteurs d’ Esther et du Soulier de Satin, et pour les mêmes raisons: la présence du chœur est rendue possible par la cohésion des spectateurs en «fidèles».

Ici encore, s’observera une sorte de règle historique: à peine le chœur est-il installé sur la scène du théâtre médiéval qu’on procède à sa mise à l’écart, simultanément à la laïcisation de l’espace théâtral, comme si quitter les églises et leurs parvis avait pour conséquence la disparition des chœurs, perçus sans doute comme relevant plus d’une réalité religieuse et rituelle que d’une réalité théâtrale.

En somme, la présence du chœur religieux dans les dramaturgies médiévales témoigne certes d’une perception du monde et d’une métaphysique, mais aussi d’un rapport au temps — le temps liturgique et cyclique, le «in illo tempore» que garantit le chœur dans la représentation, se distinguant du temps dramatique et linéaire que vivent les personnages. Or si certaines formes dramatiques favorisent ces rencontres de différentes temporalités, d’autres, plus nombreuses, y opposent une forte résistance. Ainsi par exemple, la mise à l’écart des chœurs sur les scènes du théâtre médiéval s’opère, sans surprise, conjointement à l’autonomisation de l’espace théâtral, par rapport au fait religieux. Puis dès lors que le religieux redevient un enjeu politique de première importance, à l’époque des conflits confessionnels de l’humanisme, le chœur reparaît. On sait que la Renaissance, en France et en Suisse notamment, voit renaître le chœur sur les scènes de théâtres tragiques. La tragédie humaniste fait du chœur un usage très riche, concourant à garantir aux représentations une solennité cérémonielle, déployant ses virtualités lyriques afin de relier le religieux et le politique. Mais à la même période, Jacques Grévin, médecin réformé qui s’intéressera à la forme comique, renonce à faire chanter les chœurs dans sa tragédie César. Ce faisant, c’est pour une sécularisation du chœur qu’il plaide:

Puisqu’il est ainsi que la Tragédie n’est autre chose qu’une représentation de vérité, il me semble que ce pendant que là où les troubles sont advenus en notre république, le simple peuple n’avoit pas grande occasion de chanter et que par conséquent, l’on ne doit faire chanter non plus en les représentant, qu’en la vérité même. 12

Ainsi, Jacques Grévin se justifie de l’entorse faite au canon humaniste: s’il dépouille la troupe interlocutoire, ainsi qu’il nomme le chœur, de son ornementation lyrique chantée, c’est au nom d’une conception actuelle, contemporaine, de la vérité représentée. C’est donc pour être anachronique et déplacé que le lyrisme chanté est congédié par Grévin. Plus tard, Voltaire, cédant au même esprit d’efficace, s’en prendra à Dacier qui lui avait suggéré de joindre des chœurs à son Œdipe: «c’était me conseiller de me promener dans Paris dans la robe de Platon» 13.

Cette fois, c’est la justification de l’emploi même du chœur qui se trouve compromise.

Ainsi, la raréfaction des chœurs dans le théâtre classique français, qu’on met à bon droit souvent en relation soit avec la codification néoaristotélicienne du genre tragique, soit avec la concurrence de l’opéra italien, pourrait également s’étudier à la lumière de la défiance à l’égard d’un «archaïsme», ou plus généralement des modifications des régimes temporels qu’impose la présence des chœurs. La réticence à les employer recouvre bien sûr une volonté de sécularisation du genre tragique (on se rappelle que Racine n’a fait usage des chœurs que dans ses pièces religieuses) : elle pourrait également inviter à penser la complexité du rapport qu’entretient le classicisme à l’anachronisme. D’autre part, la concurrence naissante de l’opéra accentue encore l’hétérogénéité du chœur dans le dispositif classique. Enfin, on se rappelle que le chœur s’accorde mal aux codes classiques: sa langue composite, l’instabilité de son identité et les multiples fonctions qu’il est capable d’assumer, le rendent peu adaptable aux idéaux organicistes du classicisme.

Si au contraire le chœur est remis à l’honneur sur la scène allemande au temps du Sturm und Drang, c’est qu’il s’accorde à la perception radicalement neuve de l’esthétique théâtrale qui naît alors. Il est à cet égard éclairant de rappeler la théorie du chœur selon Schiller.

