La Satire post-exotique et la possibilité de l’engagement

Pour aborder ce sujet, je partirai de trois concepts dont je tâcherai au passage de donner une rapide définition :

– Premièrement le concept de communauté, qui pour faire simple renvoie à une dimension « organique » de l’organisation sociale. Prise dans son sens englobant et non particularisant (la communauté comme inclusion maximale et non les communautés comme retranchement du tout social), c’est certainement la grande utopie politique du XIXe puis du XXe siècle (notamment dans sa version communiste), et – pourrait-on dire – l’objet de tous les engagements de cette période. Or, en Occident, la communauté n’existe plus depuis longtemps, comme nous l’ont appris les sociologues1 : elle s’est dégradée dans cette forme où les liens sociaux sont plus relâchés (moins organiques) que serait la « société ». Et ce que découvrent aujourd’hui ces mêmes sociologues est que la société n’existe plus non plus2. Elle a elle-même été récemment remplacée par une forme plus accentuée de dislocation du lien social dans laquelle les individus ne tiennent plus guère ensemble que par la coercition plus ou moins douce de l’ordre mondial capitaliste, c’est-à-dire du marché.

– Deuxièmement la satire, qui est une forme littéraire relevant du comique, et consiste pour l’essentiel en une attaque du point de vue moral, avec rabaissement et exagération des travers dans le but de ridiculiser, d’une cible plus ou moins clairement identifiée. Quand la cible est la société dans son ensemble ou l’un des groupes qui la composent, on peut parler de critique sociale ou politique.

– Enfin, le « post-exotisme », qui est tout à la fois un courant littéraire (encore plus ou moins bien attesté3) et un vaste édifice romanesque marqué par la désolation. Cet œuvre, toujours en construction et riche aujourd’hui d’une vingtaine de récits parus sous divers noms d’auteurs : Antoine Volodine, Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Eli Kronauer, Maria Soudaïeva, Ingrid Vögel, etc., se présente comme un univers à la cohésion exemplaire, notamment dans le rapport ambigu au réel qu’il développe, la conception de la littérature qui le soutient, et la méta-réflexivité dont il fait preuve et qui permet notamment le déploiement d’un humour spectaculaire (comme par exemple dans le titre même de ce récit-clé, à la fois roman et théorisation du courant post-exotique : Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze4).

Le préfixe « post- » désigne une écriture qui vient après la défaite absolue de l’utopie politique, c’est-à-dire de l’hypothèse communiste qui a été minée par deux choses : l’échec dramatique et meurtrier du communisme soviétique – dont les camps et les purges sont parmi les figures honteuses qui hantent cette littérature – et la victoire insolente du capitalisme mafieux, lequel a enterré la précédente (et la possibilité de la politique par la même occasion). L’unité de cet ensemble littéraire vient alors essentiellement du fait qu’il prend acte de, et se fonde sur, l’impossibilité-l’inutilité-la

1 Voir en particulier le classique Communauté et société de F. Tonnies (Gemeinschaft und Gesellschaft. Grundbegriffe der reinen Soziologie, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt 2005).
2 Voir F. Dubet, Travail des sociétés, Paris, Seuil, 2009, qui commence son ouvrage ainsi : « Longtemps j’ai cru vivre en société… »

3 Dans le sens où il serait à l’initiative d’un seul homme, connu sous le pseudonyme d’Antoine Volodine. 4 Paris, Gallimard, 1998. Il sera désormais fait référence à ce titre comme PEDL.

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nullité dans ces conditions de toute critique et satire5, ainsi que par voie de conséquence de la possibilité d’un engagement collectif.

Or comme nous pouvons avoir le sentiment que ce n’est pas exactement – encore – tout à fait le cas (la fin de la politique, s’entend, donc de l’utopie et de l’espoir), cette littérature génère outre son effet humoristique, un profond saisissement et par la suite une réflexion critique, qui s’apparente dans les faits à un fort effet de satire, de nature sociopolitique : la postulation de l’impossibilité de la satire se révèle une excellente voie pour réintroduire vigoureusement celle-ci. Mais au-delà de cet étrange paradoxe, ce que nous voudrions interroger ici est la trajectoire même d’Antoine Volodine, passé en une quinzaine d’années de la marginalité, de la solitude et de l’anonymat le plus absolu, à la rencontre avec un large public et au partage d’un univers singulier. Car celui-ci a commencé à écrire, a-t-il confié, uniquement pour pouvoir lire ce qu’il avait envie de lire – et il s’est enfermé seul, dès lors, dans une vaste entreprise solipsiste :

