Retour sur la « communauté terrible »

— par Rémi Astruc

« La communauté terrible n’est pas seulement possible ; elle est déjà réelle, est toujours-déjà en acte. C’est la communauté de ceux qui restent. Elle n’est jamais en puissance, n’a ni devenir ni futur, ni fins véritablement externes à soi ni désir de devenir autre, seulement de persister. » Tiqqun, Thèses sur la communauté terrible, p350

 

Le concept de « communauté terrible » fait son apparition à l’occasion des « Thèses sur la communauté terrible » qui font partie de la deuxième livraison de la revue Tiqqun[1], parue en octobre 2001. Ce recueil anonyme et collectif, qui se donne comme « organe de liaison au sein du Parti Imaginaire », peut sans doute être considéré comme l’ancêtre du Comité Invisible et de ses publications désormais mieux connues. Passées globalement inaperçues à leur sortie, ces thèses ont ensuite été republiées, comme plusieurs autres essais de ce même numéro, aux éditions « La Fabrique » sous le titre Tout a failli, vive le communisme[2]. Elles consistent en une méditation d’une cinquantaine de pages sur la question de la communauté, organisée sous la forme d’un enchaînement numéroté de propositions qui, à la manière notamment de Wittgenstein, construisent une somme au développement qui se veut rigoureux. Celle-ci est découpée en cinq chapitres principaux, suivis d’un ultime chapitre numéroté 0 – « Notes pour un dépassement », qui offre une perspective de libération et de « nouveau départ » après la construction certes assez désespérante qui précède.

Si je propose aujourd’hui de faire retour sur ce texte, c’est parce qu’il me semble mettre en avant des idées particulièrement fortes et inhabituelles sur ce qu’est ou peut être la communauté, en théorie et en pratique, et les raisons des déceptions qui accompagnent toujours sa recherche. Trois thèses principales seront ici plus particulièrement examinées, qui donnent le plan de mon propos. D’abord la thèse selon laquelle la Communauté n’a pas disparu, mais est au contraire toujours trop présente ; ensuite celle qui veut que si la communauté n’a pas disparu, mais que l’expérience qu’on peut en faire est cependant toujours décevante, c’est que le monde lui-même a disparu, en tant que monde commun, lieu de l’expérience possible de la communauté ; enfin, que la possibilité de vivre la Communauté passe par une révolution « sentimentale », qu’elle nécessite un « homme nouveau » qui est autant peut-être la cause que la conséquence de cette expérience. D’où les difficultés ou apories d’un tel raisonnement, qu’il conviendra d’envisager pour conclure sur ce texte.

La communauté est la forme de vie la plus naturelle et la plus commune.

La thèse la plus remarquable est une proposition de départ simple mais cependant puissamment originale, car largement contre-intuitive, qui conditionne l’ensemble des analyses du texte. Celle-ci tend à considérer que la communauté n’est pas quelque chose qui a éventuellement existé dans le passé ou qu’il faudrait s’efforcer de retrouver pour le futur, mais qu’elle est la forme de nos vies mêmes : sans le savoir ou sans vraiment le comprendre, nous vivrions déjà la communauté. Et c’est bien là le problème.

La « communauté terrible » est ainsi le nom de l’enfer de la communauté tel qu’il nous est donné d’en faire chaque jour l’expérience, ici et maintenant. Soit le commun de la communauté, ce que nous en connaissons « naturellement », c’est-à-dire l’expérience immédiate et au final factice et stérilisante que nous en faisons tous, car « tout le monde connaît les communautés terribles, pour y avoir séjourné ou pour y être encore. Ou simplement parce qu’elles sont toujours plus fortes que les autres et qu’à cause de cela on y reste toujours en partie —tout en en étant sorti » (397). La communauté terrible, c’est en fait la communauté décevante, la déception même de la communauté. Soit l’échec de la communauté, que l’on peut concevoir comme un instantané cruel mais exact de notre situation face à la communauté[3].

