« Communauté » et « culture »: les « autres » socio-anthropologiques de la modernité

——Par Stéphane Vibert.

Texte publié in : in Marc Chevrier, Yves Couture et Stéphane Vibert (dir.), Voyage dans l’Autre de la modernité – Essais d’anthropologie philosophique, Montréal, Fidès, 2011, pp.165-198

Résumé :

La modernité politique s’est constituée autour d’une perspective individuo-universaliste, sous les traits principaux du sujet autonome, de l’État de droit, de la démocratie représentative et des progrès de la Raison. Concernant la légitimation de l’autorité politique, le schème contractualiste s’est imposé comme un mode dominant afin de penser le consentement individuel à la base de toute collectivité humaine. A rebours, les sciences sociales ont tenté dès les lendemains de la Révolution française et jusqu’aujourd’hui d’élaborer des théories de la « société » dénonçant les illusions d’un individu fondateur, parce que naturellement libre et rationnel. Nous interrogerons donc la « communauté » (en sociologie) et la « culture » (en anthropologie) comme des concepts majeurs -mais polysémiques- qui cherchent à penser le sujet autonome non pas comme origine mais comme finalité normative de l’être social-historique, et également comme condition d’existence et de possibilité pour les capacités d’action politique individuelle et collective délibérée.


Si l’on suit l’une des intuitions les plus fécondes de l’anthropologue français Louis Dumont, l’idéologie moderne telle qu’il la définit se structure principiellement autour de l’idée-valeur de l’individu moral, libre et rationnel1. Non pas que cette émergence d’une subjectivité redessinée apparaisse comme le seul critère afin d’appréhender la nature de la dynamique moderne, mais l’on peut estimer à la suite de Dumont que la conception de l’individu comme être autonome va entraîner une reconfiguration majeure des différentes sphères de l’agir humain, que ce soit le religieux, le politique, l’économique, le juridique, l’esthétique, etc. D’aucuns considèrent à raison qu’il s’agit là d’un basculement général à l’intérieur d’une matrice théologico-politique commune à l’ensemble de la civilisation occidentale, mais qui bien entendu prend des figures très disparates selon les contextes historiques et sociaux particuliers2.

La « genèse de l’individualisme » déployée par Dumont invite à saisir la manière chaque fois spécifique dont la nouvelle figure subjective travaille de l’intérieur à l’autonomisation de champs sociaux, mais aussi à la transformation de chacun d’eux pris séparément. Dans des sociétés qui « sortent de la religion », selon les termes de Marcel Gauchet3, l’individu va jouer un rôle de valeur-pivot autour de laquelle se recompose l’intelligence des phénomènes et la redisposition des normes collectives. Ainsi, il est bien connu que le schème contractualiste, à travers ses successives expressions, commande une compréhension renouvelée de la nature de l’ordre politique, ainsi que de la légitimité qui soutient l’autorité centrale. Mais la naissance de l’économie ou du droit comme univers de sens et d’action autonomes vont également répercuter à leur niveau propre cette « révolution de l’individu », individu qui en retour se retrouve lesté de capacités et d’attributs quasi-naturalisés. Car l’individuo-universalisme moderne, ainsi que l’explique Robert Legros4, va engendrer une idée d’humanité comme radicalement insaisissable, tout à la fois potentialité ontologique d’arrachement aux coutumes, préjugés et traditions, pouvoir de penser et de juger par soi-même, initiation au devenir autonome. Or les droits fondamentaux substantialisent pour ainsi dire, et naturalisent des idéaux qui ne se déterminent que négativement : « la tolérance, le dialogue, l’indépendance du jugement, la critique du dogmatisme, du sectarisme, de l’orthodoxie, de toute révélation positive »5. Paradoxalement, le droit naturel moderne finit par se retourner contre toute idée de « nature humaine », qui serait par définition modèle normatif préalablement établi : « En concevant l’homme à partir de l’idée d’arrachement, d’un arrachement qui est en lui-même révélateur de la véritable vocation humaine, les Lumières ‘déterminent’ l’humanité par une indétermination essentielle, sa ‘nature’ par une dimension essentiellement non naturelle »6. C’est, on le sait, cette pente abstraite qui sera profondément récusée par le romantisme comme vecteur de déshumanisation et d’aliénation, d’inauthenticité et d’artificialisme. Et c’est dans le sillage de cette critique de l’individualisme abstrait et de ses conséquences culturelles et socio-politiques que deux notions fondamentales vont apparaître, marquant pour ainsi dire la naissance des sciences sociales modernes : d’une part, la « communauté », considérée par Robert Nisbet comme le concept initial de la sociologie émergente7, et d’autre part, la « culture », qui va jouer un rôle prépondérant dans l’érection de l’anthropologie dite justement « sociale et culturelle » en discipline scientifique à part entière.

En quel sens nous faut-il considérer ces deux notions comme des « Autres socio-anthropologiques de la modernité »? Si l’on accepte la caractérisation de la modernité par l’hégémonie croissante de l’idéologie individualiste, par son intégration en tant que principe central dans toutes les sphères de l’agir collectif, cela signifie, comme nous l’avons dit, qu’a dû être concomitamment réinventée une perception originale de l’être-ensemble. Or, au XIXe siècle, l’arrangement collectif appelé à soutenir et exprimer le principe de subjectivité autonome va essentiellement se traduire sous le double registre de la « société » (sur le plan de la puissance collective interne de « production », tant matérielle au travers de l’économie marchande, que sociale par les rapports contractuels privés ou qu’esthétique par l’expression artistique) et de la « nation » (sur la puissance collective externe de manifestation, tant intellectuelle par un esprit national unitaire que matérielle par une politique étrangère ou diplomatique agressive voire irrédentiste). Car ainsi que le dit Marcel Gauchet : « l’autonomisation achevée de l’économique et le dégagement de l’individu en tant justement qu’acteur économique qui l’accompagnent impliquent (…) une transformation radicale de la représentation du lien social »8. Or, d’une part la « société » (notamment sous l’acception de « société civile ») va prendre le nouveau sens d’une production de la collectivité par elle-même, production à la fois normative et historique, par l’intermédiaire de l’activité industrielle, du progrès technique et de l’auto-perception dans la durée; et d’autre part, la nation (sous les traits de la nation civique) va se présenter comme la véritable « société des individus », en tant qu’exprimant de manière particulière l’universalité de la raison historique en acte, la citoyenneté délibérative et ouverte, ainsi que l’émancipation politique d’une collectivité souveraine. Plus ou moins problématiquement, les deux notions de « société » et de « nation » tenteront de représenter la figure collective (à la fois comme condition de possibilité, lieu d’expression et résultante causale, trois perceptions qui induisent par ailleurs des ontologies sociales différentes et concurrentes) de l’interaction entre individus rationnels et autonomes. Une interaction dont les manifestations ne se réduisent d’ailleurs jamais aux actes volontaires et conscients des membres pris séparément, comme l’indiquent toutes les dénominations faisant appel à un moteur caché quoiqu’immanent, comme la fameuse « main invisible » chère aux économistes libéraux ou les « effets émergents » (voire « pervers ») des diverses théories de l’acteur rationnel.

Il serait d’ailleurs à cet égard important d’aborder la façon dont ces traductions collectives de l’individualisme finissent toujours par renvoyer à un au-delà plus ou moins implicite de l’individualisme (et les conséquences que cela emmène sur le plan de la théorie sociologique), ainsi que continuent de le faire dans leur perspective la théorie de l’action rationnelle (par exemple à travers les « bonnes raisons » excipées par l’individualisme méthodologique de Boudon9) ou la théorie des jeux de nos jours (comme l’a fait brillamment J.-P. Dupuy dans « Le sacrifice et l’envie »10, retrouvant en Adam Smith un précurseur des anticipations rationnelles). Mais historiquement, en rupture explicite avec la « société civile » et la « nation civique » comme relais de l’idéologie individualiste, se sont présentées deux notions censées critiquer et limiter les prétentions de cette posture : la « communauté » et la « culture », qui peuvent donc être appréhendées comme les « Autres » socio-anthropologiques de la modernité humaniste. Entendons-nous bien avant de poursuivre : nous comprenons l’expression « Autre de la modernité » ici comme la dimension à la fois opposée, complémentaire et irréductible qui sert d’envers à la face visible de la perception majoritaire commune aux modernes. Il n’est ainsi pas anodin d’avoir recours, comme le fait Dumont, au concept d’idéologie moderne. « Idéologie » est ici à entendre à la fois dans son sens neutre et descriptif (ensemble de représentations et d’idées-valeurs), mais également dans son sens critique investi par Marx (tout en récusant son soubassement sur le déterminisme de classe) : sorte de pli de la représentation qui voile et obscurcit certaines conditions d’existence réelles et objectives de la vie sociale. Dès lors, les Autres socio-anthropologiques de la modernité n’incarneraient pas tant des dimensions « antimodernes », archaïques ou passéistes, passibles uniquement de connaissance et de mémoire, que des couches de signification sédimentée, des réservoirs de sens perpétuellement réactivés (de fort hétéroclites manières, plus ou moins confuses au plan épistémologique et plus ou moins convaincantes sur le plan de la traduction socio-politique), parfois « en creux », c’est-à-dire du fait de l’insistance unilatérale et réductrice sur le subjectivisme auto-suffisant, qui finit régulièrement par appeler son contraire afin de le contrebalancer. Les incarnations successives de ces notions – notamment si l’on considère l’extraordinaire polysémie des termes « communauté » et « culture » jusque leurs déclinaisons contemporaines et même postmodernes – illustrent à l’évidence que se joue ici autre chose qu’un simple résidu de transcendance, d’obscurantisme ou de tradition à réduire patiemment grâce au travail de la maîtrise scientifique, de la rationalité instrumentale et du dévoilement critique. Bien plutôt – et c’est là l’hypothèse centrale de ce texte –, c’est de la mise au jour d’une dimension sans doute irréductible de la condition humaine dont il s’agit : l’inscription des êtres dans un monde de sens et d’appartenance, relayée de façon historique, localisée et contingente par les notions de « communauté » et de « culture », deux notions qu’il convient d’examiner d’un peu plus près.