Il y a bientôt vingt ans, j’ai commencé à écrire pour un public. Mais ce n’était pas pour moi le début de l’écriture. J’avais déjà écrit plusieurs livres auparavant. Car depuis mon enfance, depuis mon adolescence, disons, j’écrivais. Je composais des romans et des recueils d’histoires qui correspondaient exactement à mon goût et à mes attentes de lecteur. Comme il s’agissait de me faire plaisir, et non d’atteindre à travers les textes une reconnaissance sociale, un statut intellectuel, je ne les imposais pas à mon entourage. Je ne les faisais pas circuler, même auprès des gens qui m’étaient très proches. Pendant longtemps, pendant près de quinze ans, j’ai donc écrit des livres pour un public minuscule. Des livres bizarres, fantastiques, oniriques et clandestins, qui s’adressaient à un unique lecteur.6

Par la suite, il commença par être publié chez Denoël dans la collection « Présence du futur » et fut donc initialement rangé parmi les écrivains de sf. Cela témoigne assez bien, nous semble-t-il, de la réception particulière qui fut alors réservée à ses écrits et de la distance dans laquelle ceux-ci furent initialement tenus. Mais il fut bientôt reversé, après un court passage chez Minuit, dans la littérature générale et publié tour à tour par les plus grandes maisons d’édition comme Gallimard, Le Seuil, et plus récemment Verdier. Il est dès lors particulièrement tentant d’essayer d’interpréter les circonstances et les raisons de ce basculement dans l’édition généraliste à partir de la perception initiale de cette écriture comme sf : c’est bien le signe selon nous que les écrits de Volodine ont non seulement été reconnus comme appartenant à la « grande » littérature, mais également qu’ils ont soudain été perçus comme susceptibles de s’adresser à une communauté de lecteurs autrement plus large que ceux appartenant au cercle relativement étroit et très spécifique des amateurs de sf : c’est comme si Volodine s’était mis alors à parler à plus de monde, à être en phase avec son temps (donc un temps qui n’était plus seulement un temps singulier de sf). Comme si l’on découvrait un beau jour qu’il proposait un regard intéressant et «valide» sur le monde, avec éventuellement des idées/opinions/critiques sur celui-ci.

Le post-exotisme et l’aspiration à la communauté

On peut poser, comme point de départ, que le post-exotisme s’est développé principalement comme une littérature de la communauté disparue : il s’agit d’une littérature de l’échec de l’expérience communiste-communautaire, du désœuvrement qui lui succède, ainsi que du ressassement nostalgique des douleurs (inséparables parfois des délices) de la mémoire révolutionnaire en déroute. En ce sens, c’est une littérature du désespoir, de l’épuisement, du « no future » (ses tenants sont en voie d’extinction, voire d’extermination). C’est pourquoi elle prend volontiers la forme du cauchemar, comme dans Macau, où le héros, dès le début du texte ligoté, bâillonné et drogué, attend sa mort dans une rêverie hallucinatoire :

5 Jusqu’à envisager même une extinction de la littérature, le silence ou la mort de tous les narrateurs.
6 « Ecrire en français une littérature étrangère », in revue Chaoïd, n°6, http://www.chaoid.com/numero06/ecrire.html

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« Tu es chez toi, tu habites les vieux rêves, les mauvais rêves qui ressemblent au présent, qui ne sont plus du passé, ni des souvenirs, mais simplement le chemin interminable de la défaite, des camps, de l’épuisement et de l’absence »7

Cependant, si les œuvres sont dans ces conditions particulièrement sombres, ce qui les éclaire de manière remarquable est le fait qu’elles sont pleines d’humour, un humour certes « noir » et grinçant (comme lorsqu’il prend pour sujet le cannibalisme, dans Haïkus de prison ou Des anges mineurs, ou la schizophrénie, dans presque toutes les œuvres) mais revigorant, dans le sens où il réveille par son aiguillon le sens critique (ce qui est précisément un indice du rire satirique). De fait, souvent les romans flirtent avec l’absurde qui est à l’unisson de la nouvelle condition existentielle de ses acteurs, précaire, si ce n’est déjà abolie.