Si nous les connaissons tous, c’est que sous cette appellation de « communauté terrible » sont rassemblées des formes très communes et pourtant très diverses de groupements humains : la famille, l’école, le travail, la prison, la bande de jeunes, etc. Mais aussi —et c’est la seconde thèse particulièrement troublante— des formes de communautés qui naissent précisément pour s’opposer et dépasser la déception liée à ces groupes auxquels le monde donne spontanément naissance : parmi elles au premier chef l’association de militants ou le groupe révolutionnaire, soit des communautés qui sont pourtant en lutte contre les communautés terribles. En bref, toutes les formes effectives —c’est-à-dire actualisées— de regroupements humains sont in fine visées par l’analyse.

Si dans un geste radical et polémique ces différentes formes sont mises sur le même plan et donc dans le même sac, c’est que, comme le lecteur l’apprend à la toute fin du texte, notre monde et les formes de communauté qu’il génère spontanément (tant pour l’habiter que pour s’opposer à ce mode dégradé d’habitation) sont d’emblée disqualifiées comme étant toutes des formes de « l’évolution marchande » (397), qui, pour les auteurs, serait la vérité de l’ensemble des formes de ce monde. C’est pourquoi, plus globalement, la communauté terrible est « tendanciellement tout ce qui cherche à exister en tant que communauté au sein de la démocratie biopolitique » qui est la forme politique du capitalisme avancé (356). Ce sont des formes déchues, liées à une époque elle-même pensée comme dégradée (par l’individualisme, le capitalisme) : « Fini le temps des héros… (…) L’irréparable est désormais notre être-ainsi, notre être-personne. Notre être-Bloom. Et c’est de l’irréparable qu’il faut partir. » (347) Ainsi commence le texte.

Évidemment, il faut comprendre que tout ce qui cherche aujourd’hui à exister comme communauté échoue précisément à vivre l’authenticité de la Communauté (que nous noterons ici avec un C majuscule pour bien marquer la distinction fondamentale entre les deux, et distinguer donc l’idéal de la Communauté de la forme de la communauté terrible[4]), et ne peut de cette manière que se heurter à la facticité de ce qui est donné à vivre ainsi. Ce sont bien les illusions consécutives à ce qui est trompeusement confondu sous le même terme de « communauté » qui sont dénoncées dans ces thèses : les expériences des formes de vie collective existantes d’une part et l’aspiration générale à vivre la Communauté de l’autre. Tout particulièrement, ce texte se révèle un réquisitoire sans merci contre les formes de communauté militante, repliant ironiquement et finalement tragiquement cette forme de vie de groupe sur les formes contre lesquelles elle entend précisément lutter. C’est l’échec grossier de l’expérience communautaire comme alternative au monde bourgeois individualiste qui est férocement souligné.

Un monde « non-plus-monde », c’est-à-dire qui n’est plus un monde commun

Mais revenons à ce qui rend d’emblée ce texte intéressant, à savoir le renversement copernicien qui permet d’ouvrir des perspectives nouvelles sur un vieux sujet, la Communauté. Inversant la conception habituelle selon laquelle, dans une époque puissamment individualiste, nous vivrions le défaut de la Communauté, c’est-à-dire son absence ; renversant donc l’idée que celle-ci nous manquerait cruellement pour n’être plus qu’au pire un souvenir nostalgique au mieux un idéal à atteindre (mais toujours quoi qu’il en soit l’objet d’un désir condamné à être frustré pour le présent), c’est l’idée que la communauté est déjà là, qu’elle ne nous a jamais quitté et que nous ne la quittons jamais. Son défaut est donc ailleurs : non comme on l’avait cru dans son « désœuvrement » [5], mais dans son caractère précisément terrible.

Prenant à contrepied l’intuition du « retrait » de la Communauté (devenue « désoeuvrée », inopérante), intuition commune à la triade philosophique Bataille-Blanchot-Nancy, les « Thèses sur la communauté terrible » ouvrent une perspective alternative dont la richesse heuristique mérite qu’on s’y intéresse. Certes, la position donnée ici comme « traditionnelle » est sans doute plus souple que ce à quoi nous l’avons nous-même réduite[6], puisque Jean-Luc Nancy insiste en réalité sur l’inséparabilité de l’individuel et du commun dans la formation de l’individuel même, et affirme notamment : « L’important pour moi est que le commun est ontologiquement présent dans l’individuel. Il n’y a pas d’individuation sans communication, communisation, comme on voudra. »[7] Reste que la position des « Thèses sur la communauté terrible » est plus radicale encore dans son point de départ : la communauté est là, a même toujours été là, au point qu’il semble que nous ne saurions vivre en-dehors d’elle, quoi que nous fassions. L’individualisme n’aurait pas tranché les liens avec la communauté : ergo nul exil d’où il nous faudrait revenir. Au contraire, celui-ci coopère et prospère avec celle-là sous la forme de la communauté terrible. Si bien que le texte en vient à suggérer que la communauté terrible est un élément essentiel du dispositif général du bio-pouvoir contemporain, ainsi que du mal-être diffus qu’il génère et s’ingénie à entretenir dans les populations[8].