Le chœur n’est pas un individu, mais une idée générale, une abstraction représentée aux yeux par une masse importante dont la présence et les groupes imposent aux sens. Le chœur franchit les étroites limites de l’action [. . .] pour faire ressortir les grands résultats de l’existence et les enseignements de la sagesse. […] Le chœur épure donc le poème tragique en séparant la réflexion de l’action, et par cette séparation lui communique sa force poétique, de même que le peintre, à l’aide d’une riche draperie, change le vêtement, cette nécessité vulgaire, en un attrait, en une beauté de plus. l4

L’«idée» de chœur pour Schiller associe donc à la dimension de la morale les «grands résultats de l’existence»: si ceux-ci ne relèvent pas de la destinée individuelle, il peut s’agir des acquis historiques de la civilisation et/ou des étapes du progrès moral, que le chœur est chargé de manifester. À l’exact opposé des préoccupations actualisantes repérées chez Grévin et Voltaire, Schiller entend préserver la tragédie d’une actualité historique trop proche et donc trop fragmentaire. Il s’agit bien pour lui d’œuvrer à une représentation du processus historique par une opération d’abstraction, en quoi consiste l’expression de l’idée poétique. Le chœur schillérien agit par rapport à la fable comme opérateur d’idéalisation, tirant de l’action des leçons de sagesse et permettant au spectateur, par voie de conséquence, de conserver sa liberté (séparant la réflexion de l’action). Le voici réintégré au drame, au moment même où ce dernier est défini comme œuvre destinée à être complétée par le spectateur. Le chœur, précise en effet Schiller, a pour rôle de rendre le spectateur maître de ses émotions, afin que sa liberté de jugement demeure intacte au cours du spectacle:

L’âme du spectateur ne saurait être la proie de ses impressions, et se rend au contraire un compte net et lucide des émotions qui l’affectent. Sans le chœur, nous deviendrions partie intégrante du sujet (tragique) et cesserions de planer au-dessus. C’est en marquant la division des parties, c’est en intervenant avec ses calmes réflexions au milieu des passions, que le chœur nous restitue cette liberté. 15

II est tentant d’établir un parallèle entre ce texte et les notes brechtiennes sur Mahagonny: ceci à condition de garder à l’esprit que le chœur selon Schiller est placé au service de l’«idée poétique», fort différente de l’idée politique brechtienne. La lecture organiciste que fait Schiller de la tragédie grecque est à bien des égards opposée à une perception brechtienne historique :

Dans la tragédie antique, le chœur était un organe tout naturel, une sorte d’émanation poétique de la vie réelle. Dans la tragédie moderne, il devient organe de l’art. Le poète moderne ne trouve plus le chœur dans la nature, il lui faut le créer poétiquement et l’introduire, c’est-à-dire modifier la fable qu’il traite de manière à la ramener à cette époque primitive, à cette forme simple de vie. 16

Le chœur ainsi défini comme le résultat d’une poïesis nouvelle, est donc surajouté à une fable qui lui préexiste. C’est, en conséquence, à la faveur d’une esthétique du mélange et de l’hybridation que le chœur est réintroduit sur la scène allemande. Le retour du chœur se fait ici à la faveur d’une idéologie centrée sur la luxuriance d’une «nature naturante», et favorisant les formes complexes, brisées, entremêlées.

De ce fait même, cette réhabilitation du chœur porte en elle sa mise à l’écart. Tout comme on peut l’observer dans maints drames shakespeariens, le chœur se trouve en effet mis en compétition avec un nombre considérable de manifestations de type choral. Ainsi, exemplairement, dans le Faust, où Goethe convoque nombre de «formes vacillantes». À chacune de ses manifestations, le chœur apparaît lors de chants ou de rondes collectifs: le chœur apparaît tantôt à la faveur d’un cantique religieux, tantôt d’une chanson entonnée dans une taverne ou encore pour former la ronde des sorcières de la Nuit des Walpurgis; à l’évidence, aux yeux de Goethe, le chœur est indissociable du lyrisme — et le lyrisme, au chant et à l’opéra. De toutes les manifestations collectives (chorales) de sa pièce, Goethe réserve le terme de chœur aux seules formes collectives de lyrisme chanté et de danse et aux chants religieux. Le chœur des anges est même réduit à un chant, puisque Goethe précise qu’il est invisible.

Cette constatation vaut sans doute aussi pour le drame romantique français, dont on sait que la présence des chœurs, hormis le cas d’espèce de Badine qui ne fut pas écrit pour la scène, est fort discrète dans des pièces qui, chez Hugo pour s’en tenir au plus célèbre d’entre eux, regorgent pourtant d’effets polyphoniques. L’absence de personnage collectif expressément nommé chœur dans les pièces est selon toute apparence à mettre en rapport à la dimension polyphonique de son écriture tout autant qu’à la montée en puissance de l’art lyrique.

