Combien sommes-nous?

— par Jérôme Lèbre,

(Strasbourg, Parlement des philosophes, Journées sur la communauté, mai 2006. Intervention publiée dans Que faire de la communauté?,  les Cahiers Philosophiques de Strasbourg, Andrea Potestà (dir.), Presses de l’UMB, Strasbourg, 2008)

 

Pour introduire un numéro de revue, Jean-Christophe Bailly se livre au petit calcul suivant : « il y a à l’heure actuelle deux fois plus d’habitants que de secondes dans une vie » (une vie longue, celle d’un occidental, faut-il préciser) si bien que celui qui penserait la communauté dans toute son extension et de sa naissance à sa mort pourrait consacrer une demi-seconde à chaque individu : chaque être humain aurait « la valeur d’une demi-seconde pour la pensée »[1]. Ainsi commence le numéro 4 de la revue Aléa, qui a pour thème « la communauté, le nombre » et qui occupe une place si singulière dans la pensée de la communauté et de son désœuvrement[2].

Nous ne prétendons pas refaire ce calcul. Mais ce que nous voudrions faire ici, c’est bien nous recompter. Combien sommes-nous ? N’est-ce pas la question que l’on se pose quand, après bien des efforts pour se fixer un programme commun, on en vient à la première vraie réunion ? On ne sait exactement qui est là, ni pourquoi : on reconnaît près de l’estrade des fondateurs, au fond de la salle des reconvertis, et disséminés, des sceptiques, des curieux, quelques contradicteurs, sans doute un ou deux indicateurs. La question « qui sommes-nous » est cependant mise en suspens, car la vraie question, à cette minute, est bien de savoir combien nous sommes.

Combien sommes-nous donc ? Beaucoup selon nous, peu selon la police, pas assez ou trop, le nombre est bien difficile à fixer. Peut-être que pour répondre à cette question, nous devrions commencer par nous compter sur nos dix doigts. Rien de plus désœuvré que cette activité qui occupe les deux mains, et pourtant ce compte simple, appuyé sur la décade, est à l’origine de l’œuvre communautaire. Autant dire qu’il nous faut aussi plus de dix doigts, qu’il faut que nous nous mettions à plusieurs pour compter. Recomptons-nous : combien sommes-nous ? 

I – 5040 

Le chiffre du partage

Nous sommes 5040. Nous le sommes idéalement, puisque ce nombre est celui qui est, dès qu’il est question d’une mise en commun, ou encore, c’est le nombre qu’il faut être, selon une affirmation de l’être en commun qui nous habite sans que nous l’habitions. 5040, c’est en effet le nombre de citoyens de la cité idéale, dans le dialogue platonicien des Lois.

Ce nombre hérite d’une pensée chiffrable de la communauté, celle des Pythagoriciens. Les Pythagoriciens identifiaient l’être au nombre ; ils épuisaient le monde dans la décade, les entiers naturels de 1 à 10, qui pour eux créaient tout ce qui est, à commencer par les autres nombres. Mais les Pythagoriciens formaient aussi l’une des communautés les plus soudées de la Grèce antique : « Entre amis, tout est commun », disait Pythagore[3], nom du maître que ses disciples ne prononçaient pas, car seul le nombre comptait. Et en effet, seul lui comptait, unifiant les vivants et les morts, les premiers payant par exemple les dettes des seconds. Les pythagoriciens ou « mathématiciens » ont donc relayé en Grèce et pour l’Occident la célébrité du nombre 5040, connu déjà en Orient, dans l’arithmétique babylonienne, pour ses 60 diviseurs : on ne peut faire mieux avec un nombre inférieur, ce qui fait de 5040, dirait-on maintenant, un nombre « hautement composé ». 18ème nombre hautement composé, 5040 est le premier dont les diviseurs comprennent tous les nombres de la décade. Bref, on ne peut faire plus parfait que lui dès qu’il s’agit de partager une communauté. 5040, c’est le nombre de la communauté, parce que c’est le chiffre idéal du partage.

Nous n’avons pas encore tenu compte de tous les antécédents de ce nombre. Car chez Platon, il ne vient pas en premier. Certes, disent les Lois, « ce qu’il faut fixer en premier lieu, c’est le volume numérique de la population »[4]. Mais cette exigence ne concerne qu’une cité seconde[5]. Le premier Etat, l’Etat vraiment un, ne se partage pas, ne se chiffre pas, conformément à l’antique maxime qui veut qu’entre amis, tout soit commun, maxime de Pythagore que Platon ne nomme pas[6]. Le nombre 5040, dans sa précision même, ne fait qu’approcher l’idéal : il permet, en l’absence du communisme de l’amitié, d’au moins tout partager en se partageant de 60 manières possibles. Par suite il projette l’idée de communauté dans l’espace : comme les nombres de la décade régissent les propriétés des figures géométriques, le nombre de la cité régit un territoire partagé en lots immuables.

Le dernier antécédent de 5040, c’est une hypothèse, qui partage effectivement la communauté idéale, anhypothétique, et le domaine du nombre ou de la mesure. Une pauvre hypothèse, une « pauvre petite prescription »[7] dit la République, car la mesure, ce n’est pas l’excès éblouissant de l’idée. Cette hypothèse donc, c’est que le nombre de l’Etat s’obtient en faisant croître sa population « jusqu’au degré où sa croissance ne l’empêchera pas de vouloir être un »[8]. Ainsi, la mesure (ni trop peu, ni trop) se présente comme une limite, une protection de la communauté contre le trop, contre l’excès[9]. En d’autres termes, l’hypothèse mathématique est économique. Elle présente une économie idéale, supérieure à celle que la République soumet à la division du travail : l’excès de l’idée vis-à-vis du nombre limite le nombre lui-même, le restreint, l’empêche de tendre de lui-même vers l’innombrable.