Les communautés terribles seraient ainsi l’obstacle majeur à la possibilité de penser —sans même parler de la possibilité de voir advenir— une véritable Communauté, la feinte d’un monde (d’un mode d’organisation : capitaliste) hostile à l’épanouissement des hommes pour se maintenir en l’état, et empêcher ces derniers de seulement désirer accéder à des formes supérieures ou plus satisfaisantes de vie en commun. Selon cette vision des choses, ce n’est pas la Communauté qui a disparu mais le monde lui-même, en tant que lieu du commun et du partage. C’est le défaut de monde qui produit justement, en lieu et place, les communautés terribles. Car « le monde non-plus monde est encore plus inhabitable qu’elles » (353).

La communauté terrible est ainsi fondamentalement complice du monde, dans le sens où elle est bâtie sur les mêmes affects que lui et seulement, dans le cas des communautés révolutionnaires, sur une apparence d’opposition avec ce dernier. En dépit de leur nature très diverse (bande de jeune, entreprise, famille, groupe révolutionnaire, etc.), l’économie affective de ces expériences communautaires serait toujours grossièrement semblable (et essentiellement d’ordre sado-masochiste[9]). C’est pourquoi dans leur différence et opposition apparente, celles-ci ne concourent finalement qu’à le prolonger. L’expérience de la communauté militante et révolutionnaire, communauté de contestation du monde tel qu’il est, se révèle tout aussi insatisfaisante —voire plus décevante encore— que l’expérience des communautés qui participent à la construction du monde, comme celles liées à la parenté ou au travail. La complicité politique avec « ce monde » auquel elles prétendent pourtant s’opposer se révèle dans le fait que ces dernières rendent en fin de compte celui-ci supportable et acceptable, parce qu’elles prétendent justement s’y opposer.

Sous des abords qui laissent parfois croire le contraire, la communauté terrible est ainsi non pas réglée par l’amour ou la solidarité (tels que sont supposés le faire la famille ou le clan), mais par la contrainte. Hiérarchique, traversée ultimement par des pulsions mauvaises telles que l’envie, la jalousie ou la méfiance, en bref, elle est toujours aliénation. Tout en prétendant donc parfois les combattre, la communauté terrible est globalement entée sur les mêmes bases « arriérées » que les formes de collectifs issues de l’ordre symbolique bourgeois et patriarcal. Le monde les produit (parfois en réaction contre lui) et en retour elles contribuent à produire ce monde. En cela ce sont des « dispositifs de pouvoir post-autoritaire » (372). La communauté est ainsi dite « terrible » surtout parce qu’elle est un milieu fondamentalement délétère dont les modes communautaires d’être-ensemble ne peuvent conduire qu’à des expériences frustrantes de communauté.

Et parce que l’altruisme, l’amitié ou le « communisme » (l’expérience de l’affect communautaire) ne sont pour elles que des façades, elles ne sont également que la somme des solitudes[10] ou singularités (foncièrement inintéressantes, puisque ce sont des « Blooms [11]) qui les composent et nullement l’épiphanie d’un Commun qui transcenderait celles-ci en produisant un « en-commun » supérieur et de ce fait estimable. Au bout du compte, ce qui discrédite définitivement ces formes de communauté, c’est bien le fait qu’elles sont toutes incapables de produire autre chose que la somme d’individus qu’elles contiennent. Elles ne sauraient déboucher sur un « supplément » qui serait la marque transcendante de l’existence d’une Communauté réelle. Par leur forme même, l’extase, autre nom de ce supplément ou dépassement, leur est interdite et inaccessible.

