Chaque fois bizarre, la fin du monde

“God, I’m pitiful.” – Karl Ove Knausgaard, My Struggle, 2.143

Si les gens sont bizarres, dans quelle mesure le sont-ils ? et de quelles façons ? « Les gens sont bizarres », on le sait, est le titre d’une des sections ou chapitres d’un livre célèbre de Jean-Luc Nancy, Être singulier pluriel, très importante réflexion sur la communauté, puisqu’il y est question d’une communauté qui précède l’individu : pour Nancy, la communauté, ce n’est pas un groupe d’individus qui décident de forger des relations entre eux, d’entrer en société ou collectivité ; au contraire, la communauté, s’il y en a une, désigne un « nous » qui précède le « il », le « elle », le « je ». Pour le dire avec Nancy : « La pluralité de l’étant est au fondement de l’être ».

Pourtant, être bizarre, vu d’une certaine perspective, c’est aussi en finir avec la communauté. Pourquoi ? Parce que celui qui est bizarre sort de la communauté, en faisant quelque chose d’étrange, dans le sens précis de ce mot, parce que les autres « membres » de la communauté le considèrent comme un étranger, dès le moment où il commence ses bizarreries. C’est assez évident, c’est facile à critiquer. Mais est-ce possible que cette fin-là soit aussi la seule possibilité pour la communauté – que la communauté ne commence, n’existe, qu’au moment précis où elle prend fin ?

Pour répondre à ces questions, je vais parler de Nancy, mais aussi d’un film, et d’un personnage de ce film. Le film, c’est Melancholia, de Lars von Trier, et la personne, c’est Justine, personnage principal (mais ce n’est pas certain) du film. Elle est certainement bizarre, mais comment, exactement ? Il y a une réponse très simple : on peut dire, avec le titre du film, qu’elle est mélancolique, ou bien dépressive, comme on dit aujourd’hui (mais seulement en sacrifiant la richesse du terme mélancolique). De sa dépression, on ne peut pas douter : elle passe la première moitié du film, la fête de son mariage, à combattre la tristesse qu’elle ressent ; au début de la deuxième moitié du film, elle est complètement paralysée par sa dépression, guère capable de bouger. Mais d’où vient sa tristesse ?

Rappelons que Melancholia est un film qui prend pour sujet la fin du monde : le titre ne réfère pas seulement l’état d’âme de Justine, c’est aussi le nom d’une planète « voyou » qui est sortie de son orbite, et qui, dans son errance à travers l’univers, menace de heurter la Terre. Il y a, selon les scientifiques, très peu de chances que cela arrive ; ce qui va se produire, selon eux, c’est un « fly by » : Melancholia, beaucoup plus grande que la Terre, va passer très près de cette dernière, avant de changer légèrement de direction, et continuer son voyage à travers l’espace. Pourtant, il y a une petite minorité, très active sur internet, qui parle d’une « danse macabre » (« dance of death ») entre les deux planètes ; selon eux, Melancholia va commencer par un « fly by », mais fera ensuite le tour le la Terre – comme si les deux planètes dansaient, effectivement – avant de l’anéantir.

Cela produit évidemment beaucoup de peur parmi les gens, mais ce n’est pas le cas pour Justine, qui n’est pas du tout gênée par cette nouvelle : plus le choc semble probable, plus elle devient « contente », moins elle se sent triste. Pourquoi ? C’est une simple affaire de correspondance : si les mélancoliques ont toujours rêvé à la fin du monde, c’est que, pour eux, le monde ne fait plus sens, n’a plus de cohérence ; ce qui manque, pour eux, c’est le « monde » en tant qu’ensemble (des choses, des êtres) : « chaos reigns », comme dit le renard dans le film suivant de von Trier, Antichrist. Il ne s’agit peut-être pas exactement de chaos dans la mélancolie, mais plutôt d’un anéantissement de sens, ce qui veut dire qu’avec l’approche de la planète – de l’anéantissement –, le monde de Justine commence à « faire sens », peut-être pour la première fois de sa vie.

