Auroville: Écopoétique d’une communauté (étude sur la beauté)

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Écopoétique de « l’Unité humaine concrète »*

Essai d’anthropologie esthétique de la communauté d’Auroville

* charte d’AV

« Auroville is a community dedicated to working on process in an attempt to develop living forms, both external architectural and environmental forms, and internal styles of human relations, which will transcend our present level of community living (…) »

Margaret Mead (anthropologue), lettre du 30 octobre 1973

L’écopoétique, discipline encore émergente et donc mal connue, peut être définie de façon très générale comme l’attention à l’environnement dans les productions esthétiques. Celles-ci peuvent être de nature directement artistique (roman, poésie, théâtre, performance, cinéma, musique, chant, danse, etc.) ou simplement associées aux activités plus larges d’agencement de leur monde par les hommes (réalisations urbaines, constructions sociales, inventions politiques, structurations économiques, élaborations spirituelles, etc.). L’écopoétique peut dès lors inclure, comme ici, l’étude de la part esthétique de ces réalisations plus globales : c’est alors l’analyse de la place, du rôle, des moyens et de la mise en oeuvre d’une attention sensible dans un projet de développement humain, c’est-à-dire dans l’écosystème ainsi créé : par exemple, dans la construction d’une ville, dans la création d’une communauté. 

Auroville est précisément un projet de communauté indissociablement spirituel, technologique, urbanistique et esthétique, avec ses réalisations (les traductions formelles matérielles et immatérielles) et les traces visibles ou encore invisibles de son développement en cours. D’où la richesse de cette construction et la complexité de cette imbrication pour l’observateur. Comme la ville matérielle elle-même, le projet n’est pas figé dans le temps (ou l’espace) mais toujours en voie de réalisation à travers elle, entre approfondissement et expansion, toujours en constante négociation et adaptation : car Auroville (AV) est avant tout un projet d’expérimentation continuelle, d’innovation et de transformation, ce qui en fait tout à la fois une cité tout à fait réelle et un laboratoire grandeur nature. Pour certains même, c’est ce qui en ferait une ville « smart », résiliente et innovante, notamment du point de vue technologique et écologique. Plus globalement, et selon les mots de l’initiatrice du projet Mirra Alfassa, dite « la Mère », il s’agit avant tout d’« une grande aventure humaine », basée sur l’éducation permanente, la recherche expérimentale et le développement spirituel, dont le but ultime est « l’unité concrète des hommes ». Cette foi positiviste dans l’expérimentation visait à répondre à un problème urgent et grave dans les années 60 (la ville est inaugurée en 1968) comme —il faut bien le dire— aujourd’hui encore : le défaut d’unité humaine et le risque de guerre qu’il fait peser sur le monde.

La nécessité dans ce contexte de la création d’Auroville, bien que concrétisée uniquement après sa mort, s’inscrit dans le cadre de la pensée évolutionniste du philosophe spiritualiste indien Sri Aurobindo (1872-1950). Celui-ci théorise un effort de dépassement de l’ensemble du vivant vers l’étape suivante de l’Evolution, vers un autre « état », pensé comme supérieur et meilleur, requérant l’avènement et la participation d’un « nouvel homme ». Cette vision s’exprime tant dans les formes futuristes du développement urbain et de l’architecture que dans la sensibilité eschatologique générale de la cité d’Auroville, tout entière tendue vers la transformation envisagée. Car cette accession à l’état cosmologique supérieur et l’accomplissement du plan « divin » ne sont possibles selon Sri Aurobindo que si les hommes s’unissent pour travailler ensemble à ce but par un effort tout à la fois intérieur et extérieur, individuel et collectif, qu’il nomme « yoga intégral » ou « yoga des oeuvres ». La communauté d’AV n’a ainsi d’autre but et raison d’être que de manifester ce futur meilleur qui doit advenir. Dans les mots du sage : hâter « la descente sur Terre du supramental ».

Pour « la Mère » qui sur ces principes formula le projet d’une telle communauté et lui donna effectivement naissance, la présence de chacun à AV, quelle que soit son activité ou son « inactivité » apparente (travail manuel, intellectuel, spirituel), doit participer et bénéficier à l’effort d’ensemble, et ajouter sa pierre à l’édifice commun. L’Unité est ainsi vue comme la transcendance nécessaire des différences complémentaires entre les hommes de tous pays dans un but d’élévation collective, comme, dit-elle, une tour de Babel mais « à l’envers », où la réunion par le travail des singularités individuelles (notamment linguistiques et nationales) doit permettre de construire le monde commun le plus complet et le plus harmonieux possible. Un monde nouveau dont l’existence concrète sera nécessairement esthétique car : « dans le monde matériel, le divin se manifeste comme beauté ».

Nous verrons comment, implantée sur un plateau écologiquement dévasté à quelques kilomètres de Pondichéry, la cité d’AV est bien, intrinsèquement, un projet écopoétique, visant la création ou la régénération d’un vaste écosystème capable d’accueillir et de nourrir l’homme de demain. La restauration environnementale y est consubstantielle à l’avènement effectif de cet homme nouveau : la ville et sa forêt constituent un écosystème complexe (minéral-végétal-animal et communautaire-spirituel) propice au co-développement (humain, non-humain et supra-humain). Le déploiement de la communauté d’AV impliquera ainsi dès le départ et se confondra totalement avec la transformation de son environnement —ce sera le sujet de notre première partie. Inversement, l’environnement régénéré produira et modèlera en retour la communauté, dans un processus de co-production dont le caractère esthétique devra refléter l’harmonie générale, ce que développera notre deuxième partie. 

Enfin, et comme l’écrivit l’anthropologue Margareth Mead dans une lettre adressée à la ville en 1973 (en exergue), les Aurovilliens ont la dure tâche de produire les formes tant concrètes que spirituelles de l’unité humaine. Ils sont donc à la recherche des formes que doit prendre la communauté pour produire et manifester l’unité. Nous verrons dans notre dernière partie comment cette recherche, que de nouveaux défis ont rendu aujourd’hui toujours plus difficile, s’effectue plus que jamais au croisement du sensible et du supra-sensible, du concret et du spirituel, et que la cité doit trancher désormais entre stratégies d’« incarnation » et de « réalisation » comme moyen d’être le plus fidèle à sa mission « divine ».

PLAN I « Planter le décor », faire pousser les hommes et leur environnement

II Signifier le développement de la communauté : les dynamiques de l’harmonie

III Manifester au mieux la « Présence » : les esthétiques de la fidélité

I- « Planter le décor », faire pousser la communauté

À la différence de l’ashram de Sri Aurobindo à Pondichéry, qui est un lieu dédié essentiellement au travail « intérieur » de l’homme pour accompagner la transition vers le nouvel état de la conscience, Auroville est la partie de ce même travail dirigée vers l’extérieur, vers le monde. Cela implique des réalisations visibles, la création de la communauté des Aurovilliens étant l’une d’entre elles et même la principale. L’« Unité humaine concrète » qui anime le projet d’Auroville doit par définition s’y matérialiser, s’y incarner dans des formes perceptibles, même si celles-ci ne sont pas nécessairement toutes immédiatement évidentes. La marque du développement de la communauté a cependant pris dès le départ une forme absolument éclatante et extrêmement manifeste, celle d’une reforestation massive : une « reverdie » générale du plateau. 