La communauté : le versant sociologique de la modernité individualiste

Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que les réactions contre l’individualisme et sa reconstruction de l’ordre social sur des bases rationnelles, soutenue par le progressisme moral, l’utilitarisme politique ou l’économie classique, émergent au XVIIIe siècle dans le sillage d’une critique d’obédience romantique ou conservatrice des idéaux révolutionnaires. Dans le cadre d’un bouleversement de l’ensemble des structures politiques et socio-économiques, les sciences sociales dans le cours du XIXe apparaissent comme portant une critique interne de la modernité à propos d’elle-même. En effet, elles aspirent à circonscrire un espace collectif harmonieux qui à la fois préserve les droits subjectifs tout en les encadrant, les empêchant ainsi de dégénérer en lutte de tous contre tous, synonyme d’anomie, de concentration capitaliste et de misère sociale. Plus particulièrement, la sociologie « se donne alors pour tâche, soit d’établir théoriquement-normativement les conditions du maintien de l’intégration sociale face aux forces dissolvantes qui sont libérées par la subordination de la société à la logique économique individualiste, soit de fournir une expression scientifique et systématique à la contestation croissante dont fait l’objet la légitimité d’un ordre sociétal fondé idéologiquement et pratiquement sur le libre jeu des lois du marché »11.

Ainsi s’exprime le paradoxe des sciences sociales : pour une bonne part, leurs objectifs et valeurs politiques sont aussi modernes (et parfois même révolutionnaires) que leurs concepts et présupposés se révèlent conservateurs, au sens où il s’agit de préserver une dimension collective indispensable à l’épanouissement de l’homme, sans pour autant revenir aux appartenances contraignantes et hiérarchiques des sociétés pré-modernes. D’où le succès fulgurant connu par la notion de « communauté », qui incarne à la perfection ce contraste et se présente de ce fait comme un concept majeur de la « tradition sociologique ». Comme on le sait, la genèse spécifiquement sociologique du concept de « communauté » se comprend à partir d’une gangue conservatrice, contre-révolutionnaire puis romantique (Bonald, Burke, Carlyle) pour une part, et, pour une autre part, de la redécouverte du moyen-âge européen, de ses solidarités corporatives, villageoises ou municipales par divers historiens et juristes (Savigny, Fustel de Coulanges, Von Gierke). Cette double source contribue à alimenter l’imaginaire des premiers sociologues, en fournissant l’exemple de structures sociales hiérarchisées représentant « tous les types de relation caractérisés à la fois par des liens affectifs étroits, profonds et durables, par un engagement de nature morale et par une adhésion commune à un groupe social »12. Étudié jusqu’alors par tous les domaines de connaissance (histoire, droit, théologie, philosophie politique) sans conduire à un concept unifié (« Communitas, universitas, corpus, civitas et, moins couramment, societas renvoient à ce que nous pouvons appeler, en termes génériques, le groupe social »13), la « communauté » devient progressivement au XIXe siècle un objet réel du savoir sociologique, appréhendé sous divers angles plus ou moins complémentaires : valorisé pour son potentiel d’intégration morale nécessaire à l’élaboration d’une « statique sociale » chez Comte, observé en termes statistiques et comparatifs comme forme d’association (famille, monastère, coopérative) chez Le Play, encensé comme contre-pouvoir local à l’encontre des tyrannies éventuelles de la puissance des masses chez Tocqueville, ou encore semblant d’union collective cachant aux individus leur aliénation au Capital chez Marx. Mais c’est évidemment chez l’Allemand Ferdinand Tönnies que l’opposition communauté / société acquiert une valeur paradigmatique, qui sera reprise et développée selon des méthodologies et des conceptualisations diverses par Durkheim et par Weber. Au delà des nuances propres à chaque typologie, il convient de souligner deux convergences théoriques, fondamentales pour le devenir de la « communauté » comme concept sociologique14.

D’une part, la « communauté » chez ces trois « pères fondateurs » de la discipline (Tönnies, Durkheim et Weber) se pare des stigmates de la vie « naturelle », une vie qui certes ne renvoie plus à l’état de nature imaginé par les théoriciens contractualistes du politique, mais qui en relaie certains aspects, comme la dimension amorphe, massifiée, quasi-inconsciente des rapports sociaux (un quasi-déterminisme du tout sur les parties, de la collectivité sur les membres). S’il existe bien une socialité humaine de type traditionnel (et non seulement des familles ou des individus dispersés, en contact de façon discontinue par une promiscuité sexuelle éphémère), cette dernière se caractérise par sa profonde homogénéité15, qui se traduit au niveau des rapports interpersonnels par la prédominance de l’action routinière et non réfléchie, fondée sur la répétition et l’habitude. On trouve la traduction de ce genre d’analyses autant dans les déterminations de la « volonté organique » (Wesenwille) de Tönnies, de la solidarité mécanique durkheimienne ou de l’activité sociale « traditionnelle » ou « affectuelle » (émotionnelle) définie par Weber, et ce, bien que ce dernier favorise l’analyse de la forme d’activité significative pour l’acteur (« communalisation » : Vergemeinschaftung) au détriment de l’institution sociale qui en résulte (Gemeinschaft)16. Comme on le sait, les comportements « traditionnels » et « affectuels » qui fondent la dynamique de communalisation se trouvent selon Weber « à la limite » de l’activité significative qui seule mérite le privilège d’être « sociale », et sont davantage appréhendés comme des irrationnelles « réactions à des excitations »17 que comme des orientations conscientes.

D’autre part, et ce second point commun aux trois auteurs prolonge leur intuition première, la tentation évolutionniste (le passage progressif de la communauté à la société par rationalisation des formes d’activité) s’avère chez chacun contrebalancée par l’intention typologique, qui permet d’envisager la coexistence de différents types d’activité et de relation sociales à l’intérieur d’une même période historique. Procédant par disjonction systématique grâce à l’opposition paradigmatique à la « société », la « communauté » incarne les liens du sang, du lieu et de l’esprit régissant les comportements par l’affect et l’habitude dans un univers de coutume et de religion, à rebours des liens du contrat et du marché, créés par réflexion rationnelle et quête de l’intérêt personnel. Ainsi, la notion de « communauté », une fois débarrassée des pesanteurs archaïques, routinières, superstitieuses et inégalitaires propre à une culture « traditionnelle » hégémonique (culture qui définit en fait toute appartenance à un monde non moderne), voit s’ouvrir un nouvel horizon d’expression, tant sur le plan des représentations que des actions (sociales, culturelles et surtout politiques), permettant sa réintégration dans l’univers moderne comme aspiration consciente et idéal de réforme (et non plus seulement comme nostalgie d’une concorde unanimiste révolue ou philosophie organiciste conservatrice faisant office de rempart contre l’artificialisme mécanique et atomisateur).