L’enfer de la communauté, ce n’est donc pas sa transcendance manquante et inatteignable, mais son immanentisme forcené dans les formes qui l’incarnent tout le temps ici-bas.

En quoi penser la famille comme une communauté terrible peut-il être pertinent et suggestif ? C’est pertinent d’abord parce que la famille est effectivement le groupe, par nature hétérogène et hiérarchique (en termes de sexe, de genre, de rôles, etc.) à l’unité maximale. C’est l’aune à laquelle penser des relations privilégiées telles que devraient être des relations de type communautaire. En ce sens, par l’intensité des liens et des relations qui existent entre les membres, la famille est naturellement le modèle de toute relation communautaire.

Mais il est évident par ailleurs que la famille est également un milieu extrêmement anxiogène et parfois même pathogène : si les relations y sont toujours intenses, elles peuvent être d’autant plus destructrices : rancœurs, jalousies, trahisons, abandons sont le lot des relations familiales. La famille est ainsi un groupe par nature à penchant tyrannique où peuvent aisément se répandre la frustration, la haine et souvent le malheur. Penser la famille comme une communauté terrible permet ainsi de nommer cette ambivalence qui en fait un collectif le plus proche de l’éthos communautaire idéal, en même temps qu’il est une communauté ratée du fait, la plupart du temps, de l’échec d’harmonie qui y règne, puisque la famille se révèle souvent le tombeau de l’égalité et de l’épanouissement attendus de ces relations privilégiées. La famille incarne donc par excellence l’expérience vécue de la trahison de l’aspiration communautaire.

On pourrait reconduire cette même analyse pour tous les autres groupements : les relations de travail, par exemple, qui sont des relations de coopération et d’entraide autour de projets et d’objectifs communs. Elles rapprochent des hommes différents (origine, statut, âge, genre, etc.) et les met en situation de construire ensemble quelque chose qui les dépasse et les englobe à la fois. Pourtant là encore rien n’est moins idyllique, dans l’expérience concrète du travail en commun, que ce groupe-là. Motivation différente entre les partenaires, individualismes, jalousies et mesquineries liées aux relations hiérarchiques, minent souvent rapidement l’entente initiale, rendant la coopération difficile si ce n’est, en définitive, contrainte et forcée. On peut se sentir très attaché à son travail, à son entreprise, c’est là encore, bien souvent, l’expérience de la trahison de l’espérance communautaire, donc une communauté terrible.

L’exemple analysé le plus finement par les « Thèses sur la communauté terrible » est celui de la communauté révolutionnaire.

La révolution « sentimentale », capable de produire le Nouvel homme : une perspective messianique ou religieuse

À quoi ressemble alors la communauté terrible ? à rien, ou du moins aucune forme ne la désigne précisément. Rigide, autoritaire, étouffante même, la communauté terrible l’est d’autant plus qu’elle est informe, qu’elle refuse à se laisse saisir dans une forme (ce qui permettrait éventuellement de s’y opposer) et qu’elle passe donc inaperçue. Sa consistance sans consistance est le gage de son efficacité sournoise, de son fonctionnement par contrainte douce, c’est-à-dire de son caractère effectivement biopolitique.

C’est ainsi qu’« autour de faux rituels de fausses échéances (manifs, vacances, fins de mission, assemblées diverses, réunions plus ou moins festives), la communauté se coagule et se formalise sans jamais prendre forme. Car la forme, étant sensible et corruptible, expose au devenir. » (352) Ou pour emprunter un autre concept de Tiqqun, le problème de la communauté est qu’elle est en dernier ressort bloomesque, c’est-à-dire inconsistante, sans personnalité ni relief, comme les solitudes qui la composent, bien qu’en définitive elle se révèle d’un entêtement spectral.

Examinons alors les conséquences de ce point de vue original sur la communauté. Ce que nous enseigne cette vision selon laquelle celle-ci serait non pas un idéal inatteignable dont il faudrait nous rapprocher mais un mode de vie délétère auquel on ne saurait comment échapper, c’est que nous nous trompons sans doute de combat, ou du moins d’armes pour ce combat. Il s’agirait ainsi moins de s’approcher de la communauté que de s’en défaire. Celle-ci ne ferait pas défaut, comme on l’a d’abord cru, mais son excès dévoyé serait ce qui étouffe la perspective épanouissante que son idée fait naître. Cela invite donc à réévaluer en particulier les promesses d’une vie unifiée et rendue plus intéressante ou plus harmonieuse, pour opérer une sorte de remise en question de la forme de nos vies-mêmes, ici et maintenant, dans les formes d’association et d’attachement que nous connaissons et vivons déjà.

