Pratiques d’écriture dans les communautés fan

Une archive à soi : mythe communautaire fan et hiérarchies littéraires sur Archive of Our Own


Marion Lata, CERC, Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle

Bien qu’elle fasse l’objet d’une attention relativement récente dans les médias francophones[1], la fanfiction, pratique d’écriture amateur consistant dans la reprise d’éléments issus d’œuvres de fiction préexistantes, relève d’une tradition communautaire vieille de plusieurs décennies. On la fait généralement remonter aux années 1960 : les premiers textes circulent alors dans des fanzines, revues indépendantes auto-éditées, consacrées aux premières séries de genre à connaître un succès de masse. Les lecteurs de l’époque pouvaient ainsi découvrir, en marge d’analyses, de résumés d’épisodes ou d’informations concernant le tournage, de nouvelles intrigues, romances, ou « scènes manquantes » faisant intervenir les personnages de Star Trek, The Man from U.N.C.L.E ou, quelques années plus tard, Starsky and Hutch ou The Professionals[2]. Depuis les années 1990, avec les développements d’Internet, les sites d’archive de fanfictions ont remplacé ces revues ainsi que les chaînes de lettres à travers lesquelles les fans se transmettaient auparavant la plupart des textes, et le nombre d’œuvres concernées par ces réécritures a augmenté de manière spectaculaire.

trekNuméro 4 du fanzine de Strek Trek Contact, 1977.

Si le discours médiatique présente volontiers la fanfiction comme un « univers » à part, un « espace » de tous les possibles narratifs, le concept de transfictionnalité, développé par Richard Saint-Gelais, permet de l’aborder en tant que texte ou ensemble textuel, et par extension de l’inscrire dans l’économie des rapports littéraires de manière plus ferme.

Par « transfictionnalité, j’entends le phénomène par lequel au moins deux textes, du même auteur ou non, se rapportent conjointement à une même fiction, que ce soit par reprise de personnages, prolongement d’une intrigue préalable ou partage d’univers fictionnel[3].

En faisant de la fanfiction l’une des manifestations les plus voyantes de l’écriture transfictionnelle, Richard Saint-Gelais souligne que les liens entre une œuvre de fiction « originale » et ses fanfictions sont loin d’être horizontaux : bien que s’inscrivant dans un même univers fictionnel, ces textes jouissent d’un degré d’autorité tout à fait différent qui tend à séparer l’œuvre unique de la masse de ses réécritures[4].

On peut trouver frappant que, des articles de presse jusqu’aux constructions de la théorie littéraire, le destin des fanfictions se soit toujours écrit au pluriel. En effet, les réécritures littéraires que l’on pourrait dire traditionnelles ont connu de longue date un traitement bien plus individualisant : il suffit de penser à Ulysses de James Joyce ou, plus près de nous, à Meursault, Contre-Enquête de Kamel Daoud, cas nettement transfictionnel puisque se présentant comme une extension correctrice à l’univers de L’Étranger. Si l’on s’intéresse aux titres des ouvrages fondateurs des fan studies aux États-Unis, on constate que c’est d’abord et avant tout au groupe des fans que l’on s’est intéressé, et donc à leur production collective : Textual Poachers de Henry Jenkins[5], paru en 1992, fait le portrait de fans « braconniers », s’appropriant des matériaux fictionnels de manière clandestine ; la même année dans Enterprising Women[6], Camille Bacon-Smith s’intéresse aux dynamiques genrées d’écriture dans des communautés dont elle montre qu’elles sont constituées à 90 % de femmes. L’importance accordée au collectif se justifie si l’on prend garde de noter qu’elle s’inscrit dans le nom même donné aux textes : la fanfiction est avant tout une fiction produite par un fan, terme qui abrège « fanatique », et signale donc par ses connotations religieuses un type d’organisation communautaire, établie autour d’une œuvre culte, et reposant sur un certain nombre d’usages et de pratiques qui sont traversées par un lexique de termes spécialisés. Par exemple, « fandom » désigne la communauté rassemblée autour d’une œuvre en particulier, et l’ensemble des activités qui y ont lieu : loin d’être uniforme, la communauté fan se compose bien plutôt d’un ensemble de sous-communautés, plus ou moins étendues, entre lesquelles les fans évoluent (il est courant en effet qu’un même fan écrive pour plusieurs fandoms de manière parallèle).