L’acteur – choreute

La concurrence croissante de l’opéra ne signale pas pour autant la fin des chœurs dramatiques dans la modernité théâtrale. Bien au contraire, on constate que les plus grands auteurs dramatiques de la modernité composent des œuvres avec chœurs (au XXe siècle, Claudel et Brecht pour ne citer qu’eux en font un grand usage, assez bien exploré), mais il est certain que le geste de recourir au chœur à l’époque moderne prend un nouveau sens, une justification inédite: à la suite de la modernité romantique, qui place comme figure centrale de son théâtre l’individualité en conflit avec la société, le chœur sera un moyen de signifier scéniquement ce conflit. À cet égard, le choreute nietzschéen, relayé par l’acteur selon Artaud, deviennent deux figures clé, deux matrices théoriques qui jouent un rôle paradigmatique pour certaines des tentatives les plus novatrices du théâtre moderne et contemporain.

Relativement au chœur lyrique, on se rappelle quelle interprétation Nietzsche réserve au chœur dans La naissance de la tragédie. Selon lui, grâce au chœur,

L’État, la société, tout ce qui sépare l’homme, cèdent le pas devant un sentiment d’unité tout puissant qui reconduit au sein même de la nature. 17

Efficacité toute compensatoire du chœur, donc : la société sépare, divise ; le chœur offre dans le champ artistique la possibilité provisoire d’une réparation, d’un rétablissement symbolique du lien social. Le chœur est consolateur, il permet tout à la fois d’échapper à la société et de créer un nouveau type de lien social, vécu par le retour à une unité naturelle, précivilisée.

Mais ce retour n’est rendu possible que par la participation léthargique du sujet — acteur choreute puisqu’il participe au dithyrambe. Dans l’état second provoqué par l’ivresse dionysiaque, le sujet se trouve momentanément consolé de sa conscience de la décadence, et rejoint le chœur qui lui communique «l’ivresse dionysiaque du plaisir éternel de l’existence». C’est à ce topos que Nietzsche assigne la katharsis tragique: les personnages et la fable tragique ne prennent sens qu’en tant que projections dont se déchargerait le chœur lui-même. La tragédie attique selon Nietzsche, serait donc le chœur dionysiaque qui se décharge en projetant hors de lui un monde d’images apolliniennes constamment renouvelé. 18

Ces images apolliniennes sont autant d’expressions des souffrances liées à l’état d’individuation consécutif de la vie sociale. Fondamentalement, la katharsis selon Nietzsche est donc le processus de purification par lequel l’homme, devenu choreute, se défait de sa condition de citoyen et, s’émancipant de son état actuel d’individuation, se retrouve momentanément dans un état de fusion avec la nature, cause et condition de la jouissance dionysiaque.

Autrement dit, pour le choreute nietzschéen, la frontière est poreuse entre soi et l’autre, entre moi et monde; l’état d’ivresse et de léthargie où il se trouve permet la libération pulsionnelle, qui n’existerait que dans l’horizon de la création d’une communauté. Artaud se situe dans la mouvance de Nietzsche à cet égard. L’un et l’autre concourent à l’élaboration d’une conception de l’art comme compensation d’un manque fondamental, auquel peut parer, dans l’art théâtral, le chœur. Pour Artaud, l’acteur doit, fondamentalement, se faire choreute.

On pourra objecter que le mot chœur n’apparaît qu’une fois dans Le Théâtre et son Double. Mais Artaud ne cesse de l’évoquer, et s’il évite de le nommer, c’est probablement parce que le mot s’accorde mal à l’opération de transmutation de valeurs qu’Artaud entend opérer, substituant à la tradition occidentale de nouveaux modèles de référence — les cérémonies rituelles de Bali ou du Mexique. Si on pointe l’absence du mot dans les écrits d’Artaud, force est d’y reconnaître l’omniprésence des éléments traditionnellement répertoriés comme constituants du chœur (caractère collectif, mélange de forme lyrique et de contenu épique, élément de médiation ente spectateur et drame ou entre personnage et drame; élément de relation de la scène avec un extérieur; élément dramaturgique dont on peut rendre compte par l’alliance d’une éthique et d’une esthétique) — à commencer par la présence des choreutes.