Cela conduit à ce qui constitue un des leitmotive les plus séduisants de Tiqqun lorsqu’il plaide pour une « nouvelle éducation sentimentale » qui permettrait de sortir des communautés terribles et de se rapprocher par le même coup de la véritable Communauté. Il n’y a malheureusement pas grand chose de plus qui est dit dans les « Thèses… » sur ce point[12], si ce n’est l’injonction quelque peu paradoxale à ne pas construire les nouvelles formes de la relationnalité, de la sentimentalité et de l’amour sur les précédentes, mais à seulement déserter les formes fausses, par une sorte de tabula rasa des sentiments que permet la rencontre supposée authentique au cours et autour de l’émeute (et surtout pas, on le comprend, dans les palabres politiques du groupuscule révolutionnaire par exemple). C’est là, mais sur le plan de l’affect cette fois, le même éloge de la désertion, que reprennent aujourd’hui avec force les écrits du Comité invisible sous le terme de « destitution », un processus qui permet d’échapper à ce tropisme organisationnel qui donne forme aux constructions sociales et à leurs communautés terribles.

Soit remettre en cause les conditions de la filiation, ses rapports genrés, ses rapports de travail ou d’amitié pour faire déjouer le modèle qui les constitue tous comme communautés terribles. Soit retrouver l’innocence et l’authenticité supposée de relations nées au cœur et au plus près de la violence et de la lutte, du concret et de la vérité de l’engagement commun. Une forme de naissance existentialiste de l’amour à l’opposé en effet des modes de relationnalité négociés et intéressés qui sont ceux de nos démocraties marchandes. Programme alléchant, certes, mais bien entendu difficile à mettre en œuvre. 

Limites de cette conception de la communauté

Une des équivoques les plus problématiques du texte est évidemment l’extension, très large, de ces prétendues communautés terribles. Car le texte entier est parcouru par une hésitation entre le singulier et le pluriel. Tantôt la communauté terrible est présentée au singulier comme un concept englobant, permettant de penser toutes les formes d’existence collective sur le même modèle, car elles relèveraient in fine des mêmes propriétés (malgré des versions historiques, culturelles ou géographiques différentes). C’est bien l’idée que toute communauté réalisée correspond à une seule et unique expérience de communauté terrible, c’est-à-dire une expérience qui trahit l’idéal de communauté. Tantôt il est question à l’inverse des communautés terribles au pluriel, qui semblent alors évoquées dans leur diversité et leur concurrence, voire opposition. Ce pluriel marque l’expérience particularisante de groupements humains, en fait toutes les formes traditionnellement existantes de collectifs : tribus, clan, famille, travail, école, entreprise, association, etc., qui, chacune à sa manière, modèlent les insuffisances d’une vie d’homme en castrant l’aspiration communautaire qu’elle recèle. Or l’on ne sait pas trop en fin de compte si la force de conviction de la démonstration repose sur la valeur heuristique d’un modèle abstrait ou sur l’analyse concrète et efficace du réel. En bref, si l’on doit être convaincu par la pertinence de l’élaboration philosophique ou à l’inverse par la rigueur de l’analyse sociologique proposée.