La prédominance de l’identité collective, marquée jusque dans la langue, signale que le statut donné aux textes n’est qu’une conséquence du statut des fans eux-mêmes : écrire en tant que fan, c’est écrire en se plaçant sous la bannière d’une fiction antérieure, dont le nom tend à se substituer à celui du fan individuel, par contraste avec les auteurs fortement individualisés dont il prolonge les œuvres. Contraste qui est reproduit au sein du système d’archivage des textes, toujours classés dans des catégories et selon des marqueurs informatiques dépendants de l’œuvre réécrite et de son auteur.

Lata 2Les archives de fanfictions en ligne font des œuvres réécrites et de leurs auteurs un principe de classement.

La fanfiction semble donc bien être un type d’écriture marqué par une forme consubstantielle de secondarité : on n’écrit pas une fanfiction comme on écrirait un roman, on écrit avant tout une fanfiction de Harry Potter, du Seigneur des Anneaux, de Naruto, etc. Le pseudonymat, qui est la règle au sein des archives fans, rejoue également une forme de séparation : aux noms inventés et fluctuants s’oppose l’autorité du nom d’auteur comme signature fixe. Enfin, ces textes, dont l’existence légale est extrêmement fragile, ne peuvent générer de profit : l’auteur reste, dans la plupart des cas, propriétaire de l’univers fictionnel que les fans vont participer à étendre.

Pour toutes ces raisons, il me semble intéressant d’approcher la fanfiction comme relevant d’une écriture de lecteur, voire de lecteurs. L’expression, aussi paradoxale qu’elle puisse paraître, a le mérite de rendre compte de la position marginale de ces textes vis-à-vis de leur source d’inspiration, ainsi que de la place centrale accordée à la réception des œuvres au sein même du processus de réécriture. Elle permet de décrire un système bis de production des textes dont le fonctionnement diffère en partie du système littéraire institutionnel.

L’identité des communautés fans s’est beaucoup nourrie de cette rupture avec l’imaginaire d’une communauté officielle plus pyramidale, au point que l’on peut repérer au sein du discours communautaire les traces d’un mythe d’horizontalité reposant sur la déconstruction des rôles littéraires traditionnels, les fans apparaissant unis par leur condition première de récepteur des œuvres. Si ce mythe me semble avoir une certaine validité, je voudrais tenter de montrer qu’à cette déconstruction apparente, il faut ajouter des formes spécifiques de rehiérarchisation, liées à l’élaboration au sein de ces communautés de réseaux textuels par le biais de l’archive. Plus précisément, on peut considérer que la position marginale des communautés fans dans le système littéraire a pour effet de rendre plus labiles les fonctions traditionnelles qui régissent l’existence des textes. Ces fonctions font l’objet d’une négociation communautaire, établissant une circulation entre le pouvoir propre à la communauté en tant que lieu des textes, et la puissance individuelle des fans qui la composent. Pour illustrer cette idée, je vais m’intéresser à la constitution du mythe communautaire au sein d’une archive particulière, avant de montrer comment la répartition des fonctions d’autorité en son sein participe à le complexifier, ce qui n’est pas sans conséquence pour le statut des textes eux-mêmes.

Toponomie des communautés fans : Archive of Our Own comme lieu communautaire

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Archive of Our Own en novembre 2018

L’archive fan généraliste et multilingue Archive of Our Own, qui regroupe à l’heure actuelle plus de quatre millions de créations fans, a été fondée en 2008 par l’Organization for Transformative Works, ce qui en fait l’unique archive de cette ampleur à être entièrement gérée par des fans dans un but non commercial[7]. Cette particularité la distingue des autres principaux sites d’archive que sont Fanfiction.net et Wattpad, qui suscitent des revenus publicitaires, bien que les fanfictions elles-mêmes ne puissent générer de profit. Le site a en grande partie été créé pour s’opposer aux termes d’utilisation restrictifs de Fanfiction.net, qui au fil des années et de sa croissance a multiplié les interdictions relatives aux types de texte mis en ligne : se voient ainsi bannir les textes jugés trop explicites ou pornographiques, ceux mettant en scène des personnes réelles (les « Real Person Fanfictions », dans le lexique fan), ou encore, de manière plus surprenante, les textes écrits en deuxième personne[8]. Le slogan de la plateforme, « Unleash Your Imagination », semblait ironiquementen décalage avec sa politique de censure, ce qui a conduit certains fans à s’organiser afin de se doter d’une archive autogérée entièrement ouverte, et aux conditions d’utilisation les plus larges possibles.