Cette économie restreinte vient ainsi à l’appui d’une économie domestique pour laquelle seul compte le chef de famille. Elle ne compte elle-même que par foyer (oïkos). Elle ne se soumet donc à l’incommensurabilité de l’idée qu’afin d’extraire le nombre idéal, 5040, d’un autre incommensurable : la population factuelle de la cité, son nombre d’habitants. Pour retrouver cette population, il faudrait ajouter au nombre 5040 les femmes et les enfants et cela de telle façon qu’ils assurent le renouvellement de 5040 citoyens de génération en génération sans rien changer aux partages. Ce contrôle mathématique est à la fois possible et complexe, comme le montre l’étrange théorie du nombre nuptial présenté dans la République[10]. Mais il faudrait aussi rajouter ce que l’économie platonicienne suppose en le taisant, ce qui ne se calcule pas et reste dans l’innommable : les esclaves qui travaillent pour chaque foyer, et les métèques ou les étrangers de passage qui n’appartiennent à aucun foyer.

Passons des antécédents de ce nombre à ses suites : la communauté ne doit pas compter plus de 5040 citoyens. Tout excès numérique compte pour rien, ce qui justifie chez Platon une politique eugénique exposant les enfants trop nombreux ou mal conçus – le surnombre étant le tout premier défaut de la conception. Mais tout aussi bien, les suites de ce nombre, 5040, s’épuisent dans ses antécédents : l’eugénisme est déjà au centre de l’économie restreinte de Platon, qui (pour résumer) s’appuie sur l’idéalisme à la fois communautaire et numérologique des pythagoriciens pour introduire une scission irrécupérable entre l’idée de communauté et le nombre idéal, laquelle permet d’exclure par hypothèse tout décompte de la population.

Nous ne sommes pas assez : L’Occident des Lumières et le nombre propre au despotisme.

Nous ne sommes donc plus 5040 et nous n’avons jamais été ce nombre qui ne naît d’aucun décompte. Il a cependant fallu un tout autre éclairage sur le nombre, celui de l’époque des Lumières pour que nous nous en rendions compte. Le nombre n’est plus, à cette époque, engendré par l’ensemble fini de la décade. Il ne naît ni de l’être, ni de l’idée, mais simplement de l’association des idées[11] ; il se constitue dans le temps du décompte avant de se figurer dans l’espace. Il n’y a donc plus de communauté idéale. Rien ne vient avant l’hypothèse de l’état de nature, cet espace où des individus isolés ont chacun l’idée de s’associer aux autres pour former une société. L’économie ne repose plus sur le chiffre idéal du partage, mais sur la production et l’échange d’une certaine quantité de richesses distribuée à une certaine quantité d’individus formant la population d’une société donnée. La division du territoire en lots est maintenant subordonnée au temps social de la production et de la circulation des biens. Bref, les Lumières affirment à la fois que le nombre est une quantité variable, que la communauté est un peuple et que le peuple est une population variable. Ou encore, la puissance aristocratique du nombre divisible en nombres entiers est remplacée par la puissance démocratique d’un nombre divisible en unités. Combien sommes-nous, dès lors ? C’est variable. Mais il faut justement que ce nombre soit variable. Ainsi chaque individu est vraiment compté pour un, à sa naissance (d’où les droits de l’enfant) et à sa majorité (d’où le droit de vote et le décompte des voix).

La variation numérique est démocratique. La démocratie est même l’idée, invariante, produite mathématiquement par les variations d’idées. Et pourtant, c’est précisément à propos des variations de la population que l’idée démocratique de communauté révèle ses limites. Certes, elle ne détermine plus un nombre fixe, 5040, qui en retour la projette dans un espace divisible. Mais elle détermine un certain espace, qui en retour limite les variations de la population. C’est ce que dit Montesquieu, en trois temps. Premièrement la démocratie n’est qu’un idéal, puisqu’aucun peuple réel n’est composé uniquement d’individus vertueux, c’est-à-dire amoureux du bien public. Deuxièmement les peuples les plus démocratiques ne peuvent conserver leur vertu qu’à condition de vivre dans de petits territoires qui les obligent à « régler le nombre des citoyens »[12]. Troisièmement, la population des démocraties antiques était particulièrement nombreuse sur de petits territoires, c’est-à-dire particulièrement dense.

Et cette fois-ci, les conséquences sont plus importantes que les antécédents : l’idée de démocratie (je renvoie à la lecture qu’Althusser fait de Montesquieu[13]) n’est en effet qu’un critère pour juger du seul régime existant en son temps et en Occident, à savoir la monarchie. Et la toute première conséquence, dit Montesquieu à ses contemporains c’est que nous ne sommes pas assez nombreux. Pourquoi ? Parce que tout écart vis-à-vis de la démocratie idéale se paie d’un côté par une extension démesurée dans l’espace et de l’autre par un dépeuplement. L’expansion, la conquête (à commencer par celles de l’Empire romain) est anti-démocratique et n’augmente l’espace qu’en décimant la population. Bref l’Occident, qui a inventé l’idée de communauté, de peuple ou de démocratie tend à s’en écarter et risque de se dépeupler. Cette tendance doit être compensée par des lois limitant les conquêtes et luttant contre la dépopulation.

Ce risque est projeté par Montesquieu dans un troisième régime, le despotisme. Celui-ci est l’envers de la démocratie ou la corruption ultime de la monarchie, mais réalisés dans un autre espace, l’Orient. L’Orient est l’indice qui nous montre de loin ce que nous risquons en Occident. C’est l’accident de l’Occident, pour reprendre une formule que Jean-Luc Nancy a forgé pour parler de la démocratie elle-même. Cet ailleurs despotique n’est pas un territoire limité, mais un désert illimité. La population n’y est pas dense : elle est, par définition, dépeuplée[14]. Ainsi peut s’y appliquer le pire des pouvoirs, c’est-à-dire une violence absolue qui participe au dépeuplement. Dès lors, comment peut-il rester un seul habitant en Orient ? La réponse est que ce régime antipolitique est soutenu par un facteur antipolitique, à la fois naturel et climatique : la fécondité des femmes. Les femmes repeuplent donc un régime et un territoire qui tendent sans cesse à se dépeupler.