Il ne sera dès lors plus question d’exclusivité d’un mode d’organisation au détriment de l’autre (par succession dans le temps) mais de prédominance de l’un sur l’autre, tout état culturel révélant une coexistence des liens de communauté et de société. C’est pourquoi tant chez Tönnies, Durkheim que Weber, la notion de « communauté » et les types de relation qui lui sont attachés (sentiment, émotion, morale, tradition) deviennent toujours plus constitutifs de (et nécessaire à) la modernité naissante, quoique restant largement subordonnés (sur le plan des représentations) à l’hégémonie des rapports contractuels et instrumentaux qui spécifient le conventionnalisme politique et économique. Plus encore, la critique sociologique de cette modernité individualiste et capitaliste trouve son aboutissement dans l’assomption conceptuelle de la communauté, celle-ci incarnant progressivement un type d’unité qui, non plus inconscient et spontané mais réfléchi et volontaire, permettra de modérer la désagrégation sociale induite par la rationalisation froide des comportements et des institutions. L’espérance en un certain « socialisme communautaire »18 chez Tönnies et Durkheim ou le constat weberien de la communalisation moderne (sous forme nationale ou ethnique) exprime sous des aspects différents la tentative de conjuguer les progrès en termes de libertés et droits subjectifs avec le maintien d’une unité sociétale irréductible aux seuls intérêts égoïstes et rapports contractuels. D’où l’instance de la sociologie naissante sur ces formes modernes de communauté (syndicats, corporations professionnelles, sociétés secrètes, ou encore les quartiers urbains et les groupes ethniques avec l’Ecole de Chicago) aptes à socialiser et moraliser l’individu au sein d’appartenances partielles mais vecteurs essentiels de l’intégration sociale.

Il convient d’ailleurs de souligner deux orientations majeures, bien différentes, dessinées par cette réhabilitation de la notion. En Europe, la « communauté » va contribuer à accentuer au début du XXe siècle l’imaginaire d’un « autre » de la modernité individualiste, au point d’incarner une mythique restauration de l’Un ontologique sous les auspices de l’expérience totalitaire, du Peuple-Un. Alors que la distinction sociologique communauté vs société s’est élaborée sur fond d’une opposition entre unité (homogénéité religieuse, morale et coutumière a priori par-delà les différences de rôle, de statut ou de pouvoir) et pluralité (hétérogénéité d’intérêts et de finalités qui doivent envisager une conciliation voire une harmonisation a posteriori par l’intermédiaire du contrat et du marché), l’entreprise de restauration de l’unité vise « la représentation d’un peuple entièrement rassemblé, sans division interne, tout actif, mobilisé en direction d’un but commun à travers la diversité de ses activités, et, pour cette raison même, dans le même temps, voué à extirper de soi tout ce qui porte atteinte à son intégrité, à éliminer ses parasites, ses nuiseurs, ses déchets »19. Il s’agit donc d’une certaine façon de travailler à la disparition de la scission sociale qui caractérise la « société », visible principalement à travers la lutte des classes, afin de retrouver l’unité perdue – infiniment proche d’une communion étymologiquement attachée à la « communauté » – du fait des contradictions internes au système capitaliste : « à partir du refus du conflit inscrit dans l’idéologie bourgeoise, l’État fasciste rejoint l’État censé réaliser le communisme dans une même affirmation de l’identité de la société avec elle-même, que ce soit sous la forme de l’unité de la société avec son vouloir politique incarné dans l’État, ou sous la forme de la convergence des intérêts et des aspirations de l’ensemble des agents sociaux. Dans l’un et l’autre cas surgissent des régimes également fondés sur l’ambition d’éliminer le conflit ou de surmonter la division de la société »20. De ces tentatives de restauration de l’Un ontologique selon les lois d’une philosophie de l’histoire purement immanente va sortir, en Europe surtout, une profonde déconsidération de l’idée même de « communauté », accusée de charrier dans sa besace les ferments du conformisme, de la massification, du contrôle moral et de l’homogénéité, à l’encontre des valeurs libérales d’épanouissement personnel, de liberté, d’originalité et de diversité. Ce n’est pas par hasard qu’au terme de « communauté » est souvent attachée – notamment dans une perspective républicaine française assez virulente – la désignation de « communautarisme », qui désigne péjorativement certaines tendances au repli, à l’autarcie, à la tradition et à la ghettoïsation (par opposition à une « communauté de citoyens »21, en fait une société nationale civique, favorisant l’intégration et l’égalité en même temps qu’assurant les droits et libertés individuels).

A contrario, seconde orientation majeure, la notion de « communauté » a connu un destin bien différent dans le monde anglo-saxon, notamment en Amérique du nord. A partir des travaux pionniers de l’école de Chicago s’est en effet imposée une traduction socio-anthropologique de la « communauté » généralement conçue comme partie intégrante indispensable de la « société » globale22. L’idéologie individualiste s’inscrivant au fondement même de la religion civique aux Etats-Unis, son caractère indiscutable s’est articulé à une insistance complémentaire (et non contradictoire dans l’esprit de ses partisans) sur l’importance du lien « communautaire », de proximité et d’affinité (communautés locales, religieuses, morales, d’intérêt), comme lieu d’expression et de défense des libertés individuelles, face à un pouvoir politique toujours perçu comme potentiellement tyrannique et centralisateur. Initialement reliée aux différences les plus marquantes (minorités religieuses comme les Mormons ou les Amish, minorités ethniques comme les Italiens ou les Polonais, minorités « raciales » comme les Afro-Américains, les Amérindiens ou les Asian American), ainsi qu’à la dimension locale (la paroisse ou le village comme lieu des relations interpersonnelles où « tout le monde se connaît »), la « communauté » a longtemps figuré un « monde dans le monde », non pas voué à contredire la société globale mais au contraire à incarner son tissu élémentaire. D’où le recours en Amérique du Nord aux théories associationnistes, censées rétablir le lien entre l’individu isolé et l’État bureaucratique, selon des règles morales d’entraide, de solidarité et de coopération. La notion de « communauté » mêle ici inextricablement la dimension empirique (une sorte de réseau social élargi) et l’idéal politico-social, ainsi que le prouvent depuis une trentaine d’année l’émergence de courants situant les maux actuels de la société (délinquance, incivisme, absentéisme, égoïsme) dans l’affaiblissement des liens communautaires et appelant par conséquent à leur restauration : mouvances communautariennes en philosophie politique (Sandel, McIntyre) ou en sociologie politique (Bellah, Etzioni), écoles du « capital social » (James Coleman et Robert Putnam), théories des « réseaux sociaux » (Granovetter), études sur la « capacité communautaire » (Chaskin, par adaptation de la notion de capability élaborée par Amartya Sen), etc. Tout en se référant prioritairement à un mode de relations inter-personnelles, la « communauté » (sous les quatre principales figures de l’appartenance locale, du groupe identitaire, de l’organisation associative et de l’union civique nationale23) en Amérique du nord peut être comprise comme une notion profondément subjectivisée dans la période contemporaine, dans le prolongement des ethnic studies, cultural studies ou gender studies, engagées dans une critique radicale de toute essentialisation potentielle des identités et appartenances collectives. En effet, à travers les figures du pluralisme culturel, de la mosaïque ethnique ou du multiculturalisme, la « communauté » identitaire en est venue progressivement à signifier d’abord une appartenance élective, choisie et revendiquée, soutenant la position socio-politique du sujet dans l’espace pluriel24. Malgré l’ontologie sociale propre au courant communautarien mettant l’emphase sur l’inscription de l’homme au sein d’un monde préexistant et contribuant à former ses valeurs et fins ultimes, la perception générale « politisée » de la communauté ou de l’identité (nous verrons que cela constitue une évidente homologie avec l’évolution de la notion de « culture ») érige ces réalités en ressources, stratégies et intérêts, mobilisables plus ou moins consciemment par le sujet individuel afin de dessiner son parcours de vie et de réaliser son épanouissement personnel. Se conclurait ici un cheminement qui réintègre la figure de la communauté dans la modernité individualiste, au sens où elle ne permettrait plus réellement à appréhender l’existence d’un au-delà collectif aux actions et représentations subjectives.

La « culture », ou le fondement de l’anthropologie

Il est possible de tracer une perspective analogue en ce qui concerne le concept de « culture ». Si l’antithèse entre culture et civilisation25 s’est fondue un temps dans l’opposition historique et politique entre nation culturelle et nation civique26, elle s’est également insérée dans le schéma évolutionniste de l’anthropologie, sous les traits d’une « culture primitive » de l’humanité originelle persistant chez certains peuples exotiques (notamment les nomades chasseurs cueilleurs), alors même que la civilisation occidentale s’auto-caractérisait par le Progrès techno-scientifique, l’État rationnel et moult aspects concomitants (urbanisation, industrialisation, individualisation, etc.). Du fait de son appartenance au courant évolutionniste, qui cherchait à démontrer l’unité du genre humain (à l’encontre des doctrines polygénistes de la pseudo-science racialiste) tout en déterminant les facteurs causaux des différences entre sociétés, Edward B. Tylor fut l’un des premiers à tenter de construire une définition englobante du concept de culture qui satisfît à ces deux exigences : « ensemble complexe incluant les savoirs, les croyances, l’art, les moeurs, le droit, les coutumes, ainsi que toute disposition ou usage acquis par l’homme vivant en société »27. Ainsi que le rappelle le remarquable et synthétique ouvrage de D. Cuche sur la question, en publiant l’ouvrage Primitive culture dès 1871, Tylor « fut le premier ethnologue, effectivement, à aborder les faits culturels avec une visée générale et systématique. Il fut le premier à étudier la culture dans tous les types de sociétés et sous tous ses aspects, matériels, symboliques et même corporels »28. Tout en s’interrogeant sur les mécanismes de l’évolution culturelle dans un cadre progressiste par étapes universelles, cette démarche établissait une continuité définitive entre « primitifs » et « civilisés », désormais séparés par une différence de degrés et non de nature.