  1. Première forme : la forêt

Construite sur un quasi-désert, à partir d’un point d’origine pensé comme vierge et d’une Nature très abîmée et improductive qu’il s’est agi dès les premiers jours de régénérer, AV est née du projet de reconstituer une harmonie en redonnant vie à un environnement dévasté (reconstituer notamment la TDEF, forêt tropicale sèche qui avait presque entièrement disparu au cours des siècles précédents par l’action conjuguée du climat et des hommes – ravinement des pluies, déforestation). Pour les pionniers, il a donc littéralement fallu « planter le décor » pour y « faire pousser » à son tour la communauté et lui permettre d’éclore. De fait, ce « décor » végétal est dès le départ bien plus qu’un simple décor : il est la marque de la communauté elle-même. Celle-ci a pris immédiatement et comme « naturellement » la forme de cette revégétalisation du site, qui était la condition sine qua non de sa survie. La première incarnation concrète d’Auroville, la trace sensible du projet de renouvellement de la race humaine qu’elle porte, a donc été -et est encore largement aujourd’hui- sa « Nature » boisée, fruit d’un immense effort collectif. 

Avant même la construction de routes, d’habitations, de bâtiments collectifs, la réalisation de cette cité nouvelle fut donc celle d’une plantation. Il a fallu planter pour favoriser le retour de la vie sur le sol abimé du plateau, piéger l’eau qui emportait celui-ci vers la mer et lutter contre la sécheresse par l’irrigation. Ainsi les arbres ont permis d’arrimer au sol l’humus et d’éviter le ravinement des pluies de mousson. Leurs feuilles et autres débris ont nourri à nouveau ce sol et les êtres vivants qu’il contient, de même que leurs frondaisons ont ensuite abrité d’autres végétaux à même de prospérer à leur tour, permettant également à une faune multiple de faire son retour sur le plateau. Par l’ombre et la fraicheur qu’ils procurent, les arbres permettent aussi d’abaisser la température et de rendre la vie supportable pour les hommes accablés par les chaleurs de l’été tropical. Il est dit que 4 millions d’arbres furent ainsi plantés par les pionniers durant les deux premières décennies, reconstituant après quelque temps des forêts et des bois qui recouvrent aujourd’hui une bonne partie de la surface de la ville, à l’exception des champs et bien sûr des bâtiments. De fait, Auroville tranche avec les espaces urbains environnants. Elle est désormais extrêmement verdoyante, comme un véritable poumon de fraicheur, une oasis de nature, en contraste flagrant avec les villes bruyantes, surpeuplées et polluées du Tamil Nadu (Bengalore, Chennai ou Pondichéry) et même avec les villages tamouls les plus proches. 

b) deuxième forme : la ville-jardin

Le « miracle » d’AV, c’est donc d’abord la transformation d’un désert inhabitable en une oasis où s’épanouissent de nombreux vivants. Mais cette « forêt » est donc —on l’aura compris— tout à fait artificielle et s’apparente en réalité bien plus à un jardin luxuriant que les Aurovilliens ont conçu et patiemment aménagé. Même si la cité est en quelque sorte cachée (parce que nichée) dans la verdure, ce jardin est bien conçu pour servir de cadre agréable à une population humaine de plusieurs milliers de résidents et accueillir l’activité urbaine habituelle, avec ses bâtiments administratifs, commerciaux, culturels, et ses espaces productifs, sportifs et communautaires. Par une inversion intéressante, le jardin à proprement parler (c’est en l’occurence l’esplanade du Matrimandir, vaste lieu de promenade et de méditation qui abrite le « temple » de la ville) est placé au centre de la cité et les bâtiments et habitations humaines sont disposés autour de ce centre, dans une sorte de rayonnement à partir de celui-ci, au coeur de vastes espaces boisés jusqu’à la ceinture verte, au-delà de laquelle sont repoussées la plupart des terres cultivées (champs et vergers) et activités productives.

En voyant d’ailleurs les Aurovilliens déambuler dans les jardins du Matrimandir ou circuler dans la jungle luxuriante qui l’entoure, l’image qui vient immédiatement à l’esprit du visiteur occidental est celle d’un autre jardin : celui du paradis biblique. Par son apparence, Auroville ravive en effet l’image du « jardin d’Eden », qui est l’image première, divine de surcroît, du jardin. La découverte de ce magnifique espace central, extrêmement travaillé et décoré, et de la dense végétation, fraîche et accueillante, qui abrite le reste de la ville, ne peut manquer d’évoquer une dimension paradisiaque : c’est précisément la perception qu’ont souhaité façonner les architectes d’Auroville pour leur « cité de l’Aurore ». Plus qu’une ville au sens habituel du terme, Auroville se donne donc à voir avant tout comme une cité-jardin, par un aménagement qui a été paysager avant que d’être urbain. 

Outre la forêt, la communauté se coule donc dans la forme édenique du jardin. Mais c’est un jardin qui est le fruit des oeuvres et des efforts des hommes et non d’un « don de dieu » comme dans le cas du paradis biblique. A l’inverse de ce dernier, le jardin d’Auroville a une origine mais aussi une vocation civilisationnelles : il est conçu comme le berceau vert de l’éclosion de la ville et d’une nouvelle humanité.  

c) les fleurs et la civilisation

La forme-métaphore de l’éclosion est de fait l’un des marqueurs sensibles les plus immédiats de l’entreprise d’Auroville, comparée ainsi à une fleur. Mais à une fleur de civilisation, qui renaît et promet de s’épanouir à partir d’un terreau —un sol, une humanité— régénéré à cet effet. De fait, les fleurs en général ont une importance toute particulière à Auroville, et ce encore aujourd’hui. D’abord par le goût prononcé qu’avait la Mère pour celles-ci, leurs formes, leur beauté, leur signification. C’est elle qui les a associées directement à l’entreprise spirituelle de la cité en leur donnant par exemple des noms suggestifs : Charm of Auroville, Power of the divine, Supramental influence, etc. Ensuite parce que les fleurs poussent désormais effectivement partout dans la ville, dans les parties laissées « sauvages » (les haies d’hibiscus, etc.) comme dans les jardins des habitations ou les espaces collectifs.

Les jardins du Matrimandir, au centre de la ville, sont de ce point de vue un véritable laboratoire horticole et une vitrine de la ville comme de son savoir-faire paysager. Ceux-ci, selon les voeux de la fondatrice, sont d’ailleurs conçus comme un impressionnant jardin à la japonaise, afin de matérialiser la démarche spirituelle de la cité et, par leur design particulier, inviter les hommes à l’introspection. Tout y est fait pour appeler à la méditation (recoins silencieux, chemins en courbe pour lentement déambuler, bancs pour s’asseoir et points de vue pour contempler). En effet, le jardin se veut la formulation sensible du collectif « supramentalisé ». Associée à l’hibiscus, AV se présente donc aussi comme une fleur qui manifeste la luxuriance du monde futur contre l’aridité environnante et l’épuisement du passé, et tranche d’autant plus en cela avec les autres villes indiennes.