Il en découle que l’Orient est pour l’Occident l’indice d’un risque à la fois externe et interne. Le risque externe, c’est la conquête orientale, projection d’une tendance occidentale qui se transforme pour nous en invasion : en raison du caractère indéfini de son espace, la population soumise au despotisme s’avère, même dépeuplée, trop nombreuse pour l’Occident : nous sommes trop peu, cela signifie toujours : ils sont trop nombreux[15]. Quant au risque interne, ce n’est plus ce dépeuplement que les lois corrigent, c’est le caractère incorrigible des femmes, qui corrompent la monarchie en soumettant les hommes au despotisme des passions. Certes les femmes ne sont pas directement, c’est-à-dire politiquement, responsables du dépeuplement en Occident. Mais elles le sont indirectement ou naturellement, car elles rendent la fécondité et donc la population variable : « Les femelles des animaux ont, à peu près, une fécondité constante. Mais, dans l’espèce humaine, la manière de penser, le caractère, les passions, les fantaisies, les caprices, l’idée de conserver sa beauté, l’embarras de la grossesse, celui d’une famille trop nombreuse, troublent la propagation de mille manières »[16]. Le nombre de la communauté ne se divise donc plus de 60 manières, mais se trouble de milles manières[17].

Le chiffre variable de la communauté n’est donc pas simplement mesuré par l’étendue du territoire national : il est fragilisé par la proximité de l’innombrable : aux innombrables peuplades dispersées en Orient, répondent les innombrables causes de passions logées dans chaque femme : l’homme, comme être sensible « a mille passions », dit le début de l’Esprit des lois.

 

Combien sommes-nous maintenant ? De la gouvernementalité au despotisme du nombre

Autant dire que la question de la variation de population se trouve à la croisée entre deux problématiques : l’une, encore héritière de l’idée de communauté, concerne la relation de l’Etat souverain à son peuple par la médiation du territoire national. Ainsi se détermine un idéal démocratique (un peuple dense dans un petit territoire) une mesure monarchique (une population moyenne dans un territoire moyen) et un risque (la tendance despotique de la monarchie qui dépeuple l’Occident). L’autre problématique, toute nouvelle, est celle, comme le dit Foucault, de la biopolitique, ou encore de la gouvernementalité[18]. La population s’y trouve soumise à des « variables »[19] qui échappent à la vie politique traditionnelle et tiennent directement de la survie des humains : la production et la répartition des biens, mais aussi la santé, la répartition entre la ville et la campagne, etc. Dans la perspective d’une biopolitique du nombre (que Foucault effleure avant de se consacrer… au pastorat oriental et pythagoricien) le problème majeur devient progressivement bien plus celui de la surpopulation que de la dépopulation. On le voit avec Malthus pour qui le rapport entre la progression géométrique de la population et la progression arithmétique du rendement du territoire montre que nous sommes trop nombreux. Ou plutôt : nous sommes trop peu, nous, qui parvenons à vivre, et ils sont trop nombreux, les pauvres qui se multiplient irrationnellement et pèsent sur l’économie nationale. Le surnombre ne se trouve plus simplement ailleurs, en Orient, mais aussi ici, à l’intérieur et à la marge.

Les variations de la population ne mettent pas fin à l’idée de communauté, pas plus que la gouvernementalité, chez Foucault, ne met fin à la souveraineté. Les deux problématiques, celle de la vie du peuple et celle de la survie de la population, sont intriquées dans toute politique moderne. Leur pire intrication, c’est le totalitarisme. Dans les Etats totalitaires, l’idée de communauté justifie immédiatement des mesures gouvernementales visant la régulation de la population. Le rôle politique de l’homme et la fécondité de la femme y deviennent à part égale des moyens de lutte d’un Occident paranoïaque contre l’invasion orientale. La surproduction des années 30, phénomène économique, est immédiatement interprétée en termes biopolitiques par l’Allemagne hitlérienne : nous sommes trop peu, ils sont trop nombreux (les juifs, les tziganes, etc.). Avec la conséquence que signale Hannah Arendt : le peuple totalitaire se retourne directement contre la population, c’est-à-dire forme une masse qui se dépeuple massivement. La peur de l’innombrable ne tend plus vers les 5040 citoyens de Platon, mais plutôt vers 0. Ou encore, pour ne pas perdre la distinction entre bourreaux et victimes, disons qu’elle tend vers 200 : c’est le chiffre de la figuration de l’Enfer choisie par Beckett dans le Dépeupleur. Il s’agit alors autant de la communauté se refermant sur elle-même dans ses murs de caoutchouc que d’une figuration de l’envers de la communauté totalitaire, c’est-à-dire du camp. D’un côté, ce nombre est invariable, de l’autre, les 200 sont soumis à une variation continue de chaleur et de lumière qui finit par les diviser entre les vainqueurs, ceux qui ne sont pas encore aveugles, et les vaincus, ceux qui le sont. Cela fait penser à l’appel des déportés. L’appel se fait par les noms, mais seul compte le nombre invariable. Ce nombre diminue pourtant, car l’appel interminable applique aux déportés leur trop grand nombre et les dépeuple. Mais chaque nom manquant offre une place vide pour un autre nom, et les noms varient finalement dans l’insignifiance que leur impose le nombre invariable. Ce dispositif s’accomplit dans l’anéantissement du nombre des victimes du nombre, lequel nous laisse face à une quantité inassignable de silence, comme tente de le dire Lyotard[20].

Notre question est alors : où en sommes-nous maintenant, c’est-à-dire combien sommes-nous maintenant ? Tout d’abord, nous héritons de la puissance démocratique du nombre variable, qui fait de nous un peuple. Ensuite, chaque variation est encore et toujours mesurée, gouvernée par des dispositifs biotechniques et défendue contre l’innombrable par des Etats souverains.