Le choreute artaudien, c’est d’abord le participant à une représentation mythique. Celle-ci, jamais directement décrite par Artaud, est indiquée par analogie avec des œuvres picturales :

N’importe quelle scène muette devrait avec son mouvement, ses personnages multiples, rivaliser avec ce qu’il y a de plus profond dans des peintures comme Les filles de Loth, comme certains Sabbats de Goya, certaines Résurrections et Transfigurations de Greco, comme La tentation de Saint Antoine de Jérôme Bosch et l’inquiétante et mystérieuse Dulle Griet de Breughel le Vieux. [. . .] De toute part le théâtre y grouille. [. . .] Un bruit livide et grinçant s’élève de cette bacchanale de larves […]. Toutes ces peintures sont à double sens, et en dehors de leur côté purement pictural elles comportent un enseignement et révèlent les aspects mystérieux ou terribles de la nature ou de l’esprit. 19

Le théâtre, comme tous ces tableaux, doit donc contenir une vérité sur la nature de l’esprit humain. Or, ces œuvres figurent toutes les rapports du simple et du multiple: Saint Antoine en proie à ses démons, Dulle Griet et ses armées de larves, les groupes de personnages du Greco qui sont toujours comme menacés de dislocation, les monstres de Goya qui se fondent entre eux en une hydre unique à têtes multiples… De même, lorsqu’un seul personnage est figuré, c’est, comme Saint Antoine déchiré par la tentation, ou Jésus Christ ressuscité ou transfiguré, dans un état de perte de son unité physique.

Ainsi, au théâtre selon Artaud, pour évoquer la réalité cachée où se manifestent les grands principes vitaux, il faut montrer l’évanouissement de l’individualité, noyée dans une masse grouillante, absorbée dans une fusion mystique avec une réalité invisible, ou déchirée par les démons intérieurs.

Dès lors, son âme individuelle disloquée, l’homme peut retrouver dans sa nudité essentielle sa place dans les grands conflits primordiaux et universels. C’est pour accéder à cette libération que l’homme doit passer par la cruauté, moyen du nécessaire arrachement aux repères imaginaires et symboliques qui constituent l’individu en sujet social. C’est à ce prix que le théâtre pourra être le Double, non pas de cette réalité quotidienne et directe dont il s’est peu à peu réduit à n’être que l’inerte copie, mais d’une autre réalité dangereuse et typique, où les Principes, comme les dauphins, quand ils ont montré la tête, s’empressent de rentrer dans l’obscurité des eaux 20.

Cette réalité où apparaissent furtivement les Principes, c’est le mythe qui la traduira sur la scène, par tous les moyens qu’Artaud entendra mobiliser. L’acteur, désindividualisé, saisi dans le processus mythique, n’est alors plus qu’un élément de la représentation figurant une force élémentaire. C’est sa relation aux autres acteurs qui importera, pour parvenir à «cette espèce de cohérence sacrée, cette conscience d’un effort unanime». Mais il y a plus. Les grandes forces antagonistes et transcendantes qui constituent le drame cruel faisant éclater la cohérence et l’épaisseur 118 psychologique du personnage, celui-ci devient aussi le lieu même du conflit mythique et se fait «chœur»; la frontière entre acteurs et spectateurs est si poreuse chez Artaud, que bientôt la fusion entre les deux groupes peut s’opérer, transformant tous les participants une hypostase nouvelle du chœur.

Cette cohésion attendue est assurée par le langage. On se rappelle qu’Artaud forgera son signifiant en fonction d’une certaine qualité vibratoire et sonore capable d’agir sur la sensibilité de l’auditeur. Ce faisant, il l’insérera dans une chaîne rythmique qui deviendra incantation, c’est- à-dire parole magique qui opère un sortilège et ce langage s’adressera à la fois à l’esprit et aux sens, accueillant le délire, la libre expression de l’émotion. Pour cela, Artaud entend opérer une démarche rétroactive, pour revenir au moment de la parole d’avant les mots, du signifiant séparé du sens. Le mouvement même de la parole selon Artaud rejoint chœur des origines: l’espace sonore de la langue poétique d’Artaud est en effet constitué par une rythmique incantatoire et musicale, comme l’était la danse des choreutes dans Yorkhestra:

La seule loi, c’est l’énergie poétique qui va du silence étranglé à la peinture précipitée d’un spasme, et de la parole individuelle mezzo voce à l’orage pesant et ample d’un chœur lentement rassemblé.21

Du silence «étranglé» à la montée orchestrale du tonnerre des voix, se trouve ici dessiné le trajet de la langue d’Artaud. Le chœur des voix exprime l’énergie poétique, en deçà de toute dialectique du sens, qui émane à la fois de l’être-là du monde et du souffle vital des choreutes. L’acteur du théâtre de la cruauté rejoint la figure nietzschéenne du danseur, et forme avec elle deux images d’un même désir de s’émanciper de la dialectique rationnelle et de manifester l’affleurement même de la vie, dans une célébration sacrée et libre de l’énergie essentielle.