Dès la sortie de l’anthropologie de son moment fondateur évolutionniste (Tylor, Frazer, Maine, MacLennan), au tout début du XXe siècle, ce n’est bientôt plus la Culture (considérée selon certains stades spécifiques de son progrès universel) mais les cultures qui sont abordées comme objet d’étude scientifique, en élaborant (avec Boas29, Malinowski ou l’école française de Durkheim et Mauss) un point de vue relativiste sur les « totalités socio-culturelles » qui intègrent l’être individuel dans un univers collectif de sens et d’action30. Malgré la diversité des courants théoriques qui parcourent le devenir du champ anthropologique, ce postulat de base reposera au fondement de la discipline en son ensemble jusque dans les années 1970, tant pour le culturalisme américain que le structuro-fonctionnalisme britannique, en passant par l’héritage de l’école française (Leenhardt ou Griaule par exemple). La « culture » reste comprise comme un espace symbolique et matériel unissant les représentations, les idéaux et les valeurs partagés dans une collectivité, et supposant l’interdépendance des différentes institutions sociales (langue, système politique, économie, droit, religion). Le terme de « culture » devient alors un outil privilégié afin de répondre au défi initial (et toujours présent) de la connaissance anthropologique : tenter de réconcilier l’évidente diversité des groupes humains avec l’unité fondamentale de l’humanité. Dans la pluralité de ses incarnations, l’anthropologie s’élabore en cherchant à démontrer combien l’existence de l’être humain ne peut être comprise qu’à travers le prisme de médiations qui informent jusqu’aux fonctions vitales, au travers d’une véritable « incorporation de la culture » qui structure les pensées et les pratiques les plus quotidiennes. Ainsi que l’exprime excellemment Marshall Sahlins, reprenant à son compte cette intelligibilité élargie de la notion (à l’encontre du postulat structuro-fonctionnaliste opposant structure sociale à « culture » comme représentations et idéaux, et supposant la prééminence de la première sur la seconde), « le concept de culture englobe chacune et toutes les formes de pratiques humaines, y compris les relations sociales : tout ce qui est symboliquement constitué et organisé. (…) le système des relations sociales n’est plus considéré comme distinct de la culture, mais comme étant lui-même culture »31. Tout comme pour le concept de « communauté », on a assisté à une constante oscillation entre la perception de la « culture » comme totalité organique (ou contribuant d’un point de vue « idéel » à assurer l’existence de cette totalité matérielle), d’une part, et, d’autre part, la prise en compte des conflits d’interprétations, des rapports de force, des changements sociaux qui sous-tendent la compréhension d’une « culture » à un moment donné.

En général, les courants du culturalisme américain ou du structuro-fonctionnalisme britannique (et ce même si le premier fut nommé « anthropologie culturelle », alors que le second se fit reconnaître comme « anthropologie sociale » par l’attention qu’il portait prioritairement aux institutions sociales comme vecteurs de l’intégration et de la solidarité entre les groupes aux niveaux les plus divers : tribus, clans, classes d’âge, etc.32) avaient tendance à privilégier la première approche, fut-ce à travers des conceptualisations parfois très différentes du rôle de la « culture » : comme détermination de types de comportement physio-psychologiques au travers d’une socialisation primaire de la personnalité (d’où le nom désignant la très fameuse école « Culture et personnalité » regroupant les positions diversement accentuées de Benedict, Sapir, Mead, Linton ou Kardiner33) ou comme système d’idées partagées, de symboles et de significations qui vient à la fois orienter et s’intégrer à une structure sociale, en tant que « sous-système » favorisant le maintien de la stabilité collective et la transmission des valeurs communes (certaines versions du fonctionnalisme britannique iront jusqu’à comprendre la « structure sociale » davantage comme une « réalité mentale » que comme une unité morphologique organiquement solidaire, assumant de ce fait « un mouvement de la fonction à la signification »34, mouvement incarné selon Pocock par les transformations de la théorie fonctionnaliste de Radcliffe-Brown à Evans-Pritchard).

Par contre, on sait qu’à partir des années 1960, différentes approches vont émerger afin de contester la vision jugée statique, figée, a-historique et faussement unanimiste de la « culture » propre à l’anthropologie classique, qu’elle fut d’orientation fonctionnaliste ou culturaliste. Cette entreprise de contestation et de reformulation reçut des incarnations hétérogènes mais se manifesta avant tout comme une réhabilitation de la « dynamique » du changement historique dans les perceptions des identités collectives, jusqu’à fournir le nom d’un nouveau courant anthropologique (l’« anthropologie dynamique », censée regrouper tant l’école de Manchester de Gluckman ou Turner et les études des modalités de conflit politico-culturel que certaines figures françaises comme Bastide ou Balandier35). Dans cette nouvelle perspective, ce ne sont plus les ensembles culturels (perçus comme des ordres institutionnalisés et stabilisés) qui doivent être pris comme objet scientifique privilégié, mais un certain nombre de processus (changement, conflit, transformation, adaptation, désordre, déséquilibre) mieux aptes à rendre compte du caractère perpétuellement mouvant de la réalité humaine, jusqu’alors artificiellement réifié par les catégories conceptuelles traditionnelles (« culture », « société », « institution », etc.). Dans la filiation des études pionnières de Herskovits (auteur avec Redfield et Linton d’un « Mémorandum pour l’étude de l’acculturation » dès 1936), la culture se verra bientôt analysée du point de vue de « l’acculturation » (« ensemble des phénomènes qui résultent d’un contact continu et direct entre des groupes d’individus de cultures différentes et qui entraînent des changements dans les modèles culturels initiaux de l’un ou des deux groupes »36), notamment dans le cadre des recherches portant sur les sociétés en phase de décolonisation. Les travaux de l’anthropologie dynamique ont abouti à créer une nouvelle acception généralisée de la notion dans le champ disciplinaire, en mettant l’accent sur les mutations, tensions et contradictions inhérentes à toute vie sociale, ainsi qu’en critiquant fortement la dichotomie tradition / modernité. En effet, nous disent Bastide, Balandier ou l’école de Manchester, autant les sociétés dites traditionnelles apparaissent traversées par des confrontations, des inégalités ou des désaccords souvent masqués par l’idéologie dominante « consensuelle » (et reprises de manière acritique par l’anthropologie classique qui y voyait la confirmation de ses préjugés sur les sociétés simples, égalitaires et harmonieuses), autant la « modernité » elle-même ne se contente pas de détruire la coutume éternelle des isolats culturels, mais est-elle productrice, directement ou indirectement, de nouveaux phénomènes socioculturels (syncrétismes religieux, messianismes politiques, hiérarchies sociales) tout aussi riches et complexes.

Dans la période plus récente, disons une vingtaine d’années, ce rééquilibrage nécessaire et fécond de la notion de « culture » par la prise en compte croissante de l’historicité fondamentale de tout vivre-ensemble collectif et du rapport implicite des savoirs locaux aux activités pratiques qui les mettent en oeuvre (par exemple dans les travaux de Sahlins37, Geertz ou Schneider), a été en quelque sorte dépassé par une version radicale de la critique « dynamiste », sous les traits des courants postmodernistes ou postcoloniaux. Or ces derniers ne se contentent pas d’approfondir la réflexivité des savoirs anthropologiques afin de construire des modèles de processus culturels plus proches des expériences vécues, mais vont parfois jusqu’à contester la possibilité même d’une connaissance non immédiatement soumise aux intérêts particuliers et aux rapports de domination (homme / femme, nord / sud, classes dominantes / classes dominées, blancs / non blancs). Dans le sillage de cette approche, il a été rappelé combien la construction rhétorique des monographies reposait en grande partie sur l’autorité de l’ethnologue – assise sur le savoir spécialisé de l’expert sur le terrain, à « croire sur parole » –, ainsi que sur l’utilisation littéraire de figures de style (métaphores, métonymies, synecdoques, ellipses, ironie)38. Ce recours aux tropes permettait à l’ethnologue « classique » d’établir « des relations d’équivalence entre la partie des conduites isolées dans l’enquête et le grand tout imperceptible de l’ordre social et culturel sous-jacent à la possibilité de ces expériences fragmentées »39, au travers de la référence à une « totalité fictive » (la « société primitive ») désormais dénoncée comme projection ethnocentriste, domination politique et coup de force épistémologique. A l’extrémité de ce courant postmoderniste (selon lequel l’ethnographie devrait aujourd’hui devenir « dialogique », se contentant de reproduire les multiples voix entendues sur place, contre toute prétention à une description neutre et désengagée), on trouve quasiment une dénégation du présupposé de toute activité de connaissance, qui réside en l’acceptation de l’existence d’un certain type de justesse objective, au moins à titre d’idéal régulateur.