En un sens, nous formons plus une population qu’un peuple : nous sommes variables fait que nous sommes indéfiniment gouvernables. L’économie politique, mais aussi la démographie et ses recensements, les sondages, nous amènent à nous compter et à nous recompter sans cesse : combien sommes-nous maintenant ? Voilà une question dont la réponse change à chaque instant, et qui garde pourtant à chaque instant toute son importance. Nos instants sont comptés sans que naisse un seul événement. Ils sont comptés car nous sommes à chaque instant dépeuplés par notre nombre. Après le risque du despotisme et celui du totalitarisme, surgit celui d’un « despotisme du nombre », expression qu’utilise Alain Badiou au tout début de son ouvrage Le nombre et les nombres [21]: « Toute opinion se mesure à l’aune du dénombrement de ses fidèles », « la pensée politique est une exégèse numérique ».

Mais tout aussi bien, nous formons plus un peuple qu’une population. La preuve en est que le vote démocratique peut, en France, en Italie au Danemark, contredire en quelques instants les sondages politiques effectués sur une population de votants. C’est réjouissant, mais d’une joie qui ne dure pas un instant, car le résultat du vote ne l’est généralement pas. Ce dernier a tendance à montrer que l’obsession du peuple, c’est encore et toujours la gouvernabilité de la population : l’insécurité dans les banlieues trop dense et l’immigration. Le peuple, par élection, par référendum, ne rêve que de se dépeupler. A vrai dire ce rêve n’est qu’une forme nocive d’autoaffection, qui fait que le peuple a l’impression de subir ses propres variations numériques au lieu de les choisir. Il semble que cela puisse faire sens, jusqu’au moment précis où l’on s’aperçoit que le peuple ne peut pas subir ou choisir ce qui fait son être même.

Car si d’un côté, nous formons plus une population qu’un peuple, et de l’autre, plus un peuple qu’une population, c’est peut-être tout simplement parce que le peuple n’est fondamentalement rien d’autre que la population : c’est-à-dire une communauté prise en permanence dans un devenir-autre qui est celui du nombre même. Chez Badiou, notre pythagoricien à nous, c’est alors une autre pensée du nombre comme être, comme nombre innombrable de tous les nombres connus et inconnus, qui doit nous libérer du despotisme du nombre. Dès lors, il ne suffit plus de dire que nous sommes variables, c’est-à-dire indéfiniment gouvernables. Nous varions certes, mais la variation est indifférente, car nous sommes d’emblée innombrables et ingouvernables.

II- Nous sommes innombrables.

Nous sommes innombrables, nous sommes ingouvernables. Et cela n’est ni une utopie, ni un mythe, mais un décompte. Montrons-le en nous recomptant, répétons-nous par une simple adjonction d’unités pour répondre à cette question qui ne peut se dire sans répétition : « à partir de combien sommes-nous nous ? »

 

0, 1, 2, 3, 4…

Repartons des tout premiers nombres de la décade, 1, 2, 3, 4. Ou plutôt, partons de leur antécédent, qui ne peut être un diviseur et qui est oriental, le zéro. Recomptons-nous à partir de 0.

Nous sommes zéro. Cela ne veut rien dire, et pourtant… et pourtant, « O, mes amis, il n’y a nul ami », aurait dit Aristote avant de mourir, phrase qui fut reprise et continuée, jusqu’à Derrida que je cite : « O, mes amis, il n’y a nul ami. Je m’adresse à vous, n’est-ce pas ? Combien sommes-nous ? Est-ce que cela compte ? »[22]. Cela compte, puisque qu’une communauté d’amis se doit d’être restreinte, mais cela ne se compte pas : Dans l’Ethique à Eudème relu par Derrida, l’amitié s’avère impossible à nombrer (rajoutons que Les Politiques, évoquant les Lois de Platon, s’arrête au chiffre approximatif de 5000 foyers). L’ami est en effet un autre soi (encore une maxime de Pythagore, mais il faut insister sur cet autre), que j’aime plus qu’il m’aime, si bien qu’il me faut le temps d’une vie pour m’assurer qu’il m’aime, et que c’est dans la mort, quand il n’est plus ou quand je ne suis plus qu’il est vraiment mon ami. Voilà ce que cette phrase, « mes amis, il n’y a nul ami », veut dire en ne voulant rien dire : nous sommes innombrables[23]. Cela se redit dans une phrase qui devrait se chanter :

« Nous ne sommes rien, soyons tout

C’est la lutte finale »
Groupons-nous, et demain (bis)
L’Internationale
Sera le genre humain

Ici le nous du communisme ne naît explicitement de rien. Moi, je ne peux être rien, mais nous ne sommes rien, en tant que nous pouvons être tout. Le risque est alors que l’impératif « soyons tout » annule chaque « moi » et s’annule lui-même dans l’impératif : « ne soyons rien ». C’est le risque de la terreur signalé par Hegel, c’est aussi celui du dépeuplement totalitaire stalinien, lequel ne s’appuie pas sur un mythe comme la politique nazie mais sur le concept du rien et tend ainsi vers 0. Pour conjurer ce risque, il faut inévitablement faire retour à Marx. Car pour Marx, la dialectique du désir fait que le rien devient quelque chose, c’est-à-dire un spectre, et même plusieurs spectres : celui du capital et de la marchandise qui comptent pour rien leur propre valeur, à savoir le surtravail, si bien que le taux de profit tend vers 0 ; celui du communisme qui plane sur ce capital car la classe révolutionnaire est d’autant plus nombreuse qu’elle ne compte pour rien : nous sommes et seront toujours trop, telle est la réponse des prolétaires à Malthus. Ces spectres planent toujours et c’est justice, dit Derrida : « l’humanité n’est qu’une collection ou une série de fantômes (…) Marx affecte seulement de les compter, il fait semblant d’énumérer, car il sait qu’on ne peut ici dénombrer »[24].