En résumé, contrairement à son apparence contemporaine d’éco-système « naturel » et merveilleusement préservé, AV est une création tout à fait artificielle, fruit du labeur et de la volonté humaine. C’est une forêt minutieusement aménagée pour servir le plan « divin » imaginé par les fondateurs. Mais en plantant le décor, les pionniers ont planté par la même occasion la nouvelle civilisation destinée à s’y épanouir. L’écrin de verdure n’est donc pas un simple arrière-plan du projet urbain, mais le coeur même du processus de transformation de la vie et la manifestation de cette transformation globale. Pour cela, la ville-fleur se doit donc d’être particulièrement belle et inspirante, c’est-à-dire traduire partout —comme on va le voir maintenant—, pour tous et à chaque instant, le projet d’AV, ses valeurs, ses avancées, ses réussites.

II- Le Design de la Communauté : dynamiques de l’harmonie

« (…) Each thing exactly in its place, each person exactly in his place, each movement in its place, and all in its place in an ascending, progressive movement without relapse (that is the opposite of what goes on in ordinary life). Naturally, this also means a sort of perfection, it means a sort of unity ; it means that the different aspects of the Supreme can be manifested; and necessarily, an exceptional beauty, a total harmony; and a power sufficient to keep the forces of nature obedient even if this place was encircled by destructive forces, for example, these forces would be powerless to act – the protection would be sufficient. » Mère (Agendas, 18 juillet 1961)

Tout, à Auroville, doit en effet manifester le projet d’Aurobindo de dépassement de l’humain vers le stade supérieur de l’évolution. Sous peine de devenir une ville comme les autres, « sans âme », sans but si ce n’est celui de gérer comme partout ailleurs la coexistence des populations humaines et de quelques autres vivants, les moindres lignes, couleurs, sons, mouvements de la cité doivent ainsi être signifiants. AV ambitionne donc d’être un univers cohérent de formes signifiantes. L’urbanisme et l’architecture sont évidemment pour cela des éléments clés qui inscrivent dans le visible, mais aussi dans le subconscient des populations, le caractère spécial de la ville, sa raison d’être. Ils font ressentir aux résidents qu’ils sont à la fois des « élus » mais aussi des acteurs de cette grande oeuvre cosmique, qu’ils doivent poursuivre à leur manière.

L’organisation de la vie à Auroville intègre ainsi dans ses moindres aspects cette exigence bio-politique de génétique d’une population dédiée à son but spirituel. Elle le fait, pourrait-on dire, sous forme de dynamiques de progrès qui s’imposent discrètement aux habitants et les mettent en mouvement, dans le visible ou dans l’invisible. Au sens propre comme au figuré, c’est ce qui les « anime ». En effet, la forme de la ville, l’aménagement de son centre comme de sa périphérie, son découpage en zones, les modes de circulation, les édifices racontent l’ambition spirituelle de la cité, la production d’une nouvelle humanité. 

Plus globalement, c’est l’harmonie de son design d’ensemble comme de détail – soit tout une infrastructure sensible – qui s’efforce d’y représenter partout l’unité promise aux quelques 60 nationalités différentes dont sont issus les Aurovilliens selon les statistiques officielles. Pour manifester cette unité par-delà la diversité, dans l’accord et la complémentarité des différences, c’est le geste de la composition (de lignes, de plantes, de rochers, de couleurs, de sons, de bâtiments, de populations d’origines diverses…) qui s’impose. La ville, qui doit gérer la richesse de cette diversité interne, se développe en effet comme on « compose » un bouquet de fleurs, une partition de musique, un tableau, un jardin, un mandala ou un kolam, à la recherche de la plus grande harmonie et de la beauté qui expriment l’union dans la diversité. 

Parmi les formes primaires qui concourent à cette unité, trois dynamiques principales donnent son rythme à la cité : 

a) La dynamique de la circularité : sphéricité et rotondité

Le plan de la ville, tel que conçu par la Mère et ses architectes, au premier rang desquels Roger Anger, se construit sur le modèle d’une « galaxie » qui a la particularité (parmi les villes érigées au XXe siècle du moins) de se développer tout en courbes et en rondeurs en lieu et place des habituelles artères rectilignes et des angles droits constitutifs des modernes villes-quadrillages. La circularité est ainsi le mouvement principal qui donne sa forme à la ville à construire. De fait, tout y sera sphérique ou circulaire : circulaire le dôme de verdure du gigantesque banyan qui est le centre effectif de la ville, rond le Matrimandir qui se tient à côté, arrondis les jardins qui l’entourent (pétales), circulaire la route médiane (crown road) qui délimite le centre et la périphérie, circulaire encore la ligne qui définit plus loin la ceinture de verdure (green belt) qui sépare la ville des villages et des champs environnants. Il n’est pas jusqu’à la plupart des édifices, collectifs ou individuels (maison d’habitations, pavillons nationaux, guesthouses), d’incorporer à un degré plus ou moindre ces formes arrondies qui unissent l’ensemble des designs auroviliens dans une esthétique commune tendant à exprimer bonté et douceur (à l’opposé de la « dureté » de la ligne droite).

L’espace de la cité est ainsi construit sur le modèle d’un ensemble de cercles et de circularités qui diffracte son centre spirituel comme par autant de radiations successives. Cette circularité inscrit dans le sensible la puissance rayonnante de son centre, dont les échos peuvent ainsi se retrouver à tous les points de la ville. Car la rotondité première est celle du point central qu’est le Matrimandir, chambre de méditation commune, templum sphérique et non rectangulaire, boule parfaite qui semble s’extirper d’un sol qui se courbe lui-même pour le laisser émerger. L’oeuf est de fait la forme symbolique associée à cette rotondité, forme qui exprime à la fois la parfaite concentration sur soi, le calme intra-utérin, et la dynamique de l’éclosion et de l’expansion au dehors, soit une fécondité, interne et externe, positive. Elle unit en effet de manière non-contradictoire le repli intérieur et la trajectoire vers le monde. De plus, par son socle qui s’enfonce sous la surface du sol et les rampes surélevées qui y mènent, le Matrimandir mime par ailleurs l’éclosion du bourgeon de la fleur de lotus, symbole cher à Sri Aurobindo, une fleur qui incarne une dynamique naturelle de déploiement de puissance intérieure, d’éclosion de beauté en direction du monde.