Lata4Fanfiction.net en novembre 2018

Le nom retenu pour cette archive, Archive of Our Own, s’inscrit dans cette perspective d’autonomisation et paraît particulièrement riche de sens, participant à la construction d’une image forte du « nous » évoqué par le biais de l’adjectif possessif « our ». Il constitue une référence transparente à l’essai de Virginia Woolf, A Room of One’s Own, issu de conférences données par l’auteure dans les colleges de femmes de l’université d’Oxford, Girton et Newnham, et publié en 1929[9]. Ce texte féministe majeur, qui met en parallèle l’histoire des femmes dans la littérature et celle de leur place dans la société, établit l’importance des conditions matérielles de la création littéraire, donnant lieu à cette affirmation célèbre : « All I could do was to offer you an opinion upon one minor point : a woman must have money and a room of her own if she is to write fiction[10]. » Tout au long de l’essai, Woolf réunit symboliquement les femmes qui écrivent au sein d’une communauté sororale, à travers des figures comme Judith Shakespeare, la sœur qu’elle invente à William, ou encore les quatre Mary de la ballade traditionnelle Mary Hamilton, dont les noms servent de pseudonymes aux diverses femmes évoquées. Cette communauté se trouve unie par sa mise à l’écart de toutes les instances institutionnelles liées au monde de la littérature : l’université, la bibliothèque, le musée et l’édition apparaissent successivement comme des lieux réservés à la parole masculine, conduisant à des déclarations de résistance où l’énonciation en première personne s’élargit jusqu’à valoir pour le groupe.

Literature is open to everybody. I refuse to allow you, Beadle though you are, to turn me off the grass. Lock up your libraries if you like ; but there is no gate, no lock, no bolt, that you can set upon the freedom of my mind[11].

Une comparaison suivie entre le contenu de A Room of One’s Own et le statut des écrits fans serait extrêmement riche, mais je m’en tiendrai ici à une série de remarques. D’abord, le patronage revendiqué par le choix du nom de l’archive apparaît logique du point de vue des données démographiques que l’on possède sur la fanfiction[12], qui suggèrent qu’il s’agit d’une pratique avant tout féminine et queer, qui peut se faire l’écho de revendications liées aux différentes minorités composant la communauté. La fanfiction n’est pas simplement une écriture marginale : elle est une écriture minoritaire, et donc potentiellement marginalisée[13]. De plus, le déplacement depuis la revendication d’une chambre à soi vers celui d’une archive à soi est signifiant. Si revendiquer le contrôle de sa propre archive se comprend avant tout en contraste avec les politiques de censure exercées par les archives commerciales, qui mettaient en péril la conservation des textes en ligne, la formule peut aussi pointer vers le système éditorial officiel, qui se trouve, pour un ensemble de raisons en partie légales, fermé aux fanfictions[14]. De ce point de vue, la grande divergence avec le texte de Woolf concerne le thème de l’argent : récurrent dans l’essai, autour des « cinq cents livres de rente » nécessaires pour mener une vie d’écrivaine, il ne peut faire partie des revendications fans, l’écriture devant rester au sein de l’archive une tâche entièrement bénévole. Si Virginia Woolf affirme qu’il faut posséder une chambre à soi pour écrire des textes destinés à la publication, la communauté fan, en privilégiant la possession d’une archive à soi, se réclame d’un autre mode d’existence littéraire. Tout en s’inscrivant dans l’histoire de l’écriture féminine, qui s’est largement développée en marge des institutions, le nom de l’archive souligne donc la nécessité d’un espace bis d’écriture amateur qui diffère du système professionnel.

La translation opérée de la chambre vers l’archive fait également apparaître de manière frappante l’importance du lieu fixe. Il me semble que la référence se construit en écho et par contraste avec une autre métaphore spatiale, fondatrice dans l’appréhension de la culture fan : celle du braconnage. Henry Jenkins, dans Textual Poachers, l’emprunte à Michel de Certeau, qui faisait des lecteurs des braconniers, retournant la posture de consommateur passif qui leur est communément attribuée pour se réapproprier les textes :

Bien loin d’être des écrivains, fondateurs d’un lieu propre, héritiers des laboureurs d’antan mais sur le sol du langage, creuseurs de puits et constructeurs de maisons, les lecteurs sont des voyageurs ; ils circulent sur les terres d’autrui, nomades braconnant à travers les champs qu’ils n’ont pas écrits, ravissant les biens d’Égypte pour en jouir[15].