La méfiance accrue de l’anthropologie à l’égard de toute généralisation abusive et naturalisation des concepts prend ainsi le risque de verser rapidement dans un quasi-nominalisme, réduit à l’expression située d’un individu décrivant son expérience limitée et personnelle. Cette modestie du rôle incombant au sujet connaissant (l’anthropologue) trouve son pendant dans les modifications touchant l’objet à connaître, les sujets de l’observation : si toute « culture » ou « société » ne constitue en fait qu’un flux hétérogène d’événements, de pratiques et de croyances, alors toute classification ou catégorisation scientifique ne peut que représenter un coup de force politique et épistémologique à l’égard du réel. La déstabilisation visible des « identités culturelles » à l’ère de la mondialisation, bien loin d’illustrer une exception contemporaine par rapport aux collectivités plus stables et homogènes des époques précédentes, ne ferait que révéler la véritable nature de tout vivre-ensemble : « les cultures seraient des hybrides à l’état toujours transitoire, à l’intérieur d’un monde culturel flou, fuyant, insaisissable ; elles seraient le produit d’une créativité humaine continue »40. Cette dissolution de la notion de « culture » comme totalité distinctive revient en fait à la transformer en flux circulatoire (de produits, de pratiques, d’idées), en substance se déplaçant sans cesse entre et dans les individus, eux-mêmes constamment en contact avec la « diversité culturelle » : « Et cette substance peut être indifféremment pure ou mélangée, monoculturelle ou multiculturelle. La multiculture est ici un mélange de substances qui, déposées dans le même réceptacle humain, se mélangent pour devenir une substance unique, créole ou hybride »41. La perception de la « culture » comme toujours potentiellement essentialisée dans des ensembles collectifs inégalitaires (des communautés, des nations, des ethnies, des genres dominants ou dominés) contraint les sciences sociales postmodernes à se rabattre sur l’expérience individuelle comme seul lieu légitime d’expression « culturelle ». Car c’est à l’intérieur du corps individuel que doivent venir se mélanger les différents « traits culturels » (idées, morale, rapport aux objets, et même physionomie physique) afin que le « métissage » soit vécu comme émancipateur : « les individus hybrides ne partagent rien sinon le fait d’être des mélanges, tous également dissemblables les uns des autres, à l’exception de recouvrements ou de similarités dans le contenu culturel. (…) Le corps est redéfini comme le point de convergence d’une multitude de rhizomes d’origine différente, un lieu de rencontre dans le vaste monde où se diffusent les significations »42. La « culture » prend alors le sens d’une substance identique, incarnée individuellement en des proportions diverses.

Si l’on s’éloigne de cette aporétique déconstruction postmoderne, qui peine à saisir autrement qu’en la déconsidérant la persistance des appartenances collectives dans un monde globalisé, il est possible de conclure ce point en émettant l’hypothèse que la notion de « culture » peut être saisie à travers un double aspect complémentaire. D’une part, certes, toute « culture » s’avère contingente et arbitraire à l’échelle de l’histoire et du devenir humain, puisque sans autre origine que l’évolution immanente des formes de vie collectives. Mais, en même temps, il convient d’admettre sa nature nécessaire et contraignante pour les sujets socialisés en son sein, comme véritable « seconde nature », prisme quasi-définitif de perception, de jugement et d’action. Y compris pour les tenants les plus invétérés du « relativisme culturel », cette notion ne signifia pour autant jamais – quoi qu’en disent certaines critiques – l’incommunicabilité des horizons mentaux ainsi circonscrits, mais leur relative irréductibilité. Si l’homme n’est homme qu’à travers une socialisation, cet être au monde culturellement déterminé peut certes être élargi, enrichi, voire abandonné au profit d’un autre après un long dépaysement, mais en aucun cas absent. Condamnation radicale de l’individuo-universalisme moderne (et de son prolongement postmoderne), ce soubassement descriptif des réalités humaines enjoint nécessairement un questionnement insoluble sur les valeurs et les normes, et notamment l’extension des droits individuels fondamentaux au-delà de leur lieu d’origine43. Un questionnement qui se trouve d’ailleurs passé sous silence lors des célébrations intempestives du multiculturalisme ou du pluralisme culturel par les instances internationales, qui les subordonnent implicitement à une conception naturalisante du sujet humain comme porteur de droits fondamentaux et universels. Nous rejoignons par là une évolution parallèle du terme de « culture », qui s’est totalement individualisé ces trente dernières années, grâce à son association avec la notion d’identité, jusqu’à incarner pour certains une quatrième génération des droits subjectifs : les « droits culturels », revendiqués par groupes et individus distincts44. Ce qui n’était pas encore tout à fait le cas lorsque les expressions de « culture de masse », « culture de classe » ou « culture dominante » sont apparues45 : il était alors encore possible de penser une détermination sous-jacente aux actions et volontés individuelles, sans la rabattre immédiatement sur une dimension consciente et voulue, quitte à ramener abusivement la boîte noire de « l’aliénation » comme ultime recours explicatif.

« Communauté » et « culture » comme figures du monde commun ?

Pourquoi considérer les quasi-concepts de « communauté » et de « culture » comme des « autres » de la modernité ? Essentiellement parce que, durant un siècle, malgré ou à cause de leur polysémie, ils ont pu figurer un « au-delà » de l’individualisme comme configuration centrale de l’idéologie moderne. C’est-à-dire un lieu qui contredit l’individualisme comme référence ultime de la modernité à un certain niveau – sur le plan de l’ontologie sociale et de la genèse des institutions –, mais un lieu qui, sur un autre plan, constitue la condition de possibilité même de cet idée-valeur du sujet autonome et moral – en tant que finalité normative d’une politique démocratique –46. Loin d’être contradictoires, plus encore que complémentaires, ces deux dimensions se supposent l’une l’autre, et c’est peut-être le sens de cette articulation qui semble se dissoudre aujourd’hui dans le constructivisme le plus invétéré, qui n’est qu’une version contemporaine du volontarisme rationnel inhérent à l’artificialisme des modernes. A contrario, restaurer l’intelligence de cet arrière-plan suppose de rompre avec une partie de la vision que la modernité donne d’elle-même, dans ses versions principales.

Nul doute que les deux concepts de « communauté » et « culture » aient pu historiquement être abusivement naturalisés et essentialisés, dans des formes délétères par ailleurs bien connues, sur le plan politique ou scientifique. De la mythologisation de la communauté raciale à la reconduction des stéréotypes et préjugés, de l’utopie d’une communauté sans classe ni conflit à la justification sans retenue des coutumes les plus cruelles, la pente quasi-naturelle de l’emploi des deux termes a souvent conduit à surestimer l’homogénéité des ensembles ainsi circonscrits, soit afin d’en légitimer la nature authentique et protégée des méfaits de la modernisation, soit au contraire afin d’en soulever les aspects archaïques et obscurantistes et appeler à une transformation profonde des pratiques et valeurs. Cependant, cette naturalisation abusive a, depuis une trentaine d’années, suscité par retour de balancier un excès inverse, qui consiste non seulement à déconstruire le symbolique afin de dévoiler les intérêts dominants qui en constituent l’armature, mais plus encore à considérer que toute référence collective peut et doit être ramenée aux volontés conscientes et activités explicites des acteurs sociaux. Dans leur prétention à « dénaturaliser » le réel afin de le « défataliser », certains courants dits postmodernistes des sciences sociales en viennent à exprimer ce que Jacques Dewitte a excellemment nommé un « déni du déjà-là »47, une récusation de l’épaisseur à la fois historique et symbolique qui se joue dans la précédence de l’appartenance et dans la sédimentation culturelle. L’utilisation du terme « communautés culturelles », dans la plupart des démocraties occidentales, montre combien va loin la logique d’individualisation de toute appartenance, qui en oblitérant toute une partie de l’existence humaine, la rend partiellement incompréhensible, et surtout conduit à une profonde schizophrénie civilisationnelle. Car au moment même où les sciences sociales ne cessent au nom d’une dénaturalisation émancipatrice de déconstruire toute réalité, de montrer l’arbitraire de toute coutume, la relativité de toute valeur, le métissage de toute pratique, l’hybridation de toute appartenance, les politiques les plus progressistes invoquent la nécessité de quotas pour des groupes défavorisés, de statistiques sur des critères ethniques et raciaux (l’insupportable notion fondamentalement raciste – puisque se réduisant à une reconnaissance par traits physiologiques, essentiellement la couleur de peau – de « minorité visible »), de discrimination positive et procédures différenciées selon la confession religieuse du citoyen. On peut craindre que la négation délibérée de l’institution du sens, socio-historique par définition, loin de mener à une libération des désirs à l’égard de la norme étouffante, ne conduise à son contraire : la réaffirmation pathologique de ce que Dumont a nommé des « individus collectifs », qui transposent au niveau d’un groupe tous les attributs d’une personnalité unifiée : conscience de soi, volonté, rationalité instrumentale, activité et destin.