Cette forme-mère se retrouve à l’échelle parfois de quelques centimètres seulement sur le Mandala d’Auroville, que l’on retrouve un peu partout dans la ville. Dessiné sur les portes, sous forme de bijou au cou des habitants, sur les documents officiels, il reproduit sous forme schématique mais aussi emblématique le plan de la cité, et donc ses ambitions de structuration de l’espace physique comme de l’espace mental des habitants. Ainsi la vie à Auroville est ponctuée par la rencontre plusieurs fois par jour de ces symboles qui contribuent à l’unité esthétique comme à l’unité spirituelle de la ville.

b) La dynamique centrifuge : une spirale

Mais la force principale du design d’Auroville, c’est de suggérer une puissante dynamique de déploiement urbain qui charge la ville d’une énorme énergie symbolique. Roger Anger a fait tourner de quelques degrés son premier plan de la ville, beaucoup plus classique et statique, de sorte que le mouvement a ensuite impulsé symboliquement une dynamique en forme de Big Bang qui s’oppose à la stabilité et à la pesanteur de l’ensemble urbain. Par son apparence de nébuleuse en gestation, la « galaxie » est en effet un modèle extrêmement suggestif, qui raconte la naissance par explosion centrale d’une énergie fortement concentrée, puis la diffraction de celle-ci par réverbération tout autour d’elle. La ville mime ainsi le mouvement de l’univers lui-même, dont elle rappelle l’expansion, tout en suggérant un destin cosmique. 

Dans ce schéma, le Matrimandir se fait origine primordiale, centre à partir duquel tout commence.  Il est ainsi point de départ, origine spatio-temporelle d’une onde qui s’élargit et se communique selon un mouvement de spirale centrifuge. L’événement « cosmique » central a eu pour nom Sri Aurobindo, puis s’est reconfiguré selon les répliques que furent « Mère » et enfin « Auroville » en 1968. Le plan de cette dernière s’accorde donc avec le mouvement de diffusion d’une pensée qui précise le sens de l’univers et du destin de l’homme au sein de celui-ci.

Or cette dynamique contredit le simple « établissement » d’AV comme peuplement ; elle abolit ainsi la tentation d’un « repli sur soi » des habitants et d’une immobilité générale, démentant même le modèle classique de la ville-refuge. AV inscrit dans ses formes mêmes le caractère conquérant et optimiste de son utopie urbaine. En vertu de ce design dynamique, la ville ne saurait en effet jamais être statique : son développement est la condition même des avancées spirituelles qu’elle doit permettre et aussi manifester. Ainsi les cercles s’engendrent et se diffractent par un mouvement centrifuge qui étend les limites de la cité vers de nouveaux lieux et de nouveaux habitants (vers les 50 000 résidents annoncés). Comme des ronds à la surface de l’eau à la suite d’un événement central, la ville peut rayonner ensuite en cercles concentriques et s’étendre ainsi en direction du monde. Ces formes dynamiques sont donc plus profondément celles d’une promesse, promesse de développement, de diffusion de la puissance concentrée dans le point de naissance qui se répand par vagues successives sur le monde environnant pour le transformer. Le destin et l’objectif de la ville sont ainsi contenus en germe et inscrits dans le design même de la cité. 

Les « lignes de force », du nom des douze radiales qui, selon le plan d’Anger, doivent prendre naissance au pied du Matrimandir, déploient ensuite la ville selon des axes de concentration urbaine. Par leur nom comme par leur forme elliptique, c’est bien l’idée d’un rayonnement et de la communication d’une énergie que doivent signaler ces courbes. C’est suggérer aussi qu’elles se déploient au sein d’un puissant « champ de force » et qu’elles obéissent à une puissance magnétique, donc invisible mais agissante, qui tord la ligne droite. Les courbures se font ainsi bien plus dynamiques que les seules formes du cercle et de l’oeuf, closes sur elles-mêmes. Ce sont des lignes en mouvement, des motifs en expansion, qui ouvrent la forme circulaire dans un mouvement de vortex. 

Cette configuration d’ensemble inscrit donc très matériellement dans le paysage urbain l’éclosion de la nouvelle conscience spirituelle et sa diffusion par réverbération sur le reste du monde. La dynamique centrifuge à partir d’un point focal se déploie aussi métaphoriquement dans le temps et pointe donc directement vers le futur, celui de la réalisation de l’Unité humaine. L’extension des cercles correspond donc aussi à celle du développement de la ville dans le temps, et l’extension supposée de son exemple, à partir de l’avant-garde que représente le « laboratoire » d’Auroville. C’est cette dimension futuriste que l’on découvre concrètement dans la forme audacieuse de bien des bâtiments de la ville, mimant le processus eschatologique qui préfigure le nouvel homme et le nouveau monde : la spirale est par nature prophétique.

C’est ce qui fait qu’AV ne peut être traversée et surtout vécue de la même manière que les autres villes du monde, aux formes plus classiques (cercle ou quadrillage), résolument plus stables et moins audacieuses. Une autre idée du commun s’en dégage : alors que les architectures qui visent à incarner celui-ci l’interprètent presque toujours comme abri (shelter), protection (toit), maison ou temple et impliquent, à plus ou moins grande échelle, une forme fixe et la clôture sur soi de la ville, à l’inverse, tous les signes d’Auroville sont des métaphores et des symboles de l’explosion, de la naissance, et du développement, soit du dynamisme vital de l’utopie aurobindienne. Le paysage urbain y décrit donc une communauté en voie de déploiement, aussi bien matériellement que spirituellement, concrètement qu’abstraitement.

c) La dynamique du tissage de la diversité 

Complétant les deux premières, la troisième dynamique tisse ces formes pour en faire des réalisations de l’harmonie dans la diversité. Elle tend à créer de l’unité à partir des différences, comme les multiples couleurs réunies sur le mandala de la Mère forment les pétales d’une même fleur. Les mouvements circulaires et centrifuges ne seraient en effet que dispersion et entropie si une dynamique d’unité qui préserve l’énergie du groupe n’était en même temps mise en place. Cette dynamique est donc celle du « tissage », construisant une solidité d’ensemble à partir de tous les éléments disparates qui composent la ville. 

Celle-ci est inscrite dans le mouvement de la « vie concrète » de la cité, la façon dont s’y organisent les rencontres et les actions qui « font communauté », c’est-à-dire qui resserrent le groupe sur lui-même en renforçant chez chacun le sentiment de son identité et de l’appartenance commune. Pour cela, une pléiade d’activités sont initiées et mises en place par les Aurovilliens, donnant lieu à une riche vie spirituelle, culturelle et communautaire susceptible de rassembler le plus grande nombre.

Certaines de ces activités sont complètement profanes, comme les repas pris quotidiennement en commun le midi à la « Solar kitchen », véritable nexus de la vie communautaire où plusieurs milliers de déjeuners sont pris en commun chaque jour. Cela recouvre aussi les activités productives collectives (dans les fermes, les usines et magasins) et les activités sportives qui permettent à de nombreux habitants de se retrouver à la fin de chaque journée de travail, à Certitude ou Dehashakti (complexes sportifs). Ce sont encore les nombreuses programmations artistiques et culturelles des pavillons nationaux, des écoles, des bibliothèques, des centres d’arts (Kalabhumi, Cripa, etc.) ou encore du Youth Center. 