On comprend surtout que le ou les auteurs n’ont pas su ou voulu trancher entre l’ambition théorique de réfléchir à l’expérience en général – disons philosophique ou anthropologique – de la communauté (ce que nous avons appelé par ailleurs un tropisme anthropologique à la Communauté[13]) et l’analyse plus proprement psycho-sociologique de la vie dans ces formes de collectifs, l’expérience sensible et mentale des membres de ces groupes (par exemple le nécessaire positionnement face au meneur, la gestion des rapports hommes-femmes, la question de l’amour, de l’amitié, des positions d’activité ou de passivité, etc.). De ce point de vue, il est évident que si le modèle général et l’aune de toute communauté terrible serait la famille, la communauté terrible qui fournit l’objet premier de l’étude est ici le groupe de militants, la communauté révolutionnaire. La visée critique et la portée directement satirique de l’analyse des affects présents au sein du groupuscule politique sont de fait très pertinentes mais elles s’accompagnent assez mal par ailleurs d’une tentative de généralisation des analyses à toutes les formes de communauté existantes, y compris celles qu’elles remettent en cause. Mais il est évident que le geste qui consiste à rapprocher l’expérience militante des autres formes de vie en commun plus traditionnelles telle que la famille ou l’entreprise (on pourrait dire « bourgeoises ») vaut plus pour sa dimension polémique que pour son absolue rigueur sociologique. C’est un geste avant tout politique, qui n’est d’ailleurs pas sans amertume.

La seule forme de communauté « véritable » ou véritablement positive, qui échapperait donc à la communauté terrible, bien que très brièvement esquissée, est la « zone d’opacité offensive », un concept de communauté dès lors « miraculeuse » car elle échapperait à l’entropie qui avale toute autre forme de communauté. On comprend seulement que ce qui s’y passe est ce qui fait défaut aux communautés terribles, c’est-à-dire que s’y rejoue la possibilité de rapports neufs (non-hiérarchiques, non genrés, etc., non inféodés aux anciens modèles patriarcaux de pouvoir, en brefs « quelconques » —au sens agambénien du terme— entre les êtres.) C’est-à-dire que dans cette opacité sont capables de se rejouer les rapports entre les êtres, de s’y inventer du nouveau, notamment du point de vue d’une « nouvelle éducation sentimentale » dont on ne saura hélas pas grand chose de plus ici.

Cet éloge de l’opacité se conçoit naturellement contre la transparence, ou plutôt l’exigence biopolitique de transparence de l’époque. À l’inverse, tout commence ici par se cacher, s’anonymer, défaire l’égo pour pouvoir agir (et notamment récupérer la possibilité d’une certaine violence). Cette communauté est la véritable communauté « révolutionnaire » car elle ne prolonge pas ce monde sur un autre mode ; elle s’exprime dans la lutte politique et plus précisément dans l’émeute. Révolutionnaire, elle l’est aussi parce qu’elle échappe ainsi en particulier au processus d’institution, puisqu’elle est le fait non pas d’une construction mais de ce qui est désormais convenu d’appeler (même si le terme n’apparaît pas encore ici) une destitution des pouvoirs en place, un processus qui ne se solidifie jamais en un processus d’institution. Elle est le produit d’une désertion collective, qui empêche le mécanisme qui broie de l’intérieur les communautés de se mettre en place. C’est bien le mouvement (dans le sens de mobilité) révolutionnaire qui est valorisé ici contre l’état du monde —c’est-à-dire la stabilité ou stabilisation— des êtres et des luttes, mouvement qui est une activité sans repos, une forme-de-vie plus que la quête d’un but à atteindre (la Révolution, ou la Communauté comme terminus ad quem), un moyen sans fin.

Par là même (et c’est sa dimension messianique), elle est ex-stase (hors de ce monde), ce que ne saurait atteindre aucune forme de communauté dégradée. La question est alors comme toujours celle de la durabilité de l’extase puisque toute communauté authentique et véritable est donnée dès lors comme imaginaire, fugace et fugitive, « irréelle » :

«  La communauté terrible est la seule forme de communauté compatible avec ce monde, avec le Bloom. Toutes les autres communautés sont imaginaires, non pas vraiment impossibles, mais possibles seulement par moments, et en tout cas jamais dans la plénitude de leur actualisation. Elles émergent dans les luttes, elles sont alors des hétérotopies, des zones d’opacité absentes de toute cartographie, perpétuellement en instance de constitution et perpétuellement en voie de disparition. »[14]

Comment dès lors habiter cette fugacité, s’y installer durablement et non plus la vivre en rêve, poétiquement, ou dans la fulgurance de l’émeute ? L’aporie semble bien totale.

Conclusion : un monde communautariste loin de la Communauté ?