La maxime « nous ne sommes rien » introduit à chaque fois la même différence ou la même différance dans l’idée communautaire, laquelle affirme, en détournant les voix de l’amitié ou de la politique, que « nous sommes un ». Mais cette formule elle-même peut retrouver sa voix, ses voix multiples, en se renversant : l’un est nous : un seul, c’est déjà un nous. Chacun de nous peut se dire nous par emphase monarchique, ou par vitalisme aristocratique, comme chez Nietzsche, pour qui le soi est constitué d’une multitude de forces revendiquant chacune la puissance d’être d’une communauté. Notre question, combien sommes-nous, peut-elle alors encore retrouver quelque puissance démocratique ? Oui, chez Pessoa par exemple. « Combien suis-je ? », dit le poète. Et la réponse, c’est que je suis innombrable : « J’ai créé en moi diverses personnalités. Je crée ces personnalités sans arrêt. Chacun de mes rêves se trouve immanquablement, dès qu’il est rêvé, incarné par quelqu’un d’autre qui commence à rêver »[25].

Ainsi nous sommes aussi bien deux, celui qui rêve et celui qui est rêvé. Le risque, c’est alors de faire de ce rêve un mythe, et de retrouver sous une forme violente l’idée de communauté elle-même. Car la communauté se soude en rêvant d’un autre, de son double, qu’il se présente lui-même comme un être à double facette ou véritablement deux, endossant en tout cas la double figure de celui qui sauve et de celui qui tue, de celui qu’il faut honorer et de celui qu’il faut sacrifier. Il faudrait développer ce thème, celui du double monstrueux, de la gémellité, de la dualité tragique que tente d’étouffer le calme dialogue platonicien, avec René Girard. Mais s’il s’agit bien ici de rêver sans mythifier, autant retrouver tout de suite dans chaque être singulier du double, une pluralité indéfinie d’êtres : nous sommes toujours deux nous. L’amitié engage à cela : elle tend vers la dualité, mais admet toujours la pluralité, non seulement parce que nous pouvons avoir plusieurs amis, mais aussi et surtout parce que chacun de nous est déjà plusieurs. Montaigne a autant insisté sur la multiplicité du moi que sur la dualité de l’amitié. Deleuze et Guattari redisent la même chose à deux, au début de Mille Plateaux et à propos de l’anti-Œdipe, donc pour faire éclater une fois encore la figure du double si bien endossée par Œdipe lui-même : « Nous avons écrit l’Anti-Œdipe à deux. Comme chacun de nous était plusieurs, cela faisait déjà beaucoup de monde »[26]. On ne peut introduire mieux à la pensée de la minorité : nous sommes peu quand nous sommes beaucoup, et beaucoup quand nous sommes peu.

A moins que nous soyons enfin seuls, tous les deux, seulement nous deux : cela fait sens et ne s’appelle plus l’amitié, mais l’amour. Le topos de l’isolement à deux rejoint rapidement celui du dépeuplement amoureux : « Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé »[27]. Entre le je lyrique du poème du Lamartine et le vous (singulier ou pluriel) qui semble le briser, se trouve la place vide du tu qui manque et dépeuple, mais il n’y a pas de place pour nous : le dépeuplement amoureux, vous connaissez peut-être (ou vous connaissiez, avant La maladie de la mort de Duras), mais nous non. Nous nous trouvons bien plutôt – je cite à nouveau Beckett « dans un séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur »[28]. Et justement parce que nous sommes des corps, nous manquons à l’appel du dépeuplement ou de l’isolement, fût-il à deux : nous sommes irrémédiablement plusieurs. Les corps s’étendent, s’exposent et se singularisent dans cette exposition plurielle, qui fait déjà de chaque corps une multiplicité de membres, de membranes, de formes et de couleurs. Les corps peuplent le monde et le monde n’est que « le peuplement proliférant des lieux (du) corps »[29], dit Jean-Luc Nancy. Il n’y a alors plus de lieu pour le topos de l’isolement, fût-il à deux, car s’il ne peut y avoir deux corps dans le même lieu, chaque lieu n’est autre que l’espacement de chaque corps exposé aux autres corps. Notre question, combien sommes-nous, trouve maintenant sa réponse dans une équation : « le monde = les corps = nous »[30]. Cette réponse se trouve également dans un certain nombre, variable et innombrable, parce qu’on ne peut compter les âmes sans compter leur extension dans des corps disloqués en corps multiples : « plus de 5 milliards de corps humains. Bientôt huit milliards (…) Seize milliards d’yeux, quatre-vingt milliards de doigts »[31]. Et finalement notre question en amène une autre, qui traverse ce que Nancy nomme « la communauté des corps » : « que saurons-nous inventer pour célébrer les corps ? » La réponse se trouve alors peut-être dans l’invention d’une petite arithmétique néo-pythagoricienne, celle des 58 indices sur le corps : 58 indices, parce que (je résume) 5 + 8 = les 5 membres du corps et ses 8 régions, et 5 + 8 = 13, c’est-à-dire 1 et 3, 1 valant pour l’unité, et 3 pour la matière du corps, son âme et son esprit[32]. Continuons par nous-mêmes : 58 = les 60 diviseurs du nombre de la communauté ou du corps politique, 5040, moins les 2 qui signalent l’un et le tout (1 et 5040), auquel on ajoute avec Nancy un 59ème indice[33], la différence sexuelle, qui comme différence vaut bien 2, ce qui fait 60 indices du multiple pour faire éclater les 60 diviseurs de Platon… Et c’est maintenant ce 59ème indice, à la fois excédentaire et différencié, qui s’avère être le cœur de la démultiplication des êtres singuliers. En effet, la différence sexuelle n’est pas la dualité homme/femme, ramenée à l’isolement par la fusion amoureuse. Tout au contraire, elle est ce en quoi le corps diffère déjà en lui-même, se montre à soi et aux autres comme corps qui est avec les autres. Le sexe, ou plutôt les sexes, sont ce par quoi les corps se multiplient : « Ces sexes eux-mêmes, on ne peut ni les nombrer, ni les nommer. Ici, « deux » n’est que l’index d’un écart polymorphe »[34]. Bref, la différence sexuelle est le rapport qui en chacun de nous décide de tout rapport, de copulation ou de communauté[35].