Que dire de cette fin du monde, tant désirée par Justine ? D’abord, qu’elle recèle beaucoup d’éléments mythiques. Nous avons déjà mentionné la « danse macabre », motif médiéval qui se réfère à l’égalité de tous devant la mort : peu importe la qualité de nos vies, nous finissons toujours au même endroit, nous arrivons tous à la mort – nous avons tous, autrement dit, la même fin. Mais ce n’est pas seulement ça. Ce film, rappelons-nous, est un film qui parle des étoiles, et d’une étoile en particulier, Melancholia. Or, il y a déjà une planète Melancholia, nous le savons depuis longtemps, et elle s’appelle Saturne : « Saturne, étoile de la mélancolie », comme l’a dit une fois Panofsky. Nous savons depuis l’antiquité que celui qui naît sous le signe de Saturne a plus de chances que les autres d’être mélancolique. En même temps, il a plus de chances d’être touché par le génie : l’exemple le plus connu est peut-être celui de Marsile Ficin, qui a compris que sa mélancolie était à la fois risque et chance, qu’elle lui donnait en même temps du malheur et du génie. Le mélancolique, c’est aussi celui qui possède une énorme force créatrice.

Or, qu’est-ce que Justine crée ? Ce qu’elle crée, c’est la fin du monde, l’annihilation totale.

Il faut l’affirmer : si Melancholia se heurte à la Terre, c’est à cause de Justine, seulement à cause de Justine. D’un côté, on a tort d’affirmer ça : après tout, ce qui se passe entre les deux planètes, c’est un phénomène astronomique, qui n’a rien à voir avec une seule personne. Néanmoins, c’est pourtant bien le cas si l’on pense à la logique profonde du film. Il y a une séquence qu’on devrait regarder de près. Il fait nuit ; Claire, la sœur de Justine, est devant sa maison ; elle regarde le ciel avec inquiétude : à gauche, il y a la lune, et à droite, Melancholia. Tout d’un coup, Justine sort de la maison, et commence à marcher vers la planète. Claire la suit dans un bois, la perd pour un moment. En la retrouvant, elle a une grosse surprise : Justine est allongé par sur des roches, à côté d’un ruisseau, complètement nue ; elle baigne dans une lumière bleue, et cette lumière, bien sûr, est celle de Melancholia. Pour rester dans le registre mythologique, Justine est une sorte de talisman, qui attire Melancholia vers la Terre – après tout, la « danse » entre les deux planètes, par laquelle Melancholia fait le tour de la Terre, d’un point de vue scientifique ne devrait pas être possible. Entre Justine et la planète, existe une force d’attraction, et si Justine attire Melancholia, c’est pour une raison bien précise : « the world is evil », comme elle le dit à sa sœur, « nobody will miss it ». On dirait une mythologie de la rédemption.

Mais ce n’est pas une rédemption, parce que rien ne sera sauvé : c’est la fin totale, l’annihilation complète, c’est ça que revendique Justine. La fin, très simplement – la fin du monde.

On est tenté de dire qu’on ne peut rien dire de plus, que la fin du monde rend impossible la discussion, la communication, la communauté. Pourtant, le plus grand théoricien de la communauté – je parle, bien sûr, de Nancy –, a commencé un de ses livres les plus commentés par ce motif. « La fin du monde » est le titre du premier chapitre de Le sens du monde. Ça peut paraître étrange : comment parler du sens du monde si on commence par la fin ? En fait, c’est un lien qu’on peut établir entre Nancy et von Trier, parce que ce dernier commence lui aussi par la fin. Melancholia est composé de deux parties principales, mais il y a également en quelque sorte une troisième partie, composée par les seize plans de l’ouverture du film ; chacun d’eux présage quelque chose qui va se produire dans le film. Or, le dernier de ces plans, c’est la fin du monde : c’est le choc, autrement dit, entre Melancholia et la Terre. Dans ce plan, le mot de « choc » n’est peut-être pas exact, puisque la Terre reste presque immobile ; le seul mouvement, c’est de la part de Melancholia : on pourrait dire qu’elle chasse la Terre, qu’elle la cherche pour la détruire, comme si elle était sa proie.