Comme celle de Samuel Beckett, il s’agit donc d’une écriture du déchet et du résidu, mais avec cette notable différence – qui fait de Volodine autre chose qu’un épigone de plus du maître irlandais — que celle-ci est pour ainsi dire à la puissance collective : si c’est encore dans l’esprit une écriture solipsiste, ce n’est plus une écriture de l’individu (une aventure de la conscience individuelle) comme l’était celle de Beckett. Car Volodine est pris par l’obsession du collectif, comme l’illustre par exemple cet amusant bavardage à « plusieurs » du narrat8 44 de Macau :

« Peut-être qu’on t’a assez entendu, dis-je.
Bah, je bavarde un peu avant la fin, dis-je.
Mais on t’a peut-être suffisamment entendu, dis-je (…) »9

De fait, dans les œuvres post-exotiques la communauté est présente partout, aussi bien dans les thèmes abordés (l’échec de la Révolution communiste mondiale, l’expérience des camps et des exterminations, etc.), que dans la pratique même de cette littérature, qui, tant à l’intérieur des fictions qu’à l’extérieur, entremêle divers narrateurs10, donnant ainsi naissance à des collectifs d’auteurs travaillant de concert à une tâche commune. A quoi il faut ajouter encore que la communauté se fait jour dans les effets, programmés et réels comme nous le verrons plus bas, de cette littérature. Mais n’anticipons pas…

Pour résumer, la configuration de base du post-exotisme peut être donnée comme la suivante :
1- au point de départ se trouve la réalité de la défaite définitive de l’utopie communautaire : le réel est capitaliste, individualiste, mafieux, sans avenir et définitivement sans espoir ;
2- se maintient cependant une « aspiration » à la communauté : de fait, celle-ci n’existe plus dans cet univers que sous la forme d’une nostalgie11.

« Bassmann, lui, n’attendait rien. Il s’asseyait en face de nos visages abîmés et les regardait. Il contemplait les photographies mal lisibles, spongieuses, les portraits obsolètes de ses amis hommes et femmes, tous défunts, et il se remémorait on ne sait quoi de trouble, et en même temps, de merveilleusement scintillant, qu’il avait vécu en leur compagnie, du temps où tous, nous étions autre chose que. »12

7 Antoine Volodine, Macau, Paris, Seuil, p. 76.
8 Le « narrat » est un sous-genre littéraire propre au post-exotisme. On en trouve la définition dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze.
9 Op. cit., p. 89. Dans les dédoublements qui se rencontrent souvent chez Beckett, on peut affirmer que se joue toujours, malgré tout, la question de l’individu solitaire et au final de son épuisement, tandis que chez Volodine le terminus ad quem de la multiplication est au contraire toujours la communauté.
10 De multiples hétéronymes prennent en charge l’identité auctoriale (on a déjà cité les principaux : Antoine Volodine, Lutz Bassmann, Ingrid Vogel, etc.)
11 A l’instar de ce qu’a pu théoriser Jean-Luc Nancy dans son essai : La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, 2004.
12 La phrase, comme souvent dans les écrits post-exotiques, se clôt avant d’être achevée. C’est un marqueur stylistique fort d’un monde incomplet, insatisfaisant, et en même temps du fait que la communauté existe et qu’il n’est donc pas besoin de finir les phrases ou les pensées pour se comprendre. PEDL, op.cit., p. 10-11.

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3- cette aspiration est littéraire : elle s’exprime dans la littérature des Quartiers de Haute Sécurité (d’où est censée sourdre toute littérature post-exotique) où sont enfermés les révolutionnaires déchus.

L’engagement dans ces conditions apparaît rigoureusement impossible puisque le temps est désormais postérieur à celui de « l’ultime défaite »13. Il ne reste plus qu’à se contenter de cette version minimale (et de ce « programme » minimum : « porter la parole de ces auteurs, les aimer »14, révélé par L. Bassmann) de la communauté aujourd’hui qu’est l’activité littéraire de ce cercle des auteurs/lecteurs du post-exotisme en voie d’extinction imminente. Il s’agit donc pour l’essentiel d’un résidu de communauté, réunie dans le souvenir partagé d’une lutte désastreuse, qui associe d’ailleurs l’idée de communauté à l’expérience de la prison, des camps et de la mort15. Cette expérience s’impose même comme le nouveau nomos de la communauté, ce qui peut se lire comme une expression satirique de ce besoin de communauté : celle-ci ne peut plus être appréhendée autrement que par l’intermédiaire de cette expérience singulière de la vie commune qu’est le camp, à la fois supplice de la communauté (le camp est une expérience destructrice du tout social) et assomption de celle-ci (par les solidarités qu’il fait naître dans l’horreur, le camp est aussi l’expérience – déplorable – d’une nouvelle condition commune)

Ainsi on peut dire que la littérature post-exotique, littérature de l’âge des camps, porte l’idée moderne de communauté dans sa dimension contradictoire (sa disparition de la réalité et le fait qu’elle reste un refuge contre le réel) – et de fait Antoine Volodine est quelqu’un qui dit être marqué par mai 68 et qui vit, comme ses œuvres en témoignent, dans le souvenir et l’échec de cet élan contestataire et communautaire.