La conséquence de cette activité clandestine est cependant que les lecteurs, pour de Certeau, ne sauraient se réclamer d’un lieu fixe :« Ainsi du lecteur : son lieu n’est pas ici ou là, l’un ou l’autre, mais ni l’un ni l’autre […], associant des textes gisants dont il est l’éveilleur et l’hôte mais jamais le propriétaire. » Cette image d’une communauté nomade habitant des lieux empruntés est transférée par Jenkins du lecteur vers le fan. Il faut cependant noter que Jenkins s’attache à décrire la communauté fan d’une période spécifique, les années 1980, au moment où les activités propres aux différents fandoms commencent à migrer du support imprimé vers Internet et ses archives numériques, entretenant l’idée d’une certaine instabilité des textes et de leur mode d’archivage[16]. Plus de trois décennies plus tard, sans doute en raison d’une consolidation des usages de la communauté numérique, on revendique le besoin d’un lieu à la fois réel (l’archive comme espace de diffusion et de conservation des textes) et métaphorique (l’archive comme mode collectif de rapport aux textes, et donc fond commun où l’on peut venir piocher pour écrire).

Il faut cependant remarquer que si la chambre dont parle Virginia Woolf est personnelle, l’archive est ici partagée, lieu communautaire par excellence. Or, on le sait depuis les analyses derridiennes de Mal d’archive, elle est également loin de constituer un lieu neutre. L’archive serait même le lieu par excellence du pouvoir et de l’autorité scripturaire, en somme la chambre de la loi : « Nul pouvoir politique sans contrôle de l’archive, sinon de la mémoire[17]. » De fait, on peut se demander si les utilisatrices du site peuvent toutes prétendre posséder l’archive au même titre, et si la structure de celle-ci ne vient pas nuancer le mythe d’une communauté sororale égalitaire contenu dans son nom. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que l’archive peut aussi devenir un lieu de circulation du pouvoir. Derrida continue ainsi : « La démocratisation effective se mesure toujours à ce critère essentiel : la participation et l’accès à l’archive, à sa constitution et à son interprétation[18]. »

Afin de mesurer le degré de démocratisation de l’archive fan, je vais maintenant examiner ce que deviennent, au sein d’Archive Of Our Own, les figures d’autorité traditionnelles de l’archonte et de l’auteur.

Archontes à temps partiel

Archive of Our Own est une archive généraliste ouverte, ce qui signifie qu’elle accepte des fanfictions issues de tous les fandoms, et permet aux utilisatrices de mettre en ligne directement leurs textes, sans sélection préalable, et sur seule ouverture d’un compte gratuit. Cette accessibilité tend à assimiler la mise en ligne des textes à de l’autopublication, et à invisibiliser le travail des archivistes du site. Contrairement aux apparences, la fonction archontique, selon la formule employée par Derrida pour désigner la tâche des gardiens et interprètes privilégiés de l’archive[19], n’y disparaît pas, mais elle se manifeste en aval, et non plus en amont de l’intégration des fanfictions au sein de l’archive, ce qui a des conséquences importantes sur la pérennité des textes. La présence des archontes ne devient véritablement visible que pour l’utilisateur qui enfreindrait les règles. Ainsi BlueFloyd, pseudonyme d’une personne à l’origine de plus de quarante textes mis en ligne sur Archive of Our Own, rapporte sur son blog personnel qu’il a reçu en mai dernier le mail suivant :

Lata5Mail de la modération d’Archive of Our Own (AO3) à BlueFloyd, 12 mai 2018. Source : https://andthetempleofdoom.grotas.fr/2018/06/16/aventures-en-fanfiction/ (consulté le 30/11/2018)

Ce qui est en jeu ici, c’est ce que Derrida nomme la consignation, c’est-à-dire la capacité de l’archive à se donner comme un corpus cohérent, ce qui lui assure un pouvoir de nomination :

La consignation tend à coordonner un seul corpus, en un système ou une synchronie dans laquelle tous les éléments articulent l’unité d’une configuration idéale. […] Le principe archontique de l’archive est aussi un principe de consignation, c’est-à-dire de rassemblement[20].

Pour se présenter, comme le fait Archive of Our Own, comme une archive fan, encore faut-il déterminer ce qui constitue une « œuvre fan » ; réciproquement, les textes archivés participent à définir la fanfiction en la différenciant d’autres corpus (par exemple celui du canon littéraire imprimé) possédant leurs propres archives, et des modes de conservation différents. Les archivistes du site jouent donc bien ici le rôle d’archontes, puisqu’ils s’attachent à écarter les créations ne correspondant pas à la notion autour de laquelle la communauté se constitue. Cependant, si l’on se reporte aux conditions d’utilisation du site, on constate que la définition d’une œuvre fan, et les critères qui la différencient d’une œuvre originale (théoriquement à exclure de l’archive) demeurent extrêmement flous :

Lata6Critères de définition d’une création fan sur Archive of Our Own. Source : https://archiveofourown.org/tos_faq#content_faq (consulté le 30/11/2018).