Cependant, la relation à deux ne tend-elle pas autant vers le trois que vers l’innombrable ? Que veut alors dire, « nous sommes trois ? » Tout d’abord, c’est la fin vaudevillesque de l’amour. Mais tout aussi bien, c’est son accomplissement dans l’engendrement de l’enfant et la naissance de la communauté familiale. Hegel objecterait même à Nancy que toutes les figures et toutes les positions de l’amour ne sont finalement que des variations que la nature ramène au même, la reproduction. Nous sommes trois, donc. Cependant la structure ternaire de la dialectique est toujours doublée par une multiplicité incontrôlable, comme le montre la famille elle-même : Les parents peuvent avoir plusieurs enfants, ils peuvent aussi cet accomplissement de l’amour offert par la famille au profit d’un autre amour, ou disséminer le patrimoine familial et l’héritage au profit de la multiplicité incontrôlable de leurs amis[36]. De même la société civile est doublée par la multiplicité des pauvres qu’elle exclut et l’Etat se plonge sans médiation dans la scène violente de la concurrence entre Etats… Chez Freud également le triangle œdipien père, mère, enfant, croule sous le nombre des frères et des sœurs, mais aussi sous la multiplicité des figurations du désir, comme le montre les trop nombreux loups de « l’homme aux loups »[37].

Résumons et continuons, avec la parole d’un autre qui justement s’adresse aux animaux:

« J’étais Jean qui vis compter jusqu’au bout que ce monde-ci compte pour lui pour rien du tout. Un, deux, trois, quatre : quatre trois deux un. Dites, Madame, si nous étions hommes à trous doubles, pourrions-nous massacrer tout le monde en nous cognant les chiffres en trois ? Non, car ceux des quatre sont des puissances en mille virgules, et ceux des deux sont amoureux. Je suis Jean, j’ai fait huit cent dix-sept mille fois la même chose dans mon champ. Onze cent onze fois, j’ai fait mes onze prières à redire quelquefois la même chose. Allant, ballant, je lançai partout mon ramage inutile [suit un chant] : « j’ai trois objets dans mon cloaque/Trois beaux objets, taillés en vrai/ Ils sont monté en bois d’Ithaque, et attachés au clou parfait… « »[38].

Les nombres, 0, 1, 2, 3, 4 ne sont donc aucunement pour nous des diviseurs, ils ont tous le statut du 0. Ils sont, à chaque fois, des indices de l’innombrable sur le corps multiple de la communauté. Et c’est finalement cet innombrable qui peuple le monde et le définit comme monde.

 

La mondialisation

Dans un essai ironique sur la mondialisation[39], Alessandro Baricco raconte qu’il a décroché son téléphone pour demander au siège italien de Coca Cola dans combien de pays la multinationale était implantée. Il obtint un nombre précis (que j’ai oublié) mais remarqua ensuite que celui-ci dépassait celui des nations reconnues par l’ONU. Ainsi dans cet espace mondial presque annulé par la vitesse et par la densité des nations, il y a encore place pour ces peuples surnuméraires. Des nations de consommateurs « light », en somme, qui s’inventent comme des produits. Le capitalisme contemporain ne dépeuple donc pas réellement le monde comme pouvait le faire l’Empire romain ou le despotisme selon Montesquieu. Au contraire, il le surpeuple : par sa recherche incessante de consommateurs et de main d’œuvre, il crée un nombre grandissant de peuples pauvres et trouve ainsi ce qu’il cherche. Si le capitalisme dépeuple encore le monde, c’est virtuellement, car il n’y a jamais assez d’âmes travailleuses et consommatrices par rapport aux capacités de production. Pour dire les choses autrement, ce moteur de la mondialisation, ne s’alimente plus en puisant dans les motifs traditionnels de la conquête de territoire et de la justification de la souveraineté ; seul son attachement provisoire à cette technique fossile qu’est la thermodynamique des moteurs de voiture pourrait en faire douter. Car profondément, il est un moteur de recherche qui avec une consommation minimale d’énergie trouve en quelques millisecondes tout ce qui lui faut, telles les 22 800 000 références que répertorient Google pour le chiffre 5040, références parmi lesquelles se trouvent bien sûr la communauté platonicienne, mais en tout cas pas dans la décade, si l’on veut nommer ainsi les dix premières références choisies par Google.

L’Empire a ainsi dépassé l’impérialisme, disent Michael Hardt et Toni Negri. Nous avons quitté une logique défensive selon laquelle nous, occidentaux, ne sommes pas assez nombreux et qui s’alliait à une logique de conquête selon laquelle nous étions trop nombreux. Certes, l’Empire est encore et toujours orienté, c’est-à-dire centré sur la domination de l’Occident : il a son centre juridique (l’ONU) et son centre de pouvoir (les EU). Mais il est aussi déterritorialisé : il élève au rang de mécanisme impersonnel le gouvernement biopolitique de la population mondiale. Et par suite, il est démesuré[40]. La variabilité des prix et des salaires garantit à l’échelle mondiale une intégration de toutes les activités humaines, intégration toujours excessive, c’est-à-dire fondée sur un excès de discipline et de travail. Par suite, le capitalisme s’accorde avec l’innombrable : pour lui, nous ne sommes jamais assez. Est-ce à dire que face à cette puissance du nombre, nous ne sommes jamais assez ? Au contraire. Puisque l’empire dépeuple virtuellement le monde tout en le surpeuplant réellement, alors, nous sommes virtuellement assez pour mettre fin à l’Empire. Selon la terminologie des auteurs, le hors-mesure qui définit l’état de la valeur du capitalisme repose sur l’innombrable quantité de ceux qui ne sont rien, la multitude, dont le pouvoir d’émancipation virtuel est « au-delà de la mesure »[41]. Il faudrait entendre ainsi l’émergence révolutionnaire d’une nouvelle communauté : « nous sommes maîtres du monde parce que notre désir et notre travail le régénèrent continuellement »[42]. Quelque nouveau « refrain de l’Internationale »[43], nous incite à nous affirmer comme le sujet innombrable d’un désir d’être.