D’autres activités sont civiques et citoyennes. Elles regroupent les résidents dans les instances de gouvernance de la cité ou les nombreux groupes de travail (working groups) en charge du développement de la ville, des forêts et espaces verts, des actions envers les villages alentour et l’extérieur, etc. En théorie, l’ensemble de la communauté est également invitée à se retrouver dans les assemblées générales (Residents Assemblies) pour décider ensemble de la gestion et de l’avenir de la ville. Le « Unity Pavilion » est ainsi comme son nom l’indique un lieu dédié plus spécifiquement à échafauder cette unité. C’est un espace emblématique où se tiennent la plupart des réunions « civiques » de la communauté. 

L’amphithéâtre des jardins du Matrimandir constitue son pendant spirituel, où se tiennent d’autres types de rassemblements, notamment pour les grandes commémorations. Car bien d’autres activités de nature plus « spirituelle » opèrent la « liaison » entre la diversité des habitants et rappellent la vocation de la ville ou le lien persistant avec la figure et l’oeuvre des fondateurs. Le Savitri Bhavan, par exemple, est ainsi un bâtiment entièrement dédié à l’oeuvre de Sri Aurobindo : « c’est un centre consacré à promouvoir l’Unité Humaine par une éducation spirituelle basée sur la vision et les enseignements de Sri Aurobindo et de La Mère ».

Des rassemblements de la communauté ont lieu à l’occasion des journées de fête et de célébration « officielles » de la ville (commémorations des anniversaires de Sri Aurobindo, de la Mère, de la fondation d’AV) ou à l’occasion de la célébration de fêtes indiennes locales ou nationales (Pongal, Diwali, etc.), ou encore, une fois par mois, pour les pleines lunes. Des pratiques telles que les « bains de sons » (soundbath), les « chorales de ôm » (ôm choirs), ou les méditations silencieuses à distance (remote silent meditations) sont proposées aux Auroviliens comme aux visiteurs et permettent là encore de tisser du commun parmi les résidents, dans le silence ou la musique, en présence de l’autre ou à distance.

En outre, de multiples pratiques d’épanouissement corporel (yoga, massages, arts martiaux, etc.) et spirituel (ateliers, cours, séminaires, conférences, etc.), de diffusion des recherches et des savoirs (pratiques agronomiques, écologiques, langues, etc.) entremêlent les habitants par-delà leurs différences, leurs langues et leurs origines, et contribuent à l’unité et à la solidité de la communauté. Une offre culturelle particulièrement riche permet ainsi de créer du lien entre eux. Contre les replis communautaristes et les modèles de la mosaïque ou du « salad bowl » des sociétés multiculturelles, l’intégration et l’assimilation en tant que différent peuvent alors fonctionner, conformément au souhait originel des fondateurs : c’est un processus de « grande synthèse » qui s’opère, cher en particulier à Sri Aurobindo qui en a jeté les bases philosophiques dans ses oeuvres. 

Au-delà d’un même désir explicite de progrès et d’une foi dans les idéaux de la cité, AV rallie donc hommes et femmes par le biais de leurs différences culturelles même, ce qui justifie notamment l’existence d’une « zone internationale » où se trouvent situés les différents pavillons nationaux (pavillon indien, français, africain, tibétain, etc.) dont le but est de partager les apports de chaque pays. Quant à la langue, et même si de fait l’anglais domine et est la langue majoritaire des échanges entre les Aurovilliens, le polylinguisme est une aspiration forte au coeur du projet d’unité, notamment par l’accent mis sur la présence, l’apprentissage et la pratique du tamil (la langue locale) dans la plupart des communications officielles, mais aussi du français (langue de la Mère) et de quelques autres.

La réunion des hommes s’impose donc comme une dynamique complémentaire aux dynamiques d’expansion et de développement spirituel de la ville. C’est au bout du compte la synthèse de ces trois dynamiques qui constitue le fameux « Esprit d’Auroville », cette force mystérieuse qui fait la singularité et l’identité si particulière de cette communauté. Notons cependant que la plupart des formes et signes qui manifestent celui-ci passent largement inaperçus pour le touriste pressé qui traverse la ville en quelques jours ou quelques heures en se rendant uniquement au Visitor’s center et au Matrimandir. Tout comme ils disparaissent également de la conscience des Aurovilliens du fait de l’habitude de cet environnement, si bien qu’ils oublient le caractère de pression douce que cette suggestion permanente peut engendrer. Mais ces signes ne peuvent manquer de frapper à l’inverse l’étranger curieux, le « guest » qui s’intéresse à la ville. L’espace de la cité et son environnement lui apparaissent saturés de ces rappels incessants qui fonctionnent comme des injonctions à oeuvrer dans le sens voulu. En définitive, parce qu’Auroville est – comme on l’a vu – entièrement artificielle, elle est composée autant d’arbres réels que d’une forêt de symboles et de signes qui tâchent d’entretenir la vibration initiale, telle qu’impulsée par les fondateurs.

III – Esthétiques de la fidélité : incarner ou réaliser ?

« A spiritual symbol is only a meaningless ticket, unless the thing symbolized is realized in the spirit… A spiritual idea is a power, but only when it is both inwardly and outwardly creative. » Sri Aurobindo

La manifestation de la grande idée qui porte Auroville et qu’Auroville s’efforce de développer en retour exige de poursuivre la réalisation de la ville, c’est-à-dire de donner une existence sensible à celle-ci. Mais face aux défis contemporains, comment procéder pour être le plus fidèle à cette idée ? Toutes les logiques de déploiement sensible ne sont en effet pas équivalentes dans leurs effets. 

1) Nouveaux défis et réponses stratégiques

Avec le temps, la cité est en butte à des pressions nouvelles et toujours plus fortes de son environnement, auxquelles il lui faut trouver des réponses à travers son développement même. Mais ce faisant, elle doit aussi répondre à des tensions intérieures portant sur ces choix de développement. L’état actuel de la ville, qui compte à peine 3000 résidents (mais 60 nationalités représentées), atteste de réussites certes parfois éclatantes mais aussi d’atermoiements difficilement justifiables. 

La pression de l’environnement est complexe, mais pas nouvelle, puisque dès l’origine comme on l’a vu, le problème s’est posé en des termes identiques : savoir aménager l’environnement pour que celui-ci forge en retour la ville. Aujourd’hui les tensions avec le gouvernement indien, les accusations de mainmise de celui-ci sur la Fondation d’Auroville (principal organe de gouvernance) et donc sur son développement, rappellent le conflit avec l’ashram de Pondichéry pour le contrôle de la ville dans les années 80. 

Une pression externe inédite s’exerce cependant désormais du fait de l’essor d’un tourisme de masse, induit notamment par l’augmentation rapide du niveau de vie de la classe moyenne indienne. Celle-ci voyage aujourd’hui beaucoup depuis toutes les grandes villes du pays et entraine un afflux massif de « touristes » et de curieux, parfois très peu soucieux des idéaux d’Auroville, qu’il faut pourtant accueillir, orienter, loger, nourrir et divertir, en repensant donc les infrastructures routières, la sécurité, le parc de logements notamment saisonnier (hôtels et guesthouses), l’accès au Matrimandir, et ainsi toutes les missions du Visitor’s center. Accompagnant ces flux de visiteurs, le capitalisme et le consumérisme s’invitent fortement dans les problématiques que doit affronter la cité, dont un des souhaits était pourtant de bannir la circulation d’argent. Ce dernier alimente les commerces d’Auroville (vêtements, restaurants, parfumerie, hôtellerie, etc.) et constitue une manne pour la ville, mais il transforme aussi les villages environnants où se sont récemment implantés des commerces et des infrastructures touristiques en contraste parfois flagrant avec la mission et les valeurs d’AV.