Antoine Volodine et la « communauté qui vient »

Quelle forme peut alors prendre la communauté issue de cette aspiration qui s’exprime dans la littérature post-exotique ? On peut sans doute considérer qu’il s’agit là d’une communauté des « singularités quelconques », telle que l’a imaginée Giorgio Agamben16, l’être « quelconque » étant entendu non comme l’être « peu importe lequel », mais au contraire « tel que de toute façon il importe » :

« Que serait une communauté sans présupposés, sans condition d’appartenance, sans identité ? peut-on imaginer une communauté faite d’hommes qui ne revendiquent pas une identité (être français, rouge, musulman) ? Comment penser désormais une communauté formée par des singularités quelconques, c’est-à-dire parfaitement déterminées, mais sans que jamais un concept ou une propriété puisse leur servir d’identité ? »17

C’est bien à ces questions que semble répondre la prose du post-exotisme et l’étrange communauté qu’elle dessine. La forme prise par le quelconque chez Volodine est ainsi un vague vide, un flottement qu’expriment les phrases avortées, des personnages-narrateurs mal définis et donc interchangeables, des êtres sans « qualité » au point de sortir parfois de l’humain… En cela, le quelconque du post- exotisme reprend et prolonge celui de la littérature de Walser, de Kafka, de Beckett, mais toujours en s’en distinguant par le fait que celui-ci est devenu, sans doute pour la première fois, proprement communautaire…

Comme par ailleurs il est bien évident qu’il n’y a pas plus quelconque que les morts, la littérature post-exotique leur fait une grande place, cherchant avant tout à établir ou maintenir la communauté (autrement dit la communication) avec eux : le post-exotisme renoue par là même avec la forme sans

13 Ibid., p. 13.
14 Ibid.
15 En lien cette fois avec les analyses de Giorgio Agamben dans Homo Sacer, Paris, Seuil, 1998. 16 Cf. La Communauté qui vient, théorie de la singularité quelconque, Paris, Seuil, 1990.
17 Ibid., rabat de couverture.

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doute première de la « littérature », à savoir une forme de déploration, une tentative magique d’adresse aux défunts et de restauration du dialogue désormais impossible avec eux (et au final une annulation de l’horreur que représente la séparation de la mort). En effet, c’est sans doute la fonction anthropologique originelle de l’art que de mettre en œuvre une parole de nature différente en vue du maintien du lien entre les êtres par delà la mort. « Édifice mental… Mondes… Âpre charpente »18, la communauté du post-exotisme est ainsi souterraine, presque subliminale. Elle est conçue comme une « construction qui avait rapport avec du chamanisme révolutionnaire et de la littérature… » écrit Lutz Bassmann19, c’est-à-dire recourant à des moyens, par l’esprit, de parler avec les morts, de les visiter, de leur prêter vie. Antoine Volodine s’est expliqué sur cette rencontre étonnante et pourtant au fond si évidente du chamanisme et de l’écriture :

« Le chamanisme est une magie poétique, la possibilité de vivre intensément à l’intérieur d’un autre être, vivant ou déjà mort, ou pas encore vivant. Le plaisir de l’écriture, c’est d’accompagner chaque personnage souffle à souffle, dans ses sensations, dans ses illusions, dans sa veille et son sommeil. Il faut, pour que cette magie se réalise, qu’une grande proximité existe entre l’auteur et ses personnages. C’est une proximité intuitive, amoureuse, compassionnelle. Mais elle est aussi d’ordre chamanique s’il s’y rajoute un voyage dans le temps et dans l’espace, un changement de réalité. »20