On comprend donc que les tentatives modernes d’application des principes d’Artaud — pour variées et inégales qu’elles puissent être — des tentatives de création collective les plus extrêmes, du Living Theater, de l’Odin Teatret, à Marat-Sade ou encore Pizarre et le Soleil de Peter Shaffer — aient spontanément recours à de formes chorales d’une grande diversité. Or elles s’insèrent toutes dans des dramaturgies fort originales, notamment quant au traitement de la temporalité dramatique (tentative d’instauration d’un temps rituel, recours fréquent au mythe). À cet égard, les tentatives de Kantor conduisent à des créations de formes chorales inédites et complexes, où le créateur dirige lui-même ses choreutes. De même, l’expérience d’Orghast, menée par Peter Brook à Persepolis, associe une invention chorale et une langue nouvelle. Ces créations inédites correspondent singulièrement aux dithyrambes grecs rêvés par Nietzsche et aux visions cruelles d’Artaud.

 

Le chœur aujourd’hui

Le chœur ne survit pas seulement aujourd’hui dans les diverses expériences de création collective et dans telle ou telle performance, datable historiquement, d’un Kantor ou d’un Brook. La grande variété des formes dramatiques contemporaines, qui souffrent plutôt par excès que par manque de paradigmes, est telle qu’on retrouve des chœurs — nommés comme tels — dans toutes sortes de pièces, mais quantitativement plus souvent dans un théâtre à forte teneur politique. L’élément sans doute relativement nouveau, propre à l’usage du chœur dans le théâtre contemporain, tient à l’immense sédimentation historique que porte cette forme: désormais, recourir au chœur est déjà en soi un discours, un geste de citation.

Ainsi, depuis les années 1950, le chœur est parfois un clin d’œil ou, plus directement une citation structurale à visée d’appartenance: allusion au Lehrstiick brechtien dans le Chant du fantoche lusitanien de Peter Weiss ou encore dans Mauser de Heiner Millier; chœurs «pseudo- brechtiens», chez Max Frisch (Biedermann et les incendiaires) et plus discrètement chez Dürrenmatt (La Visite de la vieille dame); peut-être le chœur des Huissiers de Michel Vinaver porte-t-il trace d’une ironique intention du même ordre.

De même, dans le théâtre de la décolonisation des Aimé Césaire, Kateb Yacine, Leopold Senghor, Bernard Dadié, le chœur fait sens comme repère formel, inscrivant la pièce dans une tradition, tantôt locale (celle du conte dans Le Cercle des représailles, celle d’Eschyle dans Les ancêtres redoublent de férocité et dans Et les chiens se taisaient). De la sorte, le chœur peut signaler et garantir une sorte d’élévation formelle, inscrire la pièce dans une tradition des plus respectables du théâtre occidental. Mais le geste de citation ne saurait être l’unique justification de la présence des chœurs: ceux-ci s’intègrent également aux fables avec d’autant plus de légitimité que la représentation de la Cité — unie dans l’idéal et divisée dans l’actualité de la guerre — est l’enjeu dramaturgique majeur du théâtre de la décolonisation.

Outre ces trois grandes traditions bien balisées — création collective, post-brechtisme, dramaturgies de la décolonisation — , des pièces avec chœur se rencontrent dans des œuvres extrêmement variées, mais principalement dans le contexte d’une création théâtrale traduisant une préoccupation socio-politique forte. Qu’on songe à des œuvres aussi diverses que celles d’Armand Gatti (Opéra avec titre long), de Gabriel Cousin (Le drame du Fukuryu Maru), de Michel Tremblay (Sainte Carmen de la Main), de Botho Strauss qui dans Chœur final tente de figurer l’impossible réconciliation des deux Allemagnes; ou encore du Groupov (Rwanda 94) qui propose une «tentative de réparation symbolique» dénonçant la passivité des Européens devant le génocide. Dans tous ces cas, par les chœurs, les auteurs figurent à la fois une ou des communautés et un manque, enraciné dans l’impossibilité de la ou les représenter de façon satisfaisante : le chœur y représente à sa manière la faillite du lien social. Les auteurs de ces pièces ou spectacles proclament en effet, chacun à sa manière, une même dénonciation de la malédiction du disjoint, pointent tous l’insurmontable séparation de êtres. Ainsi, Marcel, adolescent psychotique de Marcel poursuivi par les chiens de Tremblay, s’invente trois interlocutrices, les Parques auprès desquelles il se réfugie dans ses moments de crise. Mais dans un moment de folie il finira par mettre le feu à leur maison — à son propre chœur. Dans Rwanda 94, le chœur des morts émane de la parole matricielle de Yolande Mukagasana, la revenante du génocide; le dispositif frontal de toute la représentation figure l’opposition de deux communautés, celle des spoliés et celle des responsables — les spectateurs, constitués hic et nunc en communauté. Le fond de l’en commun de Rwanda 94 est la conscience de ce qui sépare les deux communautés, morts et vivants, victimes et spectateurs.