Or, sous les termes « culture » et « communauté », si l’on veut bien aller au-delà des définitions conjoncturelles données selon les écoles et les auteurs, ce qui se trouve en jeu relève fondamentalement de la question d’un « monde commun ». Cette question du « monde commun » s’avère d’une importance capitale tant sur les plans descriptifs, épistémologiques que plus directement politiques. L’évacuation cognitive et normative de ce qui dans les notions de « culture » et de « communauté » révélait, ou au moins laissait poindre, un « au-delà de l’individualisme », ouvre non seulement sur une mécompréhension des conditions d’existence même d’une société démocratique et de la constitution d’un sujet autonome, mais plus encore, rend totalement incompréhensible désormais tout ce qui excède la volonté consciente des individus. Il existe pourtant une tradition de pensée à la fois diversifiée et rigoureuse qui s’est attelée à déployer la nature et les horizons de ce monde commun, sous de multiples appellations selon les auteurs considérés, qui par-delà leurs ancrages originaux, partagent pourrait-on dire une même perspective de pensée. Une perspective de pensée qui tente d’explorer ce qui apparaît comme « hiérarchie de valeurs » chez Louis Dumont, comme « dimension social-historique » chez Cornelius Castoriadis, comme « horizon de significations partagées » chez Charles Taylor, comme « esprit objectif des institutions » chez Vincent Descombes, comme « totalité synthétique a priori » chez Michel Freitag, etc. Bien entendu, il n’est pas ici question de minimiser les différences profondes qui particularisent ces auteurs48, mais il semble possible d’affirmer qu’ils pourraient être rassemblés sous une étiquette commode, celle que Descombes nomme le « holisme structural »49, afin de circonscrire une perspective qui part à la quête d’un fondement symbolique à la socialité humaine conçue dans l’horizon d’une totalité à la fois signifiante et concrète.

Par le recours au terme maussien d’« institution », ces différents auteurs retrouvent les médiations symboliques qui tissent la société de part en part et structurent par là un monde commun contingent et original : le langage bien entendu, mais aussi et surtout l’ensemble des dimensions sociales dans lesquelles les individus empiriques s’inscrivent chaque fois qu’ils pensent et agissent. Il vaut la peine de citer ici Castoriadis : « Ce qui tient une société ensemble est évidemment son institution, le complexe total de ses institutions particulières, ce que j’appelle ‘l’institution de la société comme un tout’ – le mot institution étant pris ici dans le sens le plus large et le plus radical: normes, valeurs, langage, outils, procédures et méthodes de faire face aux choses et de faire des choses et, bien entendu, l’individu lui-même »50. Il s’agit donc de mettre au jour « un niveau d’être inconnu de l’ontologie héritée, le social-historique en tant que collectif anonyme, et son mode d’être en tant qu’imaginaire radical instituant et créateur de significations »51. Le fait que les significations instituées soient « sociales » implique une cohérence intelligible pour les acteurs, qui acquièrent par socialisation la compréhension et la finalité de leurs pratiques dans une perspective relationnelle d’action mutuelle. Mais il apparaît alors qu’il n’est pas dans le pouvoir de ces acteurs sociaux de générer les règles des actions qu’ils entreprennent, ni la structure signifiante des situations et contextes auxquels ils ont à s’ajuster. Ils ne peuvent se trouver à l’origine de l’ordre du sens de leurs actions particulières comprises à l’aune de situations sociales, car c’est justement cet ordre du sens englobant (impersonnel et anonyme, dirait Castoriadis) qui donne forme à leur expérience créatrice subjective, un ordre du sens présent sous forme de données « objectives »: institutions, structures d’activité, manières de faire et de penser, usages établis, règles à suivre, etc. La structuration qualitative des actions, événements, situations et contextes renvoie à des manières systématiques, « synthétiques a priori », de faire et de penser, dont l’expression par des actes individualisés et situés se révèle contingente dans leur déterminité. Tout engagement existentiel « met en oeuvre des schèmes prédéterminés de connaissance du monde, et l’auteur, l’acteur ou le locuteur s’y engage dans une modalité elle aussi déterminée de l’action et du jugement »52. Or, à notre sens, ce sont précisément ces « schèmes prédéterminés de connaissance du monde » que tentaient plus ou moins confusément, à travers la diversité des incarnations historiques, de saisir en général les quasi-concepts de « culture » et de « communauté », non pas tant en ce qu’ils pourraient restreindre le libre-arbitre subjectif au nom d’un déterminisme social (l’équivalent d’un véritable conditionnement hypnotique, le fameux cultural dope justement dénoncé par Garfinkel) – ainsi que le laisserait accroire une « philosophie de l’histoire » inhérente aux Lumières qui opposerait tradition / réflexivité, irrationnel / rationnel, stagnation / progrès, etc. –, mais en tant qu’ils se voyaient mobilisés afin d’appréhender et expliciter les conditions de possibilités sociales de l’agir individuel, comme valeurs et représentations structurantes (définissant un ensemble d’actions et de perceptions possibles, ni exhaustif ni infini) sans être déterministes, contingentes sans être hasardeuses ni nécessaires53.

Conclusion 

Ainsi que l’a exprimé Marcel Gauchet dans un texte portant sur Louis Dumont qui vient d’être repris dans La condition politique54, l’avènement de l’individualisme signe également le moment où la société a pu devenir une réalité sui generis et un objet scientifique. En effet, la révolution moderne suppose « une reconnaissance de ce que l’autonomisation achevée de l’économique et le dégagement de l’individu en tant justement qu’acteur économique qui l’accompagne impliquent (…) une transformation radicale de la représentation du lien social. Le primat de l’individu, ce n’est évidemment pas l’absence du social, c’est même une idée extrêmement déterminée de société »55. Et avec l’émergence de l’idée générique de société, qui incarne cette faculté collective d’auto-organisation immanente et d’auto-transformation dans la durée (présupposée par l’approfondissement de l’historicité56), se précisent concomitamment les significations socio-anthropologiques de « communauté » et de « culture », comme pour en spécifier les conditions morales et gnoséologiques. En effet, si l’on tente d’en extraire le noyau dur, par-delà leurs expressions historiques polymorphes, la référence à la « communauté » visait à mettre au jour la présence indélébile d’un socle normatif (désigné comme « moral » dans les premières sociologies : devoir, don, confiance, réciprocité) permettant aux interactions sociales de se dérouler dans une atmosphère d’attentes mutuelles garanties, tandis que l’exploration de la « culture » tendait à identifier « l’esprit objectif » d’une société humaine, sa signification imaginaire centrale qui se comprend « comme la courbure spécifique à chaque espace social ; comme le ciment invisible tenant ensemble cet immense bric-à-brac de réel, de rationnel et de symbolique qui constitue toute société et comme le principe qui choisit et informe les bouts et les morceaux qui y seront admis »57. Autrement dit, en ces formules synthétiques et saisissantes qu’affectionnait Castoriadis : « un système de significations imaginaires qui valorisent et dévalorisent, structurent et hiérarchisent un ensemble croisé d’objets et de manques correspondants, et sur lequel peut se lire (…) cette chose aussi incertaine qu’incontestable qu’est l’orientation d’une société »58. La dimension irréductiblement « holiste » de la condition humaine – totalisée durant des millénaires sous la figure d’une dette de sens à l’endroit d’un invisible instituant, avant d’être réinstaurée dans les sociétés modernes sous l’aspect d’une intégration politique offrant de manière dialectique une place prépondérante au sujet individuel – trouvait ainsi dans les modalités « communautaires » et « culturelles » de perception, d’évaluation et d’action un niveau ontologique (comme condition de possibilité et horizon de totalisation) et épistémologique (comme catégorie de connaissance et de hiérarchisation) qui contrebalançait efficacement la dynamique historique de la modernité valorisant la rupture symbolique, le changement social et l’individualisation des intérêts59.