Dans une terminologie littéraire plus classique, cela signifiera que la nature essentielle de ces textes est avant tout l’élégie, la litanie, la prosopopée, qui sont autant de formes d’évocation, d’hommage, de dialogue avec les morts, qu’on retrouve par exemple dans Les aigles puent, le chapitre 2 d’Ecrivains (intitulé « Discours aux nomades et aux morts »), ou encore dans le narrat 10 de Des anges mineurs dans lequel se glisse la plainte d’une femme qui se touche les divers endroits de la tête d’où sourdent les souvenirs de son compagnon assassiné. Et de fait nombreux sont les romans qui mettent en scène des épisodes de transmigration des âmes, des voyages intérieurs dans le passé ou dans la tête d’autres hommes, ainsi que par exemple la communication télépathique des hallucinations, dont le narrat 23 de Macau offre un exemple magnifique et saisissant21. Mais ce qui permet et justifie la résonance de cette littérature, par delà tout contact réel possible, dans l’esprit de ses différents acteurs (personnages, narrateurs, auteurs) et surtout lecteurs, est avant tout un travail sur les archétypes22 et sur ce à quoi l’on peut se référer sous le terme, repris par Volodine, d’« inconscient collectif » :

« Je souhaite décrire des mondes intérieurs, des zones où se rencontrent la pensée consciente, le fantasme et l’inconscient sous sa double forme : l’inconscient individuel et l’inconscient collectif. Je veux déplacer et désincarner tout cela pour que disparaisse toute possibilité de lien national entre le narrateur et la fiction. Je veux enchaîner tout cela à une mémoire qui soit commune à tous les individus quelle que soit leur origine, et, en gros, à tout être humain connaissant l’histoire de l’humanité au XXe siècle. »23

De telle sorte que c’est toute cette littérature qui, dans son ensemble, se rêve telle une maladie virale dont seule une véritable épidémiologie permettrait de savoir comment elle se transmet. C’est bien ainsi en tout cas que peut se comprendre l’appel étrange et le succès du post-exotisqme : parce que l’entreprise d’Antoine Volodine opère ce que l’on peut considérer comme une «synthèse identitaire » de son temps, au sens où Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit évoquait la concrétion d’une époque dans des « personnages » particuliers (le moine ascétique, le seigneur féodal, le

18 PEDL, op. cit., p. 16.
19 Ibid., p. 17.
20 « Tout se déroule des siècles après Tchernobyl », entretien avec J-D. Wagneur, http://www.liberation.fr/livres/0101292510-tout-se-deroule-des-siecles-apres-tchernobyl, consulté le 10/06/2012
21 Op. cit., p. 50-51.
22 L’expérience des camps, la Révolution mondiale ou la première extermination des Ybürs (un peuple imaginaire) fonctionnent ainsi moins comme références à l’intérieur de la diégèse que comme des marqueurs communs, un héritage abstrait mais partagé au niveau fantasmatique par tous les lecteurs contemporains. D’où le gommage par Volodine des éléments identitaires saillants de ses personnages et en particulier de leur ancrage culturel ou national.
23 « Ecrire en français une littérature étrangère », op. cit.

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révolutionnaire puritain, etc.). De ce point de vue, nul doute que la grande figure archétypale d’aujourd’hui, la figure nouvelle qui symbolise et résume notre temps (pour la conscience occidentale tout du moins) et que Volodine place au cœur de ses fiction, c’est le spectre (en tant que mort-vivant), le réfugié, le vaincu. Par son entremise, par la familiarité que nous éprouvons en commun pour lui en tant qu’habitants de la fin du XXe siècle et de du début du XXe, le post-exotisme rassemble les consciences éparpillées de ses contemporains qui se retrouvent dans la communion autour de ces figures désormais tutélaires. C’est aussi pourquoi, si l’isolat post-exotique naît d’une « déchirante solitude» comme le dit Bassmann, celle-ci peut paradoxalement déboucher sur une intense « plénitude » :

« A partir du moment où une réflexion eut démonté les ressorts les plus intimes de l’édifice collectif que nous construisions, ou plutôt que chacun de nous, dans sa déchirante solitude, contribuait à construire, une indéniable sensation de plénitude irrigua les productions post-exotiques »24

C’est par là que cette littérature parle ainsi à tous, et c’est bien là la propriété (la seule, naturellement) du quelconque.

La littérature comme « réalité » de la communauté et les possibilités de l’engagement

On peut par ailleurs pousser un peu plus loin cette idée selon laquelle l’avènement du post- exotisme, sa reconnaissance dans le champ littéraire, se font dans un contexte historique bien particulier qui favorise son expansion à la mesure des nouvelles ambiguïtés du réel dont il joue et qui le nourrissent. Le post-exotisme rencontre en effet une nouvelle ambiguïté du présent, liée à l’augmentation au sein de celui-ci du virtuel. L’essor de la réalité «augmentée», c’est-à-dire prolongée ou remodelée par des artifices informatiques, le développement d’une part de plus en plus importante de nos activités et de nos vies (travail, communication, loisir, socialité, sexualité…) sur le web, mais aussi par exemple le capitalisme financier d’aujourd’hui qui, avec les moyens modernes, opère une gestion économique des flux de plus en plus déconnectée de toute valeur réelle, troublent la frontière qui séparait réalité et imagination25. Historiquement donc, l’époque est pour ainsi dire au mouvement du réel vers le virtuel, mouvement qui ré-active et donne un sens nouveau à la vieille ambiguïté qui a toujours été celle du « statut de réalité » des mondes littéraires créés par les écrivains.