Le site ne donne aucune précision supplémentaire sur ce qui pourrait constituer la « nature fanique » (sic) d’un texte. C’est en exploitant cette faille que BlueFloyd va avoir gain de cause : il répond aux modératrices, plaidant la cause de ses textes en les rattachant à certains mécanismes d’écriture traditionnels dans le milieu de la fanfiction, notamment la transposition d’un récit dans un cadre différent.

Lata7

Défense de BlueFloyd, mail du 12 mai 2018.

Le débat porte sur la nécessité de séparer ou non les textes dérivés d’œuvres de fiction de ceux s’appuyant sur des événements réels, ici la conquête spatiale et la construction des pyramides égyptiennes. Sachant que le site, à la différence de Fanfiction.net, affirme accepter les textes mettant en scène des personnes réelles, un sous-genre très représenté, il devient effectivement difficile de tracer une frontière nette entre texte fan et création amateur originale. C’est sans doute pour cette raison que BlueFloyd obtient gain de cause : ses textes sont remis en ligne, et ne sont donc pas perdus.

On constate à travers cet échange que si les archivistes jouent bien le rôle d’archontes au sein de l’archive, il s’agit justement d’un rôle et non d’une fonction permanente, assurée pour la bonne marche de l’archive, mais soumis à négociation, et en ce sens marqué par un caractère temporaire. La conservation des textes, dans leur diversité, semble ici privilégiée au détriment d’une définition figée du corpus de l’archive : de ce fait, la notion de fanfiction, ainsi que la communauté qui s’y adonne, se voit doter d’une certaine malléabilité. En somme, l’archive fan permet à la consignation de rester mouvante, et l’on y détermine la loi au terme d’un procès équitable. Contrairement à l’archive traditionnelle pensée par Derrida, les textes n’y sont pas mis « aux arrêts ». Il paraît donc légitime de parler ici d’une forme de démocratisation des fonctions archiviques, remises en jeu dans un débat communautaire autour des textes.

Fictions d’auctorialité et performances d’auteur-e-s

Qu’advient-il, dans un tel cadre, de la fonction auctoriale ? Si l’on peut, comme je l’ai proposé précédemment, considérer les fans avant tout comme des lectrices qui écrivent, cela ne signifie pas que les textes circulent de manière totalement indifférenciée au sein de l’archive : chaque utilisatrice est censée mettre en ligne ses propres textes, et peut revendiquer sur leur forme et leur archivage un certain degré de contrôle. En revanche, certains processus qui participent traditionnellement à établir l’autorité légale et symbolique de la figure d’auteur se trouvent fragilisés au sein de la structure mouvante de l’archive.

C’est exemplairement le cas du principe d’attribution des textes, perturbé par le régime de pseudonymat qui a cours dans les communautés en ligne. Un même fan peut en effet écrire sous plusieurs pseudonymes, ou même posséder plusieurs comptes, rendre disponibles ses textes sur plusieurs sites d’archive, etc. La conséquence me semble être une moindre individualisation des « auteures » fans, qui favorise l’émergence de phénomènes collectifs d’écriture, et notamment ce qu’on appelle le « fanon ». Ce terme désigne l’ensemble des éléments devenus récurrents dans les fanfictions d’un même fandom, mais dont on ne trouve aucune trace dans l’œuvre originale que prolongent ces textes. Il s’agit en somme, comme le montre la contraction qui en est à l’origine, d’un « canon fan », c’est-à-dire de détails fictionnels qui trouvent leur légitimité au sein de la communauté fan concernée, où ils font autorité, et non dans l’univers officiel de l’œuvre. Ainsi, si le personnage d’Enjolras ne se voit pas attribuer de prénom par Victor Hugo dans Les Misérables, il est assez courant qu’il soit appelé Marcelin au sein du fandom du roman, dans un nombre de textes suffisamment important pour que le phénomène ait été repéré et commenté par les fans elles-mêmes[21]. De la même manière, le personnage de Grantaire, autre membre du groupe des amis de l’ABC dans le roman de Hugo, est souvent présenté comme un artiste maudit, éventuellement génial, alors que l’œuvre originale le décrit surtout comme un ivrogne ayant suivi quelques cours de dessin dans sa jeunesse.

Lata8Mot-clé Artist Grantaire sur Archive of Our Own, novembre 2018.