En dissolvant partiellement les ordres de sens qui rendent possible et compréhensible l’inscription dans un monde commun, la radicalisation de l’idéologie individualiste – qui retraduit toute « communauté » en une juxtaposition d’individualités pensant partager une caractéristique identique (qu’elle soit ethnique, raciale, sexuelle) sans même se connaître et toute « culture » en une somme incohérente d’éléments décontextualisés et folklorisés (vestimentaires, alimentaires, linguistiques, professionnels) parce que « hybrides » et « métissés » – pourrait non pas conduire à une anomie généralisée (quoique certains signes manifestes de la « fatigue d’être soi » iraient certainement dans cette direction), mais à une mécompréhension totale de cette incomplétude originelle qui fait de l’être humain un être originellement et irréductiblement social-historique, qui fait que « l’homme est société, il n’est que dans et par la société, son institution et les significations imaginaires sociales qui rendent la psyché apte à la vie »60. En réduisant toute appartenance collective à la résultante stricte d’une addition de volitions individuelles, conscientes et rationnelles, la vulgate contemporaine laisse la subjectivité ainsi « émancipée » sous le joug de régulations strictement anonymes et autopoïétiques, principalement juridiques (en vertu de ses « droits inaliénables » qui ne trouvent plus nulle part les devoirs réciproques qui y correspondent) et économiques (en vertu de ses « besoins » qui ne trouvent plus nulle part les limites écologiques ou simplement décentes à leur satisfaction), censées gérer en son nom (les droits de l’homme et la croissance comme objectifs universels…) de façon systémique et pragmatique les questions fondamentales liées à son existence et son devenir. D’où certainement le constat de cette rage impuissante qui saisit les individus déliés qui, de plus en plus théoriquement titulaires de droits et libertés, semblent de moins en moins vouloir participer à courber la trajectoire de leur destin collectif.

NOTES

1 Louis Dumont, Essais sur l’individualisme – Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Seuil, 1983

2 Notamment par les synthèses hiérarchisées entre holisme (référence à la totalité sociale) et individualisme (valeur prééminente de l’individu et de ses droits) effectuée au sein de chaque totalité sociale particulière. Pour l’exemple de l’Allemagne, voir Louis Dumont, L’idéologie allemande (Homo aequalis II) – France-Allemagne et retour, Paris, Gallimard, 1991. Pour un aperçu théorique de cette appréhension de la modernité chez Dumont, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage : Stéphane Vibert, Louis Dumont – Holisme et modernité, Paris, Michalon (coll. Le Bien commun), 2004.

3 Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde – Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985

4 Robert Legros, L’idée d’humanité, Paris, Grasset, 1990

5 Ibid. pp.45-46

6 Ibid. p.46

7 Robert Nisbet, La tradition sociologique, Paris, PUF, 1984 (1966).

8 Marcel Gauchet, La condition politique, p.418

9 Raymond Boudon, Raison, bonnes raisons, Paris, PUF, 2003

10 Jean-Pierre Dupuy, Le sacrifice et l’envie – Le libéralisme aux prises avec la justice sociale, Paris, Hachette, 1992

11 Michel Freitag, « La crise des sciences sociales », in Le naufrage de l’université (et autres essais d’épistémologie politique), Montréal, Nota Bene, 1998 (1995), p.125.

12 Robert Nisbet, La tradition sociologique, op.cit. p.70

13 Jeannine Quillet, « Communauté, conseil et représentation », in James H. Burns (dir.), Histoire de la pensée politique médiévale, Paris, PUF, 1993 (1988), p.494

14 Pour un développement plus complet sur cette question fondamentale, nous nous permettons de renvoyer au paragraphe « L’invention moderne de la ‘communauté’ », in : Stéphane Vibert, « La communauté est-elle l’espace du don ? De la relation, de la forme et de l’institution sociales – partie I », Revue du M.A.U.S.S. semestrielle, n°24, 2004, pp.353-374

15 « Une masse indistincte et compacte qui n’est capable que de mouvements d’ensemble, que ceux-ci soient dirigés par la masse elle-même ou par un de ces éléments chargé de la représenter. C’est un agrégat de consciences si fortement agglutinées qu’aucune ne peut se mouvoir indépendamment des autres. C’est en un mot la communauté, ou, si l’on veut, le communisme porté à son point le plus haut de perfection. Le tout seul existe; seul il a une sphère d’action qui lui soit propre. Les parties n’en ont pas » : Emile Durkheim, « Communauté et société selon Tönnies » (1889), in Textes – 1.éléments d’une théorie sociale, Paris, Ed. de Minuit, 1975 (pp.383-390), p.384

16 « Nous appelons ‘communalisation’ (Vergemeinschaftung) une relation sociale lorsque, et en tant que, la disposition de l’activité sociale se fonde – dans ce cas particulier, en moyenne ou dans le type pur – sur le sentiment subjectif (traditionnel ou affectif) des participants d’appartenir à une même communauté » : Max Weber, Économie et société 1. Les catégories de la sociologie, Paris, Plon, 1995 (1971), p.78.

17 Le comportement traditionnel n’est souvent « qu’une manière morne de réagir à des excitations habituelles », tandis que le comportement affectuel peut n’être « qu’une réaction sans frein à une excitation insolite » (M. Weber, Économie et société, op.cit. pp.55-56). On aperçoit ici l’écart considérable qui sépare l’analyse approfondie par Weber des modes de connaissance et d’action non occidentaux (notamment dans sa sociologie des religions) et le réductionnisme rationaliste qui préside à l’élaboration de cette typologie, laquelle – par une assimilation indue entre consciente, rationalité et signification – conduit à rejeter aux marges (voire hors) de l’activité sociale l’immense majorité des pratiques qui structurent la réalité quotidienne de l’existence humaine, moderne ou non.

18 Julien Freund, D’Auguste Comte à Max Weber, Paris, Economica, 1992, p.185

19 Claude Lefort, Un homme en trop – Réflexion sur « L’Archipel du Goulag », Paris, Seuil, 1976, p.51

20 Marcel Gauchet, « L’expérience totalitaire et la pensée de la politique », in La condition politique, Paris, Gallimard, 2005, p.443

21 Dominique Schnapper, La communauté des citoyens : sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994

22 Il convient ici de signaler que c’est précisément l’un des apports spécifiquement sociologiques des analyses de Tönnies, à l’encontre des interprétations qui insistent sur l’opposition frontale des concepts de « communauté » et « société ». Car le lien complémentaire et hiérarchique (au sens de Dumont où la valeur supérieure englobe la valeur inférieure en tant que niveau à la fois subordonné et contraire) entre Gemeinschaft et Gesellschaft (comme types idéaux) se double d’une relation entre les formes sociales d’« union » et d’« association ». Aussi, par exemple, « l’union en Gesellschaft » (donc en « société ») intègre en son sein de vastes domaines de rapports « communautaires » (rapports fondés sur une conception de la morale et s’incarnant dans des vertus sociales : loyauté, honneur, amitié, confiance, etc.). C’est au travers de ce rapport hiérarchique que l’école de Chicago s’inscrit dans la filiation sociologique des réflexions sur la « communauté des modernes ».

23 Cette typologie sommaire a été construite à partir d’études d’écrits officiels (au Québec) faisant appel à la notion de « communauté », mais peut hypothétiquement être étendue à une description de modes de « communautarisation » dans les sociétés démocratiques libérales. Voir : Stéphane Vibert, La communauté au miroir de l’État – La notion de communauté dans les énoncés québécois de politiques publiques en santé, Québec, PUL, 2007.

24 Stéphane Vibert, « La communauté des modernes – Étude comparative d’une idée-valeur polysémique en Russie et en Occident », Social Anthropology, vol.8, part 3, 2000, pp.163-197

25 Norbert Elias, « La formation de l’antithèse ‘culture’ ‘civilisation’ en Allemagne » et « La formation du concept de civilisation en France » in La civilisation des moeurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973, pp.11-73. Il y montre comment « l’accent de l’antithèse ‘culture-civilisation’ se déplace peu à peu de l’opposition sociale vers l’opposition nationale » (p.45).

26 Rogers Brubaker, Citoyenneté et nationalité en France et en Allemagne, Paris, Belin, 1997. A travers cette reconstitution comparative, Brubaker met particulièrement en lumière le rôle du cadre institutionnel et politique étatique (qui sous-tend la présomption d’une « civilisation » à étendre dans le cas français, et dont l’absence fait reposer l’identité sur une « culture » ramenée à des traits linguistiques, raciaux ou historiques dans le cas allemand).