Plus grave, la ville fait par ailleurs face à une crise profonde du logement qui rend difficile l’accueil et l’intégration de nouveaux Aurovilliens. Le fait de devoir répondre en urgence à ces problèmes de développement peut conduire à réviser à la baisse les principes qui participent à la cohérence du plan d’ensemble. Les constructions nécessaires se heurtent ainsi au fait de devoir s’intégrer au parc existant et à son esthétique. Des constructions plus nombreuses, plus simples, moins onéreuses mais aussi plus rudimentaires dans leur conception, menaceraient d’entamer la cohésion architecturale de l’ensemble en conduisant à minimiser par exemple la part de la rotondité (financièrement toujours couteuse) et à privilégier les droites et donc rectifier ce faisant le « destin » de la ville que ces formes transmettaient. Sans même parler du risque de grever l’effort de constructions écologiquement responsables et durables qui fait la fierté de la ville… 

De plus, les contraintes écologiques toujours plus fortes dans la région, en lien notamment avec le dérèglement climatique (moussons plus fortes, pénétration des eaux salées dans les nappes phréatiques, augmentation des températures, envahissement d’espèces allogènes, etc.), rendent plus complexes et donc plus longs les processus de décision : ainsi en est-il de la poursuite de la construction de la Crown road, qui pose d’importants problèmes à différents niveaux. Si bien que c’est l’ensemble du modèle de développement lui-même qui est en question aujourd’hui. Comment manifester au mieux la promesse de l’unité dans ces conditions nouvelles ? Il semble qu’il n’y ait pas de réponse simple à cette question. Mais la communauté doit pourtant s’accorder rapidement sur la façon de trouver en soi les ressources pour répondre à ces pressions.

Avec le temps, la cité doit en effet faire face plus généralement à un problème de mémoire et finalement d’identité. Quel était le coeur du projet d’Auroville au moment de la fondation et quel est-il maintenant? Un travail systématique d’information et de transmission est devenu plus que jamais nécessaire. Poursuivre le processus de développement de la cité et son projet d’unité, en approfondissant ce qui fait la spécificité d’Auroville, notamment auprès des nouveaux entrants et des nouvelles générations, implique un effort constant et renouvelé. Car aujourd’hui, le plus grand des défis de la cité est ainsi d’infuser à l’intérieur, comme de diffuser à l’extérieur, l’« esprit » d’AV : il s’agit d’assurer la poursuite du « rêve de Mère » contre le risque d’essoufflement, de stagnation, d’oubli ou de dévoiement des valeurs fondatrices de la communauté.

Deux stratégies opposées

Face à ce risque de dilution de l’énergie initiale, des réponses stratégiques visent à renforcer les acquis de la ville et à prolonger ou intensifier ses efforts de rayonnement. Elles se concentrent sur deux plans, qui ne sont pas sans entrer cependant en contradiction. Le plan « matériel » vise à poursuivre le développement concret de la cité en mettant en oeuvre la suite des grands projets d’aménagement urbain afin de pouvoir accueillir rapidement de plus en plus d’habitants, ce qui passe avant tout par l’augmentation de l’offre de logements. Il s’agit en somme de faire mieux émerger la ville quantitativement. Le plan « spirituel » consiste quant à lui à approfondir la cohérence de ce qui a été mis en place et existe déjà. Il vise à étendre non pas la ville elle-même mais ce qu’elle défend, ses efforts en direction de l’Unité humaine et de l’harmonie à travers les différences.

On comprend aisément comment ces deux lignes de développement, même si elles sont toutes deux fidèles à leur manière au projet d’AV, ne recouvrent pas la même vision stratégique, ni surtout les mêmes temporalités. Des incompréhensions et des conflits naissent par conséquent de ces différences et écarts de rythme. La vision matérielle est pragmatique, elle mise sur la dimension « en acte » de la prophétie de l’unité humaine (la ville une fois réalisée engendrera l’unité) ; la vision spirituelle est plus idéaliste et tend à privilégier quant à elle la dimension qualitative des avancées qui doivent être menées (l’unité une fois réalisée engendrera la ville). Les « constructivistes » pensent donc que du réel et du concret de la ville correctement designée émergera naturellement la vision spirituelle; les « spiritualistes » pensent à l’inverse que l’unisson des consciences doit être le moteur du développement harmonieux de la ville, qui en sera la manifestation inévitable. 

Mais au-delà de ces différences évidentes, ces visions se rejoignent cependant dans une même croyance dans « l’Energie » d’Auroville qui bâtira la ville. Il n’y a donc pas d’opposition simple entre des « matérialistes » qui s’opposeraient à des « spiritualistes » : dans un cas, c’est le béton qui est vu comme la modalité principale de cette énergie, dans l’autre c’est « l’esprit ». Ces modes de progression vers l’Unité humaine sont donc au coeur des enjeux et des choix de développement qui se posent aujourd’hui à la ville, alors que celle-ci cherche à accomplir des progrès plus distincts dans la mission qui l’anime.

2) Incarner pour manifester au mieux la « Présence » ?

Il semble qu’il y ait en effet plusieurs visions possibles de la fidélité à la mission « divine » de la ville, plusieurs moyens de rendre plus réel ou mieux réalisé le rêve d’unité humaine. L’une d’elles consiste à matérialiser toujours plus les idéaux de la ville. On observe ainsi une triple tentation de « l’incarnation » de ceux-ci: dans le temps, dans l’espace, ainsi que dans la vie quotidienne des habitants.

a) Incarner dans le temps : le mythe

Auroville étant une promesse extrêmement audacieuse mais très « jeune » dans l’histoire du monde qu’il prétend bouleverser, il s’agit ainsi d’inscrire plus profondément dans le temps, ou même hors du temps, « l’événement Auroville » afin de déshistoriciser sa mission et faire oublier le caractère relativement récent de sa création. Ce faisant, il s’agit aussi de faire mieux accepter la présence incongrue de la ville au beau milieu du Tamil Nadu et de sa culture millénaire. 