Il est extrêmement difficile, et en réalité de peu d’intérêt, de chercher une origine à de telles inventions ou extrapolations, qui deviennent véritablement communes, formant une tradition d’écriture qui dépend largement d’une interprétation communautaire du texte (l’exemple de Grantaire correspondant bien à une certaine vision du personnage).

Cependant, une partie des pratiques d’écriture et l’architecture de l’archive elle-même résistent à une collectivisation totale des textes, ce qui entretient autour de certains fans une « fiction d’auctorialité » à laquelle les utilisatrices de l’archive peuvent plus ou moins adhérer. Il est paradoxalement d’usage de demander la permission à un fan si l’on souhaite reprendre certains de ses ajouts pour écrire une nouvelle fanfiction ; de même, le site possède une fonction permettant de renvoyer depuis un texte à d’autres textes de l’archive l’ayant inspiré.

lata9Exemple de renvoi d’une fanfiction à une autre sur Archive of Our Own

Cette habitude, bien qu’elle soit encouragée, est avant tout régulée socialement, plus qu’institutionnellement : la respecter permet d’entretenir les liens entre fans, dans une perspective d’hommage qu’il est difficile de rendre véritablement obligatoire, dans la mesure où les logiques de dérivation entre fanfictions sont bien plus difficiles à cartographier que celles qui lient une fanfiction à son œuvre officielle.

Apparaît ici une tension entre respect de la propriété littéraire, où les fans sont momentanément traitées comme des auteures autorisant ou non le prolongement de leur œuvre, et multiplication des emprunts libres et intraçables, qui font des textes de l’archive un matériau commun. Il me semble qu’on peut l’interpréter de deux manières. L’usage de signaler les emprunts et de demander la permission pointe en premier lieu vers une forme de compétition entre les textes fans, qui existent au sein d’une masse textuelle immense et immédiatement disponible à la lecture, en contraste avec le mode de diffusion moins direct des œuvres littéraires imprimées ou des œuvres audiovisuelles soumises à droit d’auteur. Les archives fans s’inscrivant, selon des contraintes légales, dans une économie de la gratuité, l’attention reçue par un texte y devient une forme de rémunération symbolique qui peut se concrétiser sous la forme de commentaires laissés par les lecteurs et joue un rôle communautaire important. En témoignent les indicateurs utilisés sur Archive of Our Own, qui recensent entre autres le nombre de visites reçues par chaque fanfiction. Ce facteur peut même être utilisé pour classer les textes : je peux ainsi chercher à lire en priorité les fanfictions des Misérables les plus consultées.

lata10Statistiques d’une fanfiction à succès sur Archive of Our Own

Dans ce contexte, reprendre à son compte des éléments issus d’une autre fanfiction sans y renvoyer peut s’interpréter comme un acte nuisant à la cohésion communautaire, perturbant la fiction d’auctorialité établie autour des fans. Toutefois, la pratique même de relier entre eux les textes de l’archive fan signale aussi la création d’un réseau textuel relativement horizontal : parce qu’elles constituent une série de variantes au sein d’un même univers fictionnel, les fanfictions appellent une lecture sérielle, et l’utilisatrice achevant un texte est tout à fait susceptible de s’intéresser aux autres textes fans qu’il a pu inspirer. De ce point de vue, la mise en parallèle d’un grand nombre de fanfictions au sein de catégories d’archivage communes permet de créer des ensembles qui fragilisent les frontières du texte individuel. Cette situation contraste fortement avec le rapport beaucoup plus vertical liant une œuvre officielle et ses fanfictions : l’œuvre possède une existence autonome, extérieure à l’archive, elle ne peut d’ailleurs en faire partie, ce qui la rend nettement moins susceptible d’être lue rétrospectivement à la lumière de ses fanfictions que l’inverse.

L’écart évoqué devient particulièrement visible dans le cas des fanfictions se présentant comme directement dérivées, non plus d’œuvres originales, mais d’autres fanfictions. À titre d’illustration, on peut s’intéresser au succès rencontré par une fanfiction des Misérables intitulée Paris Burning.

lata11Résumé de Paris Burning sur Archive of Our Own

Ce choix peut paraître paradoxal, l’œuvre en question n’étant plus soumise au régime des droits d’auteur ; cependant, les phénomènes de réécriture en cascade qui se sont développés autour de ce texte ne pourraient exister tels quels dans la sphère littéraire institutionnelle, et de manière générale dans un cadre où l’on s’attacherait à préserver l’unicité des textes. On peut commencer par noter que l’écriture de ce texte a été motivée par un prompt, c’est-à-dire une demande d’histoire soumise par un fan, ici anonymement, accompagnée d’éléments d’intrigue. Cette fanfiction, comme nombre d’autres, se présente donc d’emblée comme une réponse à une sollicitation de futures lectrices, ce qui n’est pas anodin : la création littéraire prend ici une dimension indirectement collaborative. Le prompt était le suivant : « Grantaire is the personification of Paris. (because after all that city’s been through, wouldn’t you be a drunk cynic ?) Enjolras finds out[22]. »