Le risque de tout refrain un peu entêtant est d’en faire oublier un autre. « Nous ne sommes rien, soyons tout » : mais comment inclure en contrepoint les autres chants du multiple, des spectres, de l’innombrable, afin que ce tout ne tende pas à nouveau vers 0 ? Nous suivrons sur ce point la suggestion de Jean-Luc Nancy, dans la Démocratie à venir : le contrepoint serait « ré-fa-mi-ré-do-si-do-ré-si-sol-sol ». Ce sont les notes du « Chant du départ », hymne de la France révolutionnaire en guerre écrit en 1794. Nancy le rechante parce qu’il continue à en appeler au peuple, à la République, tandis que la multitude envoie le peuple, je cite, « vers le rien et vers le tout ». Autrement dit, le peuple demeure ici quelque chose : « toujours quelque chose de l’ordre du peuple existe déjà, du peuplement, de la population, de la peuplade, avant que ne puisse ou que ne doive exister un peuple institué »[44]. Nous ne sommes donc, à vrai dire, jamais rien, nous avons toujours déjà un être réel, au sens où nous n’apparaissons jamais seuls. Nous avons même quelque chose à partager, c’est-à-dire l’être-avec de notre paraître ensemble, de notre comparution : nous partageons « le réel de l’être avec (…) qui ouvre ainsi l’espace de la chose publique qu’aucune identité ne soutient »[45].

L’être-avec du peuple est, je cite encore, le « caractère incommensurable de la commune mesure où le rapport a lieu » ; il est innommable, au sens où le simple nom de peuple « se précède et s’excède »[46]. Il est par suite innombrable, dirions-nous, c’est-à-dire toujours en excès vis-à-vis de lui-même, si bien que chaque nouvel excès, comme pouvait l’être la constitution européenne, est un pas en avant vers la constitution d’un peuple sans unité. Une telle approche de l’innombrable implique un certain retrait vis-à-vis du pouvoir révolutionnaire de la multitude, mais aussi une réaffirmation de son pouvoir constituant. Le peuple, est, par excellence, la machine constituante ou la machine de guerre qui tend vers l’excès sans tendre vers le tout, qui se globalise en résistant au pouvoir d’appauvrissement du capitalisme. Il surpeuple le monde sans le dépeupler virtuellement.

Conclusion

Combien sommes-nous ? Voici finalement une question qui nous oriente vers l’être du nous, d’un être qui d’emblée se partage, tout comme le « chant du départ » partage les voix entre un député du peuple, des guerriers, des mères de famille, des vieillards, des enfants et des jeunes filles. Combien sommes-nous donc, à nous partager l’être ?

Nous ne pouvons donner de réponse qu’orientée. Une réponse d’emblée réorientée par l’Occident, lequel détourne à son propre compte les nombres que lui livre l’Orient (5040, mais aussi 0, 1, 2, 3, 4). Ce détournement a une histoire, celle de l’excès de l’idée par rapport au nombre, excès qui permet d’abord de fixer le nombre de la communauté (5040) et qui devient de plus en plus immanent à la population, tout en tentant de la limiter et de la discipliner. Le dernier mot de cette histoire, c’est la domination mondiale de l’Occident : le monde s’avère entièrement soumis au despotisme du nombre, puis au libéralisme de l’Empire, pour lequel nous ne sommes jamais trop nombreux. La globalisation offre ainsi, pourrait-on dire, une version spectaculaire du nombre : l’activité de chacun est comptée en même temps qu’elle est exposée et l’on apporte une grande importance au nombre massif du public, même si cette masse est acquise d’emblée, puisqu’elle s’identifie aux acteurs et participe à la mise en scène de sa propre aliénation[47].

Nous sommes comptés, notre existence est comptée – mais en même temps, nous sommes innombrables. Nous sommes dans le nombre le nombre s’excédant. Ce peuple innommable, nous pouvons encore le nommer public, si nous parlons d’un spectacle qui se refuse à l’identification et entend justement se tourner vers les rapports réels des hommes entre eux et révolutionner son public. Nous pensons ici à deux théâtres tournés vers l’Orient. Celui de Brecht bien sûr, mais aussi celui de Novarina, inspiré de la pensée byzantine. Novarina partage les voix entre un nombre impossible de personnages (plusieurs milliers) et montre comment nommer à la fois l’innombrable et l’innommable, c’est-à-dire le nombre même : « Non sont les chiffres 1,2,3,4, les chiffres sont : pi, tel, rure, ranatte, tral, dévun, lab, tov, ilif, élouif, uptère, doducre »[48].

Mais tout aussi bien, le nom du nombre pourrait nous venir de l’Orient. Ce pourrait être un nom déjà vieux d’un Siècle, celui d’un peuple arabe qui n’envahit pas l’Occident, mais résiste à l’Impérialisme occidental. Sa sidérante mobilité dans le désert lui permet d’enfoncer par surprise des coins dans les armées adverses sans jamais se laisser compter. Ainsi, il fait de l’idée de communauté un espace, une expansion de chaleur et de lumière dont l’intensité ne varie plus et ne dépeuple plus. Ce peuple se dit « nous », par le biais d’un Occidental, Thomas Edward Lawrence[49]. Mais le nom qu’il se donne dans son baptême oriental est autre, c’est un nom féminin singulier pluriel : « nous avions baptisé notre troupe : l’Intruse ».

 

NOTES

[1] Jean-Christophe Bailly, « Avant-propos », revue Aléa 4, Paris, Christian Bourgois, 1983, p. 51.

[2] C’est dans ce numéro que se trouve la première version de La communauté désœuvrée de Jean-Luc Nancy ; pour une « histoire » de cette publication, qui comporte également et toujours « entre autres » un bel article de Jean-François Lyotard (c’était l’année du Différend) cf. J.-L. Nancy, La communauté affrontée, p. 23 sq.