Une légende locale, celle du yogi d’Irumbai, un village proche, s’est ainsi trouvée opportunément ranimée ces dernières années, car elle permet de légitimer rétrospectivement en quelque sorte l’aventure aurovilienne, notamment auprès des populations tamoules. Selon cette légende, remontant au moins au 7e siècle, une grave sécheresse aurait ravagé le pays il y a bien longtemps suite à la malédiction du dieu Shiva, intervenu pour punir les habitants qui s’étaient moqués d’un saint homme parce qu’il avait touché le pied d’une jeune danseuse. Or l’histoire raconte que, suite à cette malédiction, la nature ne reverdirait que lorsque des étrangers venus de très loin s’installeraient dans le pays. Cette légende semble ainsi annoncer le retour à la vie de l’environnement qui a effectivement accompagné la création d’Auroville, faisant des Aurovilliens des sauveurs ou des bienfaiteurs. Une telle histoire tend naturellement à faire accepter auprès des paysans des villages alentours la présence d’étrangers et l’achat massif de leurs terres par ces derniers pour y bâtir la ville. Mais elle renforce aussi le caractère merveilleux et « divin » de l’entreprise d’AV en l’ancrant dans la mythologie locale et les croyances hindoues. L’aventure d’AV s’inscrit ainsi dans une temporalité sacrée plus large (celle de l’hindouisme) et dans une sorte de nécessité divine, mieux, dans une attente millénariste de rédemption qui n’est pas très éloignée de la mission dont la ville se sent investie.

b) saturer l’espace

Outre cette inscription dans « l’écosystème mental » des habitants de la région, la mission de la ville s’incarne de la même manière dans l’espace visuel par la matérialisation partout de l’image des fondateurs. Révérence leur est en effet rendue si régulièrement qu’il est possible désormais de parler de véritable culte de Sri Aurobindo et de la Mère. L’espace public, tout comme l’espace privé, est ainsi saturé par des images pieuses de la Mère et du philosophe (de grands portraits, souvent côte à côte), ou des symboles de ceux-ci. Des expositions sont par exemple régulièrement consacrées aux fondateurs, qui rappellent leur vie et leur enseignement; des représentations théâtrales inspirées par leurs oeuvres évoquent également ces figures et rendent palpable leur présence à travers l’art; des lectures publiques font aussi entendre leurs mots et des enregistrements de la Mère sont régulièrement diffusés notamment au Matrimandir et lors de diverses cérémonies. Enfin, d’innombrables publications, des fondateurs eux-mêmes ou de leurs disciples, gardent la trace de leur enseignement, à quoi il convient d’ajouter de multiples reproductions de la Charte d’Auroville et du texte du « Rêve », qui sont exposées dans les endroits stratégiques de la ville (au Visitor’s center notamment), lesquelles racontent les origines spirituelles de la ville ainsi que ses ambitions.

c) Imprégner la vie quotidienne et le langage

Par ces rappels, la vie quotidienne à Auroville est tout entière marquée au coin de l’ambition de ses fondateurs. Tout signifie en effet l’aventure et la mission « cosmologique » de la cité. Le langage des habitants lui-même a été amplement colonisé par les citations de la Mère et d’Aurobindo. Ainsi, les prises de paroles officielles commencent presque toujours par rappeler les enseignements et les propos de ceux-ci. Mais les conversations informelles et les discussions privées sont souvent elles aussi ponctuées de rappels des paroles de l’un ou de l’autre, jusque dans des contextes ou des circonstances qui pourraient paraître assez éloignés. La proximité avec ces figures tutélaires est donc palpable, et cela garantit aux Aurovilliens de ne pas perdre un instant de vue le dessein qui est le leur et celui de la ville.

De ce point de vue, la toponymie d’AV est particulièrement révélatrice. Les noms des localités, qui sont aussi ceux des communautés qui s’y sont implantées, résonnent comme des destins, tels « Aspiration », « Courage », « Joy », « Forecomers », etc. Parfois, ils ont été donnés directement par la Mère ou ils ont été suggérés par elle. La plupart du temps, ils désignent des qualités attendues des Aurovilliens. Sur la carte de la région, la plupart des noms de lieux sont ainsi investis de la mission de faire advenir ce qu’ils désignent, ou du moins d’inspirer les hommes qui s’y trouvent. Cela révèle une croyance dans le pouvoir des mots de signifier ce qu’ils désignent et d’orienter les destins. Ces noms arriment le projet de la nouvelle humanité aux êtres qui y vivent, au point que ceux-ci sont souvent identifiés uniquement par leur prénom associé à leur communauté de résidence. Tablant sur cette intentionnalité des formes sonores et la croyance dans le pouvoir de réalisation des mots, il n’est pas jusqu’aux patronymes des Aurovilliens qui ont pour certains été directement liés à l’aventure de la ville. C’était déjà le cas pour certains disciples ou pionniers (rebaptisés par la Mère, comme Satprem), ce fut aussi bien souvent celui des enfants nés à Auroville qui furent baptisés de noms qui rappellent la ville et son histoire. Leur destin personnel est ainsi directement relié à celui de l’utopie : Auroson, Auromirra, Mirrabelle, Dawn, etc. 

Et naturellement cette logique d’incarnation ne saurait s’arrêter là : il semble qu’elle atteint en quelque sorte son point culminant dans ce qui peut être vu comme la « réincarnation » fantasmée des fondateurs. Bien que nul —à notre connaissance du moins, mais c’est en fait assez étonnant— ne semble ouvertement revendiquer un contact ou une communication spirituelle directs avec la Mère ou avec Sri Aurobindo, il est néanmoins quelques Aurovilliens qui maintiennent « vivante » leur parole et leur présence pour le groupe. La frontière entre disciple-pédagogue qui transmet la richesse des enseignements et dévot qui donne l’illusion de la présence effective des fondateurs à travers lui-même est alors fragile. Si certains s’efforcent de transmettre la philosophie des fondateurs ainsi qu’une compréhension des aspirations qui ont originellement construit la ville, d’autres, par leurs attitudes, s’identifient aux fondateurs au point de cultiver une ressemblance parfois presque physique avec eux, s’attirant eux-mêmes la dévotion de disciples. S’autorisant notamment d’une proximité passée avec la Mère, ils se mettent ainsi en scène dans des configurations de gurus et vont par exemple jusqu’à donner eux-mêmes le darshan (bénédiction de la présence directe du maître). Ils « jouent » alors le rôle d’intercesseurs directs avec les figures tutélaires de la ville auprès de certains Aurovilliens (certes très minoritaires) désireux de maintenir un contact étroit avec elles. 

Ces pseudo-« réincarnations » sont une façon bien compréhensible de rechercher le soutien et la bénédiction des fondateurs, face sans doute au sentiment d’une certaine désorientation contemporaine. Cet aboutissement met cependant en lumière le caractère pour le moins ambigu de la logique d’incarnation qui semble bien prévaloir aujourd’hui à AV, et conduit à s’interroger sur l’efficacité et le bien-fondé de celle-ci. C’est bien la question des formes de la « Présence » qui doit être questionnée : s’efforcer de « réaliser » celle-ci plutôt que de l’incarner pourrait apparaître alors comme une autre possibilité d’être fidèle aux idéaux d’origine.

Conclusion : réaliser l’unité ?