Paris Burning prend au sérieux le concept de personnification, et fait du personnage de Grantaire une incarnation de Paris, portant en lui l’histoire et les souffrances de la capitale, d’une manière qui rappelle les romans allégoriques médiévaux. Le texte a rencontré un large succès au sein du fandom des Misérables, les compteurs du site affichant près de 50 000 visites et presque 400 commentaires. Plus encore, le concept de villes prenant forme humaine trouve un fort écho dans la communauté, et est repris par de nombreux fans pour d’autres villes. Très rapidement, on s’éloigne définitivement de l’univers de Victor Hugo : un texte s’attache par exemple à décrire les tourments de Berlin scindée par le Mur au cours de la Guerre Froide[23] ; un autre évoque la disparition de Carthage[24]. La plupart de ces textes n’entretiennent par ailleurs que des liens très distants avec Paris Burning, dont ils ne reprennent parfois aucun personnage. Les fictions de villes personnifiées vont s’autonomiser au point que le concept est exporté vers d’autres univers fictionnels : certaines fanfictions s’attachent ainsi aux villes de A Song of Ice and Fire, de George R.R. Martin, ou à celles du Silmarillion de J.R.R Tolkien.

lata12Fanfiction exportant le concept des villes personnifiées dans l’univers de A Song of Ice and Fire

Archive of Our Own permet à ses utilisatrices de choisir elles-mêmes d’inscrire leur fanfiction sous l’égide d’une ou plusieurs œuvres. Il est intéressant de remarquer que les textes dérivés de Paris Burning ne font pas tous les mêmes choix d’archivage. Certains se présentent encore comme prolongeant l’univers des Misérables, en utilisant le marqueur « Les Misérables – Victor Hugo » ou « Les Misérables – All media types », qui signale déjà une approche étendue de l’univers fictionnel, constitué de la somme de ses adaptations.

lata13D’autres se réclament de « Paris Burning – thecitysmith », traitant ainsi cette fanfiction comme une « œuvre » momentanée, et plaçant le pseudonyme de la fan l’ayant écrite en position auctoriale. Il faut remarquer que le pseudonyme lui-même joue avec cette idée, reproduisant une image somme toute assez traditionnelle de la création littéraire, celle de l’auteure-artisane, ayant « forgé » le concept des villes personnifiées. Cependant, à mesure que ces fictions dérivées génèrent elles-mêmes d’autres créations, il apparaît que l’autorité accordée à thecitysmith à travers ces choix d’archivage ne peut être que temporaire : l’auctorialité est ici un rôle endossé au sein d’un fandom en voie de constitution, qui échappe en partie aux dichotomies propres aux rapports entre œuvre originale et fanfictions. Si les hiérarchies sont symboliquement reconduites par l’association du pseudonyme à l’univers développé, elles restent dépendantes de choix communautaires plus que de véritables institutions. On pourrait arguer que le « nom d’auteur » ou ici le pseudonyme auctorial, est considéré comme nécessaire à la cohésion du monde fictionnel en construction, mais il permet surtout, de façon essentielle, de rassembler les différents ajouts et variantes en un même point de l’archive, étant donné sa fonction de marqueur qui en fait un outil de classement. La structure de l’archive permet de présenter de front Paris Burning et les fanfictions que le texte a inspirées, favorisant un mouvement de va-et-vient dans la lecture et une atténuation des frontières textuelles. On est bien ici dans un phénomène d’extension de monde tels que ceux étudiés par Anne Besson[25], dans un cadre de « double dérivation » qui accentue, il me semble, l’ouverture du monde fictionnel créé.

Ainsi, il faudrait peut-être, pour conclure, revenir sur la définition de la transfictionnalité qui a appuyé ma définition de la fanfiction. Saint-Gelais mentionne la manière dont « au moins deux textes » se rapportent à une même fiction. Dans le cas des fanfictions de Paris Burning, on peut se demander si l’idée de textes séparés et dénombrables est bien déterminante : présentés simultanément à la lecture, marqués par une forme de plasticité, voire de performativité des rapports hiérarchiques, ces fanfictions font plutôt office de fragments distribués au sein d’un même réseau archivique qui,à l’inverse du système littéraire officiel, remet en cause l’autonomie des textes. Ainsi la fanfiction donnerait-elle plutôt lieu à ce que l’on pourrait appeler un entre-texte, partagé et potentiellement disputé, se développant dans les interstices des œuvres mais aussi dans ceux des fanfictions elles-mêmes.