[3] Jean-François Mattéi, Pythagore et les pythagoriciens, Paris, P.U.F., 1993, p. 25.

[4] Platon, Les Lois, V, 736c, trad. fr. Robin, in Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, 1950, p. 792.

[5] Ibid., 739e.

[6] Ibid., 739c, p. 796 ; sur l’attribution de la formule à Pythagore, cf. par exemple le livre de Mattéi déjà cité.

[7] Id., La République, IV, 423c, trad. fr. Robin, in Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, 1950, p. 985.

[8] Ibid., 423b, p. 984.

[9] Dans La République, le nombre assez arbitraire qui correspond à cette limite est 1000. On passe donc, comme le remarquera Aristote, de 1000 à plus de 5000 de la République aux Lois. Et pourtant l’hypothèse est respectée, puisque 5040 est bien le nombre hautement composé et divisible par toute la décade qui est le plus proche de 1000. Il est donc préférable à 7560, qui a les mêmes propriétés et trois diviseurs supplémentaires. On notera que 5040 a une autre particularité vis-à-vis de 7560. Son « taux d’abondance » (la somme des diviseurs d’un nombre, obtenue à partir de ses facteurs premiers, puis divisée par ce nombre lui-même) est supérieur à celui des nombres qui le précèdent (2,838) : c’est un nombre « surabondant », le 15ème de la série, puis l’on passe directement à 10 080 (pour les premiers nombres de cette série, voir par exemple la page de Charles Jean, http://www.recreomath.qc.ca/dict_superabondant_nombre.htm). Le taux d’abondance de 7560 n’atteint que 2,809 selon nos calculs.

[10] Ibid., VIII, 546b.

[11] A la suite de la théorie de Locke, qui, dans L’Essai philosophique concernant l’entendement humain, fait du nombre un mode de la pensée et des mathématiques une logique modale.

[12] Montesquieu, De l’Esprit des lois, XXIII, 17, Paris, GF, 1979, vol. II, p. 117.

[13] Cf. Althusser, Montesquieu, La Politique et l’histoire, Paris, P.U.F., 1959.

[14] Montesquieu parle ainsi de « Pays désolés par le despotisme », op. cit., XXIII, 28.

[15] « Le despotisme gronde aux frontières », interprète Bertrand Binoche, en précisant à juste titre qu’il gronde ainsi pour un Occident « passablement impérialiste et proportionnellement paranoïaque » (in B. Binoche, Introduction à l’esprit des lois de Montesquieu, Paris, PUF, 1998, p. 202).

[16] Montesquieu, op. cit., XXIII, I, p. 105.

[17] Cf. ibid., I,1 : « comme créature sensible, l’[homme] est sujet à mille passions ». Ainsi, Rome s’est dépeuplé parce que la corruption des mœurs féminines a dégoûté les citoyens du mariage (XXIII, 21).

[18] La population devient dans ce contexte un « personnage politique entièrement nouveau » : Foucault, Sécurité, territoire, population, Paris, Seuil/Gallimard, 2004, p. 69.

[19] Ibid., p. 73.

[20] Lyotard, « La quantité du silence », in revue Aléa 4, éd. cit., p. 55-63.

[21] A. Badiou, Le Nombre et les nombres, Paris, Seuil, 1990, p. 15.

[22] Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994, p. 17.

[23] Cf. ibid., p. 40.

[24] Id., Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 220-221.

[25] Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, § 3 et § 6.

[26] Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 9

[27] Lamartine, « L’isolement ».

[28] Beckett, Le Dépeupleur, Paris, Les Editions de Minuit, 1970, p. 7.

[29] Jean-Luc Nancy, Corpus, Paris, Métailié, 2000, p. 36.

[30] Ibid., p. 70.

[31] Ibid., p. 72-73.

[32] Id., 58 Indices sur le corps, 58ème indice, in 58 Indices sur le corps et extension de l’âme, suivi de G. Michaud, Appendice, Paris, Nota Bene, 2004, p. 65.

[33] Ibid., p. 66.

[34] Id., Corpus, p. 35.

[35] Cf. id., L’ « Il y a » du rapport sexuel, p. 27 sq.

[36] « Nous » avons abordé ce point dans un article : « La double vie de la famille hégélienne », Philosophie n°82, Paris, Minuit, 2004.

[37] Cf. l’interprétation de « l’homme aux loups » par Deleuze et Guattari, op. cit., p. 38 sq. : « Un seul ou plusieurs loups ? »

[38] Valère Novarina, Le Discours aux animaux, Paris, P.O.L., 1987, p. 111.

[39] A. Baricco, Next : Petit Livre sur la globalisation et le monde à venir, trad. fr. F. Brun, Paris, A. Michel, 2002.

[40] M. Hardt et A. Negri, Empire, trad. fr. D.-A. Canal, Paris, Exils, 2000, p. 430.

[41] Ibid., p. 431.

[42] Ibid., p. 467 : « le désir que la multitude exprime dans le mouvement du virtuel au possible est toujours constitué comme chose commune ».

[43] Ibid., p. 79.

[44] Jean-Luc Nancy, « Ré-fa-mi-ré-do-si-do-ré-si-sol-sol », in La Démocratie à venir – autour de Jacques Derrida, Paris, Galilée, 2004, p. 348.

[45] Ibid.,, p. 351.

[46] Ibid., p. 353.

[47] M. Hardt et A. Negri, op. cit., p. 237 ; La référence à Guy Debord va sans dire.

[48] Valère Novarina, Vous qui habitez le Temps, Paris, P.O.L. 1994, p. 18.

[49] T.E. Lawrence, Les sept Piliers de la sagesse ; la citation phrase suivante se trouve dans la traduction de R. et A. Guillaume, Paris, L.G.F., 1995, p. 58. Cf. également Deleuze, « La honte et la gloire : T. E. Lawrence », in Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 144-157.