 Il reste que la « psycho-pathologie de la vie quotidienne » de la communauté (et de la communauté révolutionnaire tout particulièrement) est absolument réussie et éclairante, car elle projette dans une lumière crue ses contradictions idéologiques les plus lamentables. Par ailleurs, la vision des groupes constitués (ces grands universaux anthropologiques : famille, tribu, clan, bande de jeunes…) comme des formations qui aspirent (parfois même sincèrement) à un mode de vie communautaire tout en trahissant immédiatement ce mode de vie a quelque chose de très suggestif et force à penser différemment la constitution des groupes sociaux. Enfin, l’idée que l’Empire, à savoir, le capitalisme mondialisé, prospère sur cette trahison de la Communauté dont il est in fine le produit éclaire également très largement sur les nouveaux mécanismes de fonctionnement du biopouvoir en dénonçant la coopération secrète et souterraine des groupes les mieux-intentionnés (nommée ici « endo-flicage ») avec « ce monde » et ses insuffisances.

Finalement, ce que ces thèses sur la communauté terrible dessinent, c’est peu ou prou un monde « communautariste ». Car quel est ce monde où l’expérience de la communauté est faite mais où l’Expérience de la Communauté est rendue d’autant plus inaccessible voire difficilement imaginable, si ce n’est le communautarisme ? La Communauté y est absente mais règne une concurrence entre divers types de communautés, aussi incapables les unes que les autres de produire le véritable éthos communautaire[15]. La palme de l’échec et de l’aveuglement revient cependant à la « communauté révolutionnaire » qui croit créer une autre forme-de-vie alors qu’elle ne fait que rejouer bloomesquement —l’auto-aveuglement en plus— la même partition éculée et hypocrite des jeux de pouvoirs, mesquineries, jalousies, compromissions, dont l’exemple suprême, nous explique le texte, est la façon dont y sont traitées les femmes.

C’est pourquoi, si l’on suit cette analyse, la seule issue est logiquement l’arrachement à ces formes de collectifs, et, au final une « rééducation » radicale, sensible et intellectuelle, de la sociabilité qui semble ne pouvoir passer que par une illumination de type religieuse, une épiphanie du Nouvel homme qui fait la dimension messianique de ce type de texte et de pensée[16]. Celle-ci passe par l’exigence d’une nouvelle éducation sentimentale, laquelle devrait être informée par l’enthousiasme révolutionnaire (qui immuniserait contre les travers des formes existantes et instituées de sociabilité). Reste à penser cette exigence révolutionnaire sous la forme de la désertion des communautés, plutôt que du réinvestissement de la forme communautaire et de ses rouages classiques sans doutes inévitables (meneur, distinction entre actifs et passifs, gestion nécessaire des rapports genrés et des question d’amour et de sexualité, bref le type d’éthos qui règne dans la communauté).

Il y a d’ailleurs là une piste importante mais qui n’est pas explorée dans ce texte : la description du vide au cœur de la communauté terrible, « vide du secret et secret du vide », est pourtant ce sur quoi pourrait capitaliser le « dividu » dans le retournement révolutionnaire : le déserteur ne peut en effet que mieux refuser de jouer le jeu d’un système dont il connaît par avance la nullité absolue. Bref, le déserteur renonce d’autant plus facilement à ce monde qu’il a compris qu’il n’y avait rien à protéger ou à construire dans la forteresse vide de la société. Ou alors est-ce que cette conscience, cette connaissance de « bas-moderne » comme le dit Thierry Tremblay,[17] est ce qui rend impossible toute révolte, révolution ou même empêche toute désertion ? Il y a là, plus généralement chez Tiqqun —et notamment dans la Théorie du Bloom— un passage qui n’est pas clair. Pourquoi la puissance négative du Bloom ne se retrouverait-elle pas dans la Communauté bloomesque ? Si le potentiel révolutionnaire du Bloom (cet être anti-révolutionnaire par excellence) réside dans sa capacité paradoxale de déflagration inopinée qui produit autant les Elser, les Eichmann, que les ados tueurs des campus américains[18], pourquoi ce retournement pensé comme salvateur ne serait-il pas une potentialité parallèle de la communauté terrible, cette communauté de Blooms ? Sur ce point encore les explications manquent. D’où, peut-être, la pirouette finale —à moins que ce ne soit un appel, ou un saut dans la foi— que constitue la citation du poète Hölderlin : « Aber das Irsall hilft » (« Mais l’errance aide ») qui clôt de manière mystique ce texte philosophique.