[1] Voir par exemple Catherine Rollot, « Quand les fans prennent le pouvoir sur leurs héros », supplément L’Époque du Monde, 19 mai 2017, disponible en ligne, https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2017/05/19/quand-les-fans-prennent-le-pouvoir-sur-leurs-heros_5130577_4497916.html (consulté le 30/11/2018).

[2] Francesca Coppa, « A Brief History of Media Fandom » dans Fan Fiction and Fan Communities in the Age of the Internet, sous la direction de Kristina Busse et Karen Hellekson, McFarland, Caroline du Nord, 2006, p. 41-59.

[3] Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Seuil, 2011, p. 7.

[4] Ibid., p. 391.

[5] Henry Jenkins, Textual Poachers, Routledge, New York, 1992.

[6] Camille Bacon-Smith, Enterprising Women, University of Pennsylvania Press, 1991.

[7] http://www.transformativeworks.org/archive_of_our_own/ (consulté le 30/11/2018).

[8] https://www.fanfiction.net/guidelines/ (consulté le 30/11/2018).

[9] Virginia Woolf, A Room of One’s Own, Hogarth Press, Londres, 1929. Disponible en ligne dans le cadre du projet Gutenberg, http://www.feedbooks.com/book/6655/a-room-of-one-s-own (consulté le 30/11/2018).

[10] Ibid., version numérisée, p. 4.

[11] Ibid., p. 63.

[12] Voir Jennifer L Barnes, « Fanfiction as imaginary play : What fan-written stories can tell us about the cognitive science of fiction », Poetics n°48, 2015, p. 69-82 pour une synthèse des différentes approches de cette question. Voir également les résultats de l’enquête à petite échelle menée par Abigail De Kosnik dans le cadre du projet « Fan Fiction and Internet Memory », dans Abigail De Kosnik, Rogue Archives, MIT Press, 2016, p 349-354. Sur un panel de 50 fans impliquées dans des archives de fanfiction, 47 sur 50 déclarent une identité de genre autre que masculine.

[13] Pour cette raison, je choisis d’alterner le masculin et le féminin pour parler des fans, en tentant de privilégier cette dernière forme. Les pronoms associés aux pseudonymes fans mentionnés dans cet article respectent la manière dont ces fans se genrent eux-mêmes dans leurs textes.

[14] On notera que les fanfictions qui ont à ce jour fait l’objet d’une publication officielle, et donc d’une commercialisation, comme Fifty Shades of Grey en 2012, ou After en 2014, ont subi des remaniements visant à effacer du texte toute trace de leurs hypertextes originaux.

[15] Michel de Certeau, L’invention du quotidien, I. Arts de faire, Gallimard, 1980, p. 252.

[16] Pour une analyse détaillée de cette transition du papier vers le numérique et l’impact qu’elle a eu sur les communautés fans, voir Abigail De Kosnik, « Print Fans Versus Net Fans : Women’s Cultural Memory at the Threshold of New Media » in Rogue Archive, p. 193-220.

[17] Jacques Derrida, Mal d’archive, une impression freudienne, Galilée, 1995, p. 15.

[18] Ibid., p. 15-16.

[19] Ibid., p. 9-10.

[20] Ibid., p. 14.

[21] Cette récurrence est référencée par plusieurs sites fans, notamment Les Miserables Fan Fiction Index, http://www.lmffi.com/info/fanon.html, et la section TV Tropes dédiée à l’œuvre, https://tvtropes.org/pmwiki/pmwiki.php/Trivia/LesMiserables (consultés le 30/11/2018).

[22] Les discussions à l’origine du texte peuvent être consultées sur https://makinghugospin.livejournal.com/9761.html?thread=1263649#t1263649 (consulté le 30/11/2018).

[23] https://archiveofourown.org/works/753581 (consulté le 30/11/2018)

[24] https://archiveofourown.org/works/1188675/chapters/2424951 (consulté le 30/11/2018).

[25] Anne Besson, « Univers partagés ? Autorité et nouveaux usages de la fiction », dans L’autorité en littérature, sous la direction d’Emmanuel Bouju, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 225-235. Voir aussi Anne Besson, Constellations. Des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain, CNRS Éditions, 2015.