Or il se trouve que dans le même temps Antoine Volodine a pris publiquement position sur le statut de sa fiction : il a ainsi affirmé à plusieurs reprises dans des interviews son refus catégorique d’une utilisation politique de son œuvre. C’est donc là une attitude claire de dégagement, à rebours de l’engagement radical de ses créatures26. Par cette prise de position, il affirme que le post-exotisme n’est pas une construction politique réelle bien que ce soit un univers entièrement préoccupé par les questions politiques, mais qu’il s’agit uniquement d’un acte artistique. Cependant, et malgré les dénégations de l’auteur qui n’engagent ou ne dégagent – en apparence – que lui, il reste bien évident qu’il ne saurait y avoir de séparation franche entre les domaines. Parce que l’univers qu’il a créé est une authentique construction artistique, il s’agit dans le même temps d’une construction idéelle qui, par nature, ne peut faire autrement qu’introduire, même à son corps défendant, à une dimension politique bien réelle, à l’intérieur27 comme à l’extérieur de la fiction, c’est-à-dire dans le monde réel. Dans les termes de Jacques Rancière, cet univers, qui relève pour le coup clairement du « dissensus »,

24 PEDL, op. cit., p. 63.
25 Même si cela produit par ailleurs des réactions réelles, parfois violentes : faillites de banques ou d’Etats, actes terroristes individuels ou organisés, ou encore manifestations de rue telles que celles des Anonymous, Occupy Wall Street ou des Indignés.
26 Celui par exemple de l’hétéronyme Maria Soudaïeva, auteur des Slogans, donnée comme décédée il est vrai.
27A l’intérieur de la fiction, les écrits post-exotiques revêtent évidemment un caractère offensif : « c’état une construction intérieure, une base de repli, une secrète terre d’accueil, mais aussi quelque chose d’offensif, qui participait au complot à mains nues de quelques individus contre l’univers capitaliste et contre ses ignominies sans nombre. » PEDL, op. cit., p17.

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contribue ainsi indéniablement à opérer un déplacement du « partage du sensible »28. Il remodèle donc, par la fiction, les perceptions politiques.

Or de ce point de vue, il est frappant de constater les convergences entre « l’esprit », et même la lettre, d’un tel univers de fiction et certaines analyses radicales des impasses du monde contemporain issues de la société civile. On peut penser par exemple aux propositions insurrectionnelles des organes de la mouvance Tiqqun, qui, dans leur revue (cf Tiqqun 1 et Tiqqun 2) lancent, eux, des appels très concrets à la guerre civile contre l’ordre capitaliste mondialisé29. Une réalisation vidéo comme Et la guerre est à peine commencée30 manifeste ainsi, outre son propos révolutionnaire, une beauté poétique toute volodinienne et la référence qui est faite au « parti imaginaire » peut sembler rejoindre directement la dimension fictionnelle des écrits du post-exotisme. Le vocabulaire employé, les métaphores utilisées (la « méduse échouée », le « grand corps social de l’Empire », les « électrodes », la « métropole impériale », le « méchant murmure de la couveuse impériale », etc., empruntent ainsi directement au registre de la science fiction. Les images – saisissantes – de la banalité du réel, du néant, de l’angoisse, de la régression, comme des formules telles « ceux qui se sont réveillés sont le cauchemar de ceux qui dorment encore » relèvent là encore d’une inspiration qui est très proche de celle de Volodine. En outre, la référence à « l’errance de l’époque », aux ruines, au parti, au désastre, à la « règle du non-agir » sont là encore très proches de ce avec quoi ce dernier construit son univers. Un énoncé comme « les fictions sont des choses sérieuses. Nous avons besoin des fictions pour croire à la réalité de ce que nous vivons.» s’impose même dans ces conditions comme la formulation rigoureusement exacte de l’effet politique et bien réel de la littérature « quelconque » : c’est la conséquence logique de ce mouvement contemporain de virtualisation de l’existence qui redonne à la littérature une importance (dans l’ordre du réel) qu’elle n’avait plus.