[1] Ces « Thèses » sont encore mal connues comme l’ensemble finalement des publications Tiqqun. Le texte est cependant en accès libre comme l’ensemble des deux volumes de Tiqqun sur le site http://docs.tiqqun.org. Faut il le rappeler, c’est l’actualité médiatique autour de Tarnac et de Julien Coupat qui fera rétrospectivement un peu mieux connaître Tiqqun.

[2] Tout a failli, vive le communisme regroupe quatre textes, dont notamment un autre essai important : « L’hypothèse cybernétique ». C’est à cette édition que correspond la pagination des citations que nous en donnerons. Notons par ailleurs pour mémoire que ces thèses sont illustrées d’une série de photographies (dans l’original comme dans la nouvelle publication) que l’on peut juger assez anecdotiques au regard du texte.

[3] Nous sommes victimes d’une sorte de double-bind. D’une part l’aspiration à la communauté est toujours aussi forte mais en même temps l’expérience de cette communauté nous est impossible. Nous sommes donc condamnés à être malheureux, peut-être au fond parce que nous sommes irrémédiablement « entre », pris entre la présence et l’absence de la communauté, le partage et le retrait de la Communauté.

[4] Reprenant par la même la distinction typographique qu’il nous a semblé essentiel de faire apparaître dans notre essai Nous ? L’aspiration à la Communauté et les arts, Versailles, RKI Press, 2015 (début du chapitre 1 notamment).

[5] Voir notamment l’ouvrage essentiel de Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, 1986, qui se poursuit dans plusieurs ouvrages en collaboration avec Jean-Christophe Bailly.

[6] Rémi Astruc, Nous ? L’Aspiration à la Communauté et les arts, Versailles, RKI Press, 2015.

[7] Entretien intitulé « Le vote n’est pas une parole. En aucun cas ». En ligne sur le sur le site lundi.am et sur le site de la Communauté des Chercheurs sur la Communauté : https://communautedeschercheurssurlacommunaute.wordpress.com/2017/01/06/jai-delaisse-le-mot-communaute-car-il-ne-cesse-pas-de-faire-surgir-des-malentendus-ou-des-trop-bienentendus/

[8] En ce sens les communautés terribles seraient la « dernière ruse d’un monde en désagrégation pour se survivre encore un peu ».

[9] Voir notamment p. 364 et suivantes. Ce que l’on peut sans doute comprendre come le fait que c’est le plaisir individuel qui est toujours privilégié plutôt que la bisée d’un bonheur commun.

[10] « La communauté terrible est une somme de solitudes qui se surveillent sans se protéger » 363

[11] Soit non pas de individus autonomes et triomphants mais des « dividus » qui n’existent que dans la mesure où ils jouent tant bien que mal le rôle qu’ils croient s’être donnés. Voir dans le même numéro de Tiqqun : « Théorie du Bloom ».

[12] Mais voir par exemple la fin de la petite vidéo intitulée : « la guerre vient à peine de commencer », qui semble bien émaner du même groupe, même si elle est naturellement elle aussi anonyme.

[13] Nous ?, op. cit., p. 23. Voir plus largement le chapitre 1 « pourquoi la communauté ? »

[14] Op. cit., p. 350

[15] Description d’un monde de communautés au sens anglo-saxon, c’est-à-dire communautariste, où les individus (ou plutôt, selon le néologisme de Tiqqun, « dividus ») sont les membres de multiples communautés d’appartenance (ethnique, sociale, sexuelle par exemple) ainsi que de leur voisinage immédiat et de leur communauté urbaine par exemple, en passant par la communauté des utilisateurs de tel ou tel logiciel à laquelle ils appartiennent éventuellement, soit l’appartenance affectivement non neutre à divers cercles naturellement liés à la vie et l’activité de tout un chacun.

[16] Voir par exemple, l’analyse des textes du Comité invisible par Simon Crichtley dans son ouvrage The Faith of the Faithless, Experiments in Political Theology, New York, Verso, 2014

[17] Th. Tremblay, Frontières du sujet, une esthétique du déclin, Paris, L’Harmattan, 2015

[18] Voir la fin de Théorie du Bloom et notamment p.122-123.