Plus de 50 ans après sa fondation officielle, Auroville connaît aujourd’hui une véritable crise de croissance et de confiance. Ecartelée entre le caractère fulgurant de la vision initiale et la nécessaire adaptation aux conditions nouvelles du présent, elle semble parvenue à un carrefour de son développement. De nombreuses crispations autour de la poursuite du projet et les formes de celui-ci commandent un difficile arbitrage entre rigidité et souplesse. La question qui se pose aujourd’hui est en définitive celle des formes de la fidélité au projet de la ville et à ses fondateurs. Si certains considèrent qu’elle doit s’appliquer à la lettre du projet, dont il ne faut pas s’écarter, d’autres pensent au contraire que la fidélité doit se faire à l’esprit de l’utopie et que toutes les adaptations sont légitimes et même nécessaires. Ils sont donc favorables à une ré-interprétation contemporaine et donc à l’aménagement de celui-ci afin de lui être encore plus fidèle.

La logique d’incarnation que mettent en oeuvre les premiers est un réflexe de sauvegarde bien compréhensible d’un événement —l’idée initiale d’AV— qui s’éloigne inévitablement dans le temps et potentiellement aussi dans la conscience des acteurs. À sa manière, elle répond donc à la nécessité de rendre plus manifeste la volonté des fondateurs. Mais cette logique fait courir aussi le risque d’une calcification du message et de la mission de la ville en les réduisant à un culte, soit à des formes et des dynamiques sans contenu, qui éloignent en réalité des véritables aspirations de la ville. Comme pour tout culte, cette voie conduit en effet à sacraliser ceux qui n’ont été, de leur aveu même, que des « guides » ou des truchements d’une transformation plus générale du monde. Cela conduit donc à s’écarter en quelque sorte de la vérité de l’idée qu’ils portaient, en cherchant à la rendre tangible plutôt que de la mettre en oeuvre.

On comprend cependant que si « l’Esprit » d’Auroville —ce qui fait sa spécificité entre toutes les villes du monde— peut effectivement se « ressentir » partout, dans la solitude de la forêt comme dans les interactions urbaines, dans le silence des méditations comme dans les échanges entre habitants, dans les loisirs sportifs ou culturels comme dans les travaux des champs, c’est bien qu’il subsiste surtout dans les têtes. C’est là que se maintient en définitive la « Présence » de la fondatrice et de Sri Aurobindo. Cet « Esprit d’AV », bien que difficilement définissable et échappant largement aux tentatives pour mettre des mots sur ce qui relève d’impressions fugaces, est ainsi palpable sous la forme d’une « énergie » qui est directement liée au désir d’être fidèle à l’idée source qui réunit tous les Aurovilliens, soit à la mise en acte d’une transformation de l’humanité qui commencerait par eux-mêmes, dans cette ville laboratoire où doit prendre forme le « nouvel homme ». 

L’ambition inouïe du projet aurovillien est ainsi de situer le développement de la ville au point exact où les formes du commun (unité des hommes, coopération des différences, intégration de l’environnement, déploiement collectif) rencontrent les formes du spirituel (élévation de la conscience, circulation positive de l’Energie, réalisation de la « Présence ») et les formes du beau (harmonie, mouvement organique, croissance vitale, diversité complémentaire). C’est bien sur ce point que la logique de la « réalisation » s’écarte et s’oppose in fine à une logique de l’incarnation. L’énergie des Aurovilliens peut en effet s’efforcer d’incarner le projet commun dans des « productions » concrètes et visibles, mais cela les expose alors comme on le voit aujourd’hui à un retour de la division. 

À l’inverse, cette énergie peut s’efforcer plutôt de « réaliser » le projet, c’est-à-dire de le manifester « en acte » :  soit par un « faire », plutôt que par un « faire croire » (le culte) qui a donc pu aussi se décliner sous la forme d’un « faire semblant » (la pseudo-réincarnation). Ce processus s’active à travers la mise en place d’une véritable unité d’action qui produit collectivement les formes d’un commun supérieur. Supérieur, car il exprime alors le pouvoir de la cité elle-même de mettre en oeuvre des processus d’unité et non plus seulement des incarnations de l’unité. C’est ce qui semble s’amorcer aujourd’hui à travers la reprise en main citoyenne des choix de développement urbain via le processus des Citizens Assemblies ou du Dreamweaving (tissage du rêve, ou tissage des rêves). En effet, suite aux problèmes de gouvernance et de paralysie des processus décisionnels et ensuite à la grave crise qui s’est ouverte en décembre 2022 au sujet de la poursuite de la Crown Road —crise qui a introduit beaucoup de rancoeur au sein de la communauté—, le Dreamweaving project est une forme particulièrement inventive de résilience collective. Face à la division de la communauté, ce sont des processus d’union plus approfondie, de tissage effectif et non plus seulement formel de la réponse que la communauté apporte à la crise, fabriquant l’unité plutôt que cherchant à l’exprimer dans une forme. Processus de brainstorming collaboratif, il cherche à faire participer toutes les composantes de la communauté à la définition du meilleur projet d’aménagement possible. S’opposant à la délégation et à la représentation comme outils de gouvernance, il manifeste une pratique démocratique radicale qui fait appel à toutes les composantes de la ville (experts, non-experts, adultes, enfants, artistes, etc.) pour tisser ensemble le futur design de la ville. L’on se rappelle alors ce qu’a pu dire l’anthropologue Tim Ingold de la spécificité du tissage comme étant le processus du « faire » lui-même et non simplement une méthode de fabrication parmi d’autres. Car le tissage implique la faculté de créativité célébrée par Sri Aurobindo (« a spiritual idea is a power, but only when it is both inwardly and outwardly creative »), pour accompagner et rendre effectifs les symboles et les idées qui, sans cela, restent inopérants, telles des formes creuses ou des lettres mortes. 

L’autre « réel » ainsi obtenu, différent de l’incarnation, n’est donc pas tangible mais « vécu », moins sensoriel que le produit d’une perception élargie. Il est la révélation d’une « Présence » dans la cité (des fondateurs, du « divin » ou du « supramental »), qui prend la forme de la réalisation de la transformation annoncée, de la progression effective de la conscience individuelle et collective qui doit permettre l’accession au niveau supérieur de l’évolution cosmique. La ressource de cet autre réel est donc fondamentalement la créativité, l’invention. Car face au retour de la division, les processus d’unité sont effectivement à réinventer. Et c’est en fin de compte cette énergie créative, ce désir puissant et collectif de « réaliser le Rêve de Mère » qui fait tout l’« esprit d’Auroville ». Comme si la réponse au danger de l’éclatement (éclatement humain, éclatement de la guerre) était un autre éclatement, celui de l’unité, par expansion, dépense (et non repli, refuge, thésaurisation). C’est ce qu’Auroville a toujours su faire au fil des multiples crises que la ville a dû traverser. Toujours, elle a pu revenir à ce qui fait l’unité des Aurovilliens, inventer la solution grâce à « l’Esprit d’AV », cette expression sensible de la conscience et de la joie de participer à une aventure humaine extraordinaire. Par elle, le groupe d’hommes et de femmes réunis sur cette portion de territoire indien irradie une forme de volonté (« goodwill ») et de désir d’être ensemble qui devient palpable. Et tout est alors possible…

Rémi Astruc

CNRS/Thalim/Héritages

01/06/2022