Observer tous ces chœurs impossibles auxquels ont recours les auteurs marquants du théâtre des dernières décennies peut permettre d’engager une réflexion sur les modalités concrètes de figuration — représentation de Yen commun aujourd’hui, un enjeu qui est au centre de Rwanda 94. Certes, ces tentatives demeurent isolées: le chœur demeure bien sûr marginal dans la production d’aujourd’hui, ce qui le rend d’autant plus remarquable lorsqu’il apparaît. Figurant en creux le manque de la société moderne, les moments et lieux de faillite du tissu social, le chœur est à l’image de l’opéra muet de Gatti: une partition impossible à écrire, mais un désir toujours présent, à comprendre comme l’horizon dans lequel se déploient les dramaturgies modernes qui se préoccupent de la figuration du politique.

Ainsi, étudier aujourd’hui des pièces qui présentent des chœurs, c’est comme partir à la recherche de la trace, tantôt nostalgique, tantôt vindicative, d’un désir fort ancien, qui se manifeste sous une forme essentiellement négative: la dénonciation de l’impossibilité de rétablir ou faire durer le lien communautaire, d’abolir les séparations, accompagnée de la proclamation de sa nécessité. Ce fonctionnement paradoxal entre en résonance avec ce qui constitue le processus de la sociation selon Jean-Luc Nancy (entendue comme le résultat d’une mise en tension de l’association et de la dissociation), et de la pensée du politique que le même auteur définit comme une pensée des seuils: en cela le chœur, élément de relation, est l’outil dramaturgique par excellence de la représentation du politique 22.

On ne saurait contester que ce désir de communauté renvoie l’écho des nostalgies dionysiaques de Nietzsche et des incantations d’Artaud, et on prendra comme indice de l’intérêt que revêt le chœur — concept et opérateur — pour nous aujourd’hui, la constatation qu’il réunit, en vertu des richesses conceptuelles qu’il permet, deux incontournables figures fondatrices de notre modernité.

 

Notes

  1. Nicole Loraux, La voix endeuillée, Paris, Seuil, 2000.
  2. Théâtre de Paul Claudel, Paris, Gallimard, coll Bibliothèque de la Pléiade, t. 1, 1964, p. 891.
  3. Paul Claudel, op. cit., p. 1 164.
  4. Platon, Gorgias, 482 c, Oxford, Clarendon Press, 1979.
  5. Aristote, Politique, III 13-21, Seuil, 1980.
  6. G. Nagy, La poésie en acte, Paris, Belin, 2000, p. 73-75.
  7. P. Claudel, op. cit., p. 1 159.
  8. Horace, Art poétique, in Épîtres, Paris, Budé, 1941, p. 210.
  9. Shakespeare, Henry V, in Borie, Esthétique théâtrale, CDU SEDES 1982, p. 47-49.
  10.  Idem
  1. G. Steiner, La mort de la tragédie, Paris, Seuil, 1965.
  2. J. Morel, La tragédie, Paris, Armand Colin, coll. U, 1970.
  3. Voltaire, Lettres choisies 1, Paris, Classiques Hatier, p. 22-23.

14 F. Schiller, « De l’emploi des chœurs dans la Tragédie », préface à La fiancée de Messine, in Théâtre, vol. 3, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1880, p. 260, 261, 258.

  1. Idem.
  2. Idem.
  3. Nietzsche, La naissance de la tragédie, Paris, Folio essais, 1989, p. 55, 60.
  4. Idem.
  5. 1 Artaud, Le Théâtre et son Double, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1966, p. 183.
  6. Idem, p. 71-72.
  7. Idem, p. 171.
  8. J.-L. Nancy, J.-C. Bailly, La comparution, Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 98.