A quoi il convient d’ajouter nombre d’autres traits structurels communs, comme le sont par exemple l’anonymat revendiqué des auteurs (camouflés sous des pseudonymes, hétéronymes, noms de personnages de fiction ou sous les appellations mystérieuses de « comité invisible », « parti imaginaire », Tiqqun de l’autre), la nature collective de la création à l’œuvre ainsi que de la pensée et du discours qui l’accompagnent, enfin le mode de diffusion privilégié, par «contagion» des consciences, de ces idées et univers, tranchant en cela avec les modes classiques de l’argumentation et de la narration, tout cela traduisant l’interpénétration et la confusion grandissante du réel et du fictionnel… Enfin, on peut surtout remarquer qu’au fondement de ces deux paroles, la parole littéraire post-exotique et la parole politique de Tiqqun, se retrouvent les deux mêmes fictions centrales, qui polarisent et fondent dans leur opposition les conditions d’une lutte en définitive identique : l’Empire et le Parti…

Mais la rencontre du post-exotique et du réel se situe encore sur un autre plan : celui des différentes formes de communauté qui sont non plus seulement postulées mais effectivement actualisées par cette littérature. Ainsi, on dénombre au moins trois niveaux où se réalisent des formes de communauté :

– à l’extérieur comme à l’intérieur de la fiction, chaque nouveau livre d’un nouvel auteur construit d’abord, en ajoutant sa pierre à l’édifice commun, la communauté artistique des auteurs post- exotiques : ce sont les nombreux hétéronymes qui signent tant les livres « réels » que ceux dont seuls les titres sont mentionnés dans les autres ouvrages (343 textes sont recensés dans la bibliographie consignée à la fin du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze). Ainsi naît, à un premier niveau, la communauté littéraire et spirituelle des révolutionnaires déchus reconvertis en écrivains et désormais emprisonnés voire assassinés dans les Quartiers de Haute Sécurité, communauté motivée par la

28Voir, par exemple, parce qu’il offre une bonne synthèse de la pensée de l’auteur, le premier chapitre de Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2007
29 On pourra notamment lire notamment avec profit L’Insurrection qui vient, Paris, La Fabrique, 2000 (signé du « Comité invisible ») ou un opus témoignant d’une forte élaboration intellectuelle et philosophique comme Contributions à la guerre en cours, Paris, La Fabrique, 2009

30 http://www.youtube.com/watch?v=owbXZ–4i20

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jouissance à la fois esthétique et politique de « l’entre-soi » et de la résistance face à l’Ennemi (cf. PEDL p.11.)

– à un second niveau, ces mêmes ouvrages, du moins ceux qui ont réellement été publiés, construisent la communauté esthétique des lecteurs des œuvres post-exotiques. Une communauté qui se trouve réunie, par-delà la simple lecture, par les liens chamaniques, ou si l’on préfère les archétypes, qui tissent comme on l’a vu une communication souterraine entre l’univers de fiction et le monde réel. Mais aussi et surtout cette communauté se crée par le partage d’une vision politique désespérée du monde qui opère la jonction entre l’univers romanesque et le présent historique des lecteurs.

– enfin, et c’est une spécificité tout à fait remarquable de cette littérature, celle-ci donne également naissance, à un troisième niveau, à la communauté des continuateurs « réels » du post- exotisme qui réinvestissent et prolongent cet imaginaire commun dans leurs propres créations : en musique, au théâtre, sous forme d’opéra, en vidéo ou au cinéma, les personnalités du monde réel qui ont prêté leur concours, voire leur imagination et leur art, au développement de l’esthétique post- exotique se comptent désormais par dizaines : Olivier Aubert qui signe les photographies qui accompagnent le texte de Macau ; Joris Mathieu qui a mis en scène Bardo or not Bardo et Des anges mineurs (présentés notamment au festival d’Avignon) ; Denis Frajman qui a composé les Suites Volodine; les nombreux acteurs, parmi lesquels Jeanne Moreau, qui ont prêté leur concours à l’interprétation au théâtre du Châtelet en 2005 des Slogans de Maria Soudaïeva ; à quoi l’on peut ajouter les critiques littéraires et universitaires (tels Lionel Ruffel, Frédéric Detue, Anne Roche, …et a fortiori désormais nous-mêmes…) qui ont analysé l’œuvre et l’ont explicitée pour un plus large public ; et cette liste ne serait pas complète sans mentionner les différentes interventions poétiques et photographiques, pour certaines anonymes, dont les traces sont consultables sur le site de L. Bassmann31.