Mais qu’est-ce que cette fin du monde, si ce n’est pas une ouverture ? Autrement dit, il y a une autre façon de la comprendre. D’un côté, c’est l’annihilation totale, là où tout s’achève, où tout prend fin. Mais Nancy et von Trier, chacun à leur manière, semblent dire autre chose en même temps. Ils semblent dire quelque chose de la communauté, qui serait ceci : celui qui s’intéresse à la communauté, celui qui veut faire de la communauté un espace commun digne de ce nom, doit s’ouvrir à la fin : doit s’ouvrir à la possibilité (mais ce n’est pas seulement la possibilité, c’est quelque chose qui arrive, qui arrive de loin mais qui est toujours en train d’arriver) que le monde prenne fin ; doit s’ouvrir à la fin qui nous menace à chaque moment, à chaque instant, la fin qui est juste là, devant ou derrière nous. C’est peut-être une autre façon de penser « l’être-à » dont parle Nancy dans Le sens du monde : ce (ou celui) qu’on pourrait appeler l’ouvert-à ne peut pas choisir, n’a pas le droit de choisir ce à quoi il va s’ouvrir ; être ouvert voudrait dire : être ouvert à tout, y compris à la fin, à une fin absolue et sans rédemption.

Mais plus qu’une ouverture, ce dont il s’agit, dans la fin du monde, c’est d’une « déclosion ». J’emprunte ce néologisme à Nancy, qui explique que la déclosion, ce n’est pas une ouverture comme on est habitué à la penser, vers un dehors ou un ailleurs ; la déclosion, c’est le mouvement par lequel un être s’ouvre à lui-même, par lequel il devient sa propre ouverture – par lequel il s’ouvre à sa « propre » impropriété. Or, c’est exactement ce qui se passe dans le film, dans l’ouverture du film.

On le comprend très bien en regardant Melancholia s’approcher de la Terre. Melancholia est une planète énorme, mais très bleue, d’un bleu encore plus clair que celui de la Terre (à les voir ensemble, on dirait que Melancholia, c’est la version plus « pure » de la Terre) ; il y a aussi du blanc, on dirait même des nuages. On comprend ainsi toute de suite très clairement que Melancholia (à différence de Saturne, par exemple) n’est pas vraiment une autreplanète : on pourrait dire que c’est le double de la Terre, mais c’est plutôt le reflet inexact de notre planète, distorsion monstrueuse de notre espace commun – de nous. C’est nous – une version de nous – qui venons nous détruire, la version mélancolique de nous-mêmes, de notre monde ; c’est une danse macabre par laquelle nous nous ouvrons à notre part mélancolique. Mais si c’est le cas, il faut dire aussi que c’est par cette ouverture que nous nous ouvrons à notre propre génie – ce qui ne veut pas dire, bien sûr, à notre intelligence, à une compétence déjà acquise, mais plutôt à notre force créatrice, une force qui ne va pas au-delà de la compétence, mais plutôt en deçà : un pas en arrière (comme si on dansait) qui consiste à voir la génie qui existe déjà en nous, qui est déjà en acte. En train de se créer, à la condition qu’on ne conçoive pas la création comme quelque chose qui s’ajoute au monde, mais plutôt quelque chose qui s’y soustrait – qui s’y ouvre. Pas une ouverture vers autre chose, mais plutôt la déclosion d’une une béance qui existe déjà en nous – pas comme une manque, mais comme cette partie essentielle de nous qui consiste à se dérober . . . de nous.

Cette ouverture n’a rien de compliqué (c’est même trop simple . . .). C’est quelque chose qui arrive, à chaque moment où l’on fait quelque chose d’imprévu, quelque chose qui ne suit pas la logique d’un état ou d’un présent. Et donc, c’est une fin du monde, de tout ce qu’on peut attendre du monde ; c’est une annihilation, un désastre. Impossibilité de la communauté, et en même temps, sa condition. Sa part bizarre.

Cory Stockwell

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