27 Cité in : Pierre Bonte et Michel Izard (dir.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, 2000 (1991), p.190

28 Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 1996, p.17 12

29 Franz Boas est encore aujourd’hui considéré comme le « père » de l’anthropologie culturelle américaine, pour avoir suggéré le fait que les cultures détiennent une spécificité intrinsèque impliquant que tout « élément culturel » (valeur, idée, institution, rituel, technique) « ne peut être appréhendé que replacé dans son contexte d’ensemble et que chaque culture, par définition unique, doit être respectée et protégée pour le bien de l’humanité tout entière » (P. Bonte et M. Izard, Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, op.cit. p.194). Ce sont les élèves et les disciples de Boas qui vont contribuer à asseoir la réputation de l’école culturalisme au sein de la discipline anthropologique américaine, notamment au cours de son « âge d’or » entre les deux guerres mondiales.

30 Ce que Cuche nomme « le triomphe du concept de culture » : D. Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, op.cit. p.30

31 Marshall Sahlins, La découverte du vrai sauvage et autres essais, Paris, Gallimard, 2007, p.20

32 Dans ses « fragments d’une autobiographie intellectuelle », Sahlins explicite très clairement la dichotomie système social vs culture postulée par la théorie structuro-fonctionnaliste positiviste (notamment Radcliffe-Brown). Dans cette dernière, « le concept de culture présentait d’évidents défauts épistémologiques (…). La culture était historiquement contingente dans ses formes tandis que les structures sociales étaient systématiques ; elle n’était que locale là où les structures étaient comparables. Lorsqu’ils entrent dans la maison de Dieu, les chrétiens retirent leur chapeau tandis que les musulmans se lavent les pieds. Mais la différence des coutumes est secondaire par rapport à leur commune raison d’être : exprimer la déférence envers le divin maître de la maison. En tant que styles locaux d’une structure, ces façons de faire étaient donc incommensurables et contingentes, alors même que les relations sociales qu’elles manifestaient étaient du même type et généralisables à travers les sociétés. Une science de la société était donc possible, tandis que seules pouvaient exister des histoires de la culture » : ibid. p.18

33 Il faut signaler que la sensibilité « culturaliste », propre à Boas et ses héritiers, imprégna d’une façon importante – et ce, avant même que le « culturalisme » en tant qu’école se fût explicitement formé – la sociologie de l’école de Chicago, colorant l’étude des « communautés » d’une dimension culturelle, ce qui n’est guère étonnant quand on se rappelle que leurs recherches portaient principalement sur les relations interethniques. Ce rapprochement entre sociologie et anthropologie conduisit les sociologues à aborder les quartiers urbains tout comme l’anthropologue les villages exotiques, selon l’hypothèse de la représentativité du microcosme communautaire par rapport à la culture sociétale en son ensemble (ainsi les études de communauté de Robert Lynd qui envisageait de définir la culture américaine dans sa globalité, alors que rapidement elles s’intéresseront davantage à la diversité culturelle et à la différence spécifique des « sous-cultures »).

34 Cité in Louis Dumont, dans sa préface à : E.E. Evans-Pritchard, Les Nuer, Paris, Gallimard, 1994 (1968), p.VII. Pour plus de précisions sur ce point, voir l’excellente synthèse d’Adam Kuper, L’anthropologie britannique au XXe siècle, Paris, Karthala, 2000.

35 Robert Deliège, Une histoire de l’anthropologie, Paris, Seuil, 2006, pp.253-290.

36 Herskovits cité in D. Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, op.cit. p.54

37 Évoquant le travail de réhabilitation de la notion de « culture » effectué par Sahlins à l’encontre de sa possible dissolution dans l’historicité des traditions et contre sa réduction à la rhétorique des discours, L. Berger précise fort justement que « c’est une version sémiologique de la culture que celui-ci s’attelle à promouvoir, en tant que totalité irréductible, autonome, et propre à l’ethnologie, lorsqu’il propose de la concevoir à la fois comme un ordre symbolique médiatisant la perception et l’action dans le monde, et un ensemble de schèmes signifiants informant la diversité des activités humaines, au-delà des contraintes matérielles et écologiques adaptatives, ou des calculs et des préférences utilitaires maximisant les rapports coûts / avantages de telles entreprises » : Laurent Berger, Les nouvelles ethnologies – Enjeux et perspectives, Paris, Armand Colin, 2005, p.34.

38 James Clifford, Malaise dans la culture : l’ethnographie, la littérature et l’art au XXe siècle, Paris, École nationale supérieure des Beaux-arts, 1996

39 Laurent Berger, Les nouvelles ethnologies, op.cit. p.40 16

40 Regna Darnell, « Postmodernisme », in Pierre Bonte et Michel Izard (dir.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, op.cit. p.820

41 Jonathan Friedman, « Des racines et (dé)routes – Tropes pour trekkers », in L’Homme, n°156, 2000, p.193 17

42 Ibid. p.202

43 Stéphane Vibert (dir.), Pluralisme et démocratie – Entre culture, droit et politique, Montréal, Québec Amérique, 2007

44 Patrice Meyer-Bisch, « Quatre dialectiques pour une identité », in Will Kymlicka et Sylvie Mesure (dir.), Les identités culturelles, Comprendre n°1, 2000, pp.271-295.

45 Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, op.cit.

46 Cette analyse particulière s’avère donc une illustration du principe que Louis Dumont nomme « hiérarchie », définie par l’englobement du contraire. Voir « Vers une théorie de la hiérarchie » in Louis Dumont, Homo hierarchicus – Le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, 1966, pp.396-403.

47 Jacques Dewitte, « Le déni du déjà-là – Sur la posture constructiviste comme manifestation de l’esprit du temps », Revue du M.A.U.S.S., n°17, 2001, pp.393-409. « Car en dévoilant ainsi l’arbitraire, c’est un fait massif et positif que l’on s’emploie à souligner, et je ne crois pas que l’on ait beaucoup gagné à substituer au fétichisme du fait soi-disant naturel la lourde positivité de l’arbitraire, surtout que, comme on l’a vu, la préoccupation principale est de mettre en même temps en relief la supériorité de l’esprit qui effectue cette opération, qui jubile et triomphe de son savoir et de son pouvoir » (p.400).

48 Pour une comparaison plus affinée entre les positions de Castoriadis, Dumont et Freitag, je me permets de renvoyer au texte : Stéphane Vibert, « La référence à la société comme ‘totalité’ – Pour un réalisme ontologique de l’être-en-société (sociologie dialectique et anthropologie holiste), Société n°26, 2006, pp.79-113.

49 Vincent Descombes, Les institutions du sens, Paris, Gallimard

50 Cornelius Castoriadis, Domaines de l’homme – Les carrefours du labyrinthe II, Paris, Seuil (Essais), 1986, p.277

51 Cornelius Castoriadis, Le monde morcelé – Les carrefours du labyrinthe III, Paris, Seuil (Essais), 1990, pp.66-67

52 Michel Freitag, « Pour un dépassement de l’opposition entre ‘holisme’ et ‘individualisme’ en sociologie », in Jean-François Côté, Individualismes et individualité, Sillery, Septentrion, 1995, (pp.263-326) p.315

53 Voir le magnifique et très inspirant texte de Jacques Dewitte, « Ni hasard ni nécessité. La contingence des phénomènes sociaux selon Marcel Mauss », Revue du MAUSS semestrielle, n°19, 2002, pp.241-272 : sous le « regard anthropologique » de Mauss, « il n’y a pas seulement eu contingence dans le moment passé et révolu de l’institution, auquel aurait succédé une nécessité implacable par rapport à laquelle le regard de l’historien, de l’anthropologue ou du philosophe, apporterait seul une certaine distance. Il y a une sorte de distance à soi, non critique et non réfléchie il est vrai, qui a lieu dans le présent et que l’on peut situer dans un rapport continué à soi-même, dont l’attachement des membres d’une société à leur modalité d’existence particulière constitue l’aspect affectif » (pp.271-272).

54 Marcel Gauchet, « De l’avènement de l’individu à la découverte de la société », in La condition historique, Paris, Gallimard, 2005, pp. 405-431

55 Ibid. p.418

56 Marcel Gauchet, « Le renversement libéral et la découverte de la société », in L’avènement de la démocratie I – La révolution moderne, Paris, Gallimard, 2007, pp.155-185

57 Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p.216

58 Ibid. p.227 23

59 Y compris d’ailleurs sous les formes les plus « révolutionnaires » de l’idéal communiste (perspective d’une communauté humaine restaurant la dignité de l’homme générique par la suppression de ses contradictions internes aliénantes et externes oppressives) et de la culture prolétarienne (cherchant par rupture avec la superficialité bourgeoise une modalité authentique d’expression collective).

60 Cornelius Castoriadis, « Anthropologie, philosophie, histoire », in La montée de l’insignifiance – Les carrefours du labyrinthe IV, Paris, Seuil, 1996, p.112