En définitive, une telle activité collaborative, en phase avec ce que permettent les nouveaux médias et les réseaux sociaux, montre que se réinvente concrètement autour du post-exotisme et de son univers une communauté d’un nouveau genre. Car n’assiste-t-on pas par là à une création voire une réinvention du commun, un commun en quelque sorte « sans qualité », accueillant moins des identités que des apatrides, réfugiés de ce présent héritier des camps et de la mondialisation capitaliste ? Ce que ce commun a alors de quelconque est le fait qu’il s’enracine dans une solitude initiale, solitude finalement très paradoxalement partagée: c’est le commun du «seuls, ensemble» qu’écrivent Volodine, ses hétéronymes et ses continuateurs, un commun héritier de la décomposition du social et de l’idée même de communauté au sens désormais ancien (et définitivement relégué aux oubliettes) du terme. Ce « seuls, ensemble », Les Aigles puent de Lutz Bassmann en donnent un bref aperçu : il est à l’image de ce dialogue à trois dans une ville dévastée par les bombes entre un homme qui vient de perdre tous ses êtres chers, une poupée grotesque démembrée (un golliwog) et un oiseau mort retrouvés dans les ruines. C’est bien là la seule communauté à laquelle puissent encore aspirer des individus défaits – le maintien d’une parole – et c’est la littérature qui peut continuer à l’offrir par son « mensonge» qui maintient envers et contre tout le pouvoir de dire « nous », préservant par là même un « non-mensonge » bien plus essentiel tapi dans le réel :

« J’ai dit ‘nos visages’, parmi ‘nous’, ‘nous étions’. C’est un procédé du mensonge littéraire, mais qui, ici, joue avec une vérité tapie en amont du texte, avec un non-mensonge inséré dans la réalité réelle, ailleurs que dans la fiction. Disons pour simplifier que Lutz Bassmann fut notre porte-parole jusqu’à la fin, la sienne et celle de tous et de tout. »32

***

31 Ce site, http://www.lutzbassmann.org/, consulté en mai 2011, semble avoir (provisoirement ?) disparu. Reste que Lutz Bassmann est sur facebook !
32 PEDL, p. 11.

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Un critique a écrit récemment, avec ce qui pouvait sembler un certain bon sens, que « le communisme de la parole semble être, pour Volodine, tout ce que l’on a pu sauver de l’échec du communisme. »33 Mais c’est lire un peu vite cette littérature sous le signe exclusif de l’échec historique du communisme au XXe siècle, sans voir comment, par son pouvoir propre, la littérature post-exotique rédime, conserve et recycle, non l’expérience historique (ratée et désastreuse), mais l’esprit émancipateur et l’espoir portés par celle-ci. C’est ne pas voir, au-delà, le pouvoir de création de cette littérature qui, en prenant acte de la disparition de l’idée politique de communauté reformule un Commun différent, un commun qui passe par le littéraire pour se trouver en phase avec les conditions d’existence contemporaines. C’est en particulier parce que la littérature désaffilie ce commun de toute identité pour en faire une condition partagée de l’homme moderne – et faire de ses acteurs des réfugiés du naufrage de la révolution communiste en butte à un réel capitaliste et mafieux – que cette littérature travaille le « quelconque » qui nous réunit et peut en quelque sorte réinventer la communauté.

C’est faire fi enfin de ce mouvement historique de déréalisation de nos existences dans lequel s’inscrit la prose post-exotique et sans quoi il est impossible d’en comprendre la teneur ou la portée : notre époque est en effet marquée en profondeur par l’avancée dans les mentalités et le quotidien technologique de la virtualité : c’est devenu un fait qu’une partie importante de notre existence est désormais dématérialisée, parallèle, onirique, médiatique. Nous nous situons donc au moment où l’essor de la part du virtuel dans la réalité a considérablement rapproché celle-ci de l’imagination littéraire et lui donne une nouvelle pertinence, voire un poids dans le réel qui lui permet à nouveau, mais de manière différente, de porter une parole politique et aussi, comme nous avons essayé de le montrer, de porter un engagement nouveau. C’est en cela que cette littérature peut nous introduire à ce qui vient au devant de nous ou plutôt fait inexorablement retour, depuis les ruines du communisme.

33 Sabrinelle Bedrane « L’engagement poétique d’Antoine Volodine : le communisme de la parole », in M. Dambre, R. Golsan (éds.), L’Exception et la France contemporaine, Histoire, Imaginaire, Littérature, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2010